Russie et Chine, deux façons de contester l’ordre mondial

avril 12, 2015 

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Un emprunt au Monde, une fois n’est pas coutume : la chronique ci-dessous de Mme Sylvie Kauffmann accentue un peu le trait, mais sa vertu pédagogique me paraît remarquable : une représentation de la géopolitique actuelle qui tient la route et ouvre des pistes pour l’avenir. Merci à elle.

Russie et Chine, deux façons de contester l’ordre mondial
LE MONDE | 11.04.2015 Par Sylvie Kauffmann

Il était une fois, dans le petit univers de la géopolitique, deux de ces puissances que l’on qualifie élégamment d’émergentes, pour décrire un stade intermédiaire entre le jardin d’enfants et la cour des grands. L’accession à la cour des grands, dans cet univers, se fait par une sorte de cooptation, d’après des règles établies par le petit groupe qui fait la loi dans la cour des grands et, par la même occasion, dans la cour des petits.
La cour des grands, en l’occurrence, c’est le club occidental. A la tête de ce club règne une puissance qui, selon l’expression consacrée, est un peu plus égale que les autres : les Etats-Unis. Autour d’elle se sont rassemblés des pays qui trouvent leur intérêt à se placer sous son aile protectrice. Certains ont fini par s’organiser en sous-groupe et font parfois contrepoids ; c’est le cas de l’Union européenne. L’ambiance, dans cette cour des grands, est plutôt bonne ; il arrive qu’on se tiraille, mais cela ne dure jamais très longtemps. On y est aussi assez accueillants – à condition d’avoir le niveau et d’accepter les règles.
Et voilà que deux candidats décident de contester ces règles. Panique dans la cour des grands. C’est, à peine simplifié, ce qui se passe sous nos yeux. Chacune à sa manière, la Russie et la Chine sont en train de défier l’ordre mondial pour passer du statut de puissance émergente, ou, dans leur cas, réémergente, à celui de puissance établie. Elles le font avec des méthodes différentes, mais elles contestent toutes les deux « l’unipolarité ». Désarçonné, le club occidental a beaucoup de mal à gérer ce double défi, qu’un haut fonctionnaire allemand appelle « le défi du perdant » en parlant de la Russie et « le défi du gagnant » à propos de la Chine.
« Monde russe » Le défi russe est essentiellement l’aboutissement de quinze ans de règne de Vladimir Poutine sur un pays qui a perdu la guerre froide et de la maturation d’une idée politique, celle du « monde russe » (rousskiï mir). En se faisant élire président une troisième fois en 2012, Vladimir Poutine met en œuvre une stratégie de rétablissement de la puissance russe dans une sphère qui ne correspond pas à celle que lui a assignée l’ordre issu de la fin de la guerre froide, avec la libération des pays d’Europe centrale en 1989, la réunification de l’Allemagne, puis l’effondrement de l’Union soviétique, en décembre 1991.

Deux décennies plus tard, alors que les Occidentaux considèrent ce nouvel ordre comme accepté par tout le monde, M. Poutine crie : « Pouce, je ne joue plus » et s’oppose à ce qu’un pays de plus, l’Ukraine, rejoigne le camp occidental. Pour lui, l’Ukraine fait partie du « monde russe ». Et, pour montrer qu’il ne plaisante pas, la Russie en annexe une partie et en envahit une autre.
C’est ainsi, résume Dmitri Trenin, expert de la Russie au centre moscovite de l’institut de recherche Carnegie, que, en 2014, « la Russie a rompu avec le système de l’après-guerre froide ». Sous l’impulsion de Vladimir Poutine, la Russie remet en cause le fondement européen de l’ordre mondial ; elle le fait par la force, en modifiant les frontières et en imposant une union eurasienne à des pays voisins qui, comme la Biélorussie et le Kazakhstan, en acceptent volontiers les bénéfices économiques mais freinent des quatre fers sur la dimension politique.
« Rêve chinois »

La Chine, elle, s’y prend tout autrement. Elle est aussi dans une stratégie d’affirmation de sa puissance, mais là où Moscou pense géopolitique, Pékin pense géoéconomie. Au départ, cette stratégie ne paraît pas remettre en cause l’ordre international – au contraire, elle donne tous les signes de vouloir l’intégrer. Simplement, si elle l’intègre, elle revendique les égards dus à son rang économique, qui ne cesse de s’élever : c’est d’une logique imparable. Plus on est riche, plus on est puissant, plus on veut être reconnu comme tel.
Le président Xi Jinping ne revendique pas, lui, un « monde chinois » mais un « rêve chinois », version soft de l’empire du Milieu qui exercerait une sorte d’attraction naturelle sur l’univers confucéen et, plus largement, l’Asie.

Le problème, c’est que, contrairement à la Russie dont le poids économique n’est pas comparable à celui des Etats-Unis ou de l’Europe, la Chine, elle, remet en cause le leadership économique américain. Et que le slogan du « rêve chinois » s’accompagne d’une gestion opaque, de la construction d’une puissance militaire et de poussées de fièvre en mer de Chine qui affolent les autres pays d’Asie. Alors, dans la cour des grands, on se méfie de ce nouveau venu aux poches pleines, certes souriant, mais qui cache son jeu.
Le club occidental reste uni face au défi russe. Face au défi chinois, en revanche, c’est la débandade
Que fait donc la Chine ? Lasse de se voir refuser les clés du club, elle décide d’en contester le fonctionnement, voire d’en ouvrir un autre. Elle remet en cause, elle, non pas l’ordre de l’après-guerre froide, mais l’ordre économique issu de la seconde guerre mondiale, le système établi par les accords de Bretton Woods, en 1944, et largement dominé par les Occidentaux. Puisqu’on ne veut pas lui donner la place équivalente à son poids dans les institutions financières internationales comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou la Banque asiatique de développement, elle crée les siennes, qu’elle ouvre aux autres pays. C’est ce qu’elle vient de faire avec la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), qu’elle veut compléter par la banque des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

Le club occidental réagit différemment à ce double défi, posé par deux régimes qui ont en commun d’être autocratiques. Face au défi russe, il reste uni : malgré les divergences affichées, au moment crucial, chacun rentre dans le rang. Face au défi chinois, en revanche, c’est la débandade. Les uns après les autres, contre l’avis de Washington et en dépit des réserves sur la gouvernance de la future banque, les alliés des Etats-Unis ont accouru pour rejoindre l’AIIB chinoise. Les Européens en ordre dispersé, puis l’Australie, puis, pour couronner le tout, le Japon et Taïwan, tous attirés par le potentiel économique du développement asiatique. Seuls dans leur coin, les Etats-Unis ruminent ce cuisant revers. Un coup de maître pour la Chine et une découverte cruelle pour les Occidentaux : ils n’ont pas plus de stratégie face au « rêve chinois » que pour le « monde russe ».

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