Enquête n° 12
Il fut un temps – celui des années 1990 – où la « révolution numérique » portait les voix de nos sociétés libres. Elle a permis de forger des modes de communication plus efficients, de structurer de nouveaux savoirs, de populariser des canaux d’information alternatifs, d’échanger des biens culturels, des idées, d’animer des forums, de démultiplier nos connaissances. Elle s’est aussi avérée un puissant outil pour contrer la corruption et la mauvaise gouvernance, dénoncer les violations des droits humains.
Pourtant, que de chemin parcouru en sens inverse, en si peu de temps ! Un gouffre sépare la « démocratie des smartphones », lancée par les printemps arabes, des sinistres révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage tous-azimuts pratiqué par la NSA américaine à l’encontre de milliards de quidams ordinaires !
Les « algorithmes libérateurs », qui galopent dans des logiciels, ont soudain chaussé les bottes du « tout-sécuritaire ». Cette version surboostée en d’algorithme « aliénateur » nous écrase. C’est le contre-terrorisme. On ne va pas nier que le monde de l’après 11 septembre est plus qu’incertain : il est dangereux et indigeste à appréhender. Pour autant, ces drôles de sondes virtuelles et autres capteurs-forbans, qui dévorent du « big data », en tête des câbles télécom, dans nos smartphones, ou sur les serveurs internet, ont-ils été placés là, en priorité, pour consolider la démocratie ?
Poser la question c’est bien sûr laisser transparaître un certain doute… La « deep packet inspection » (DPI), ogre numérique qui digère le web en temps réel et en profondeur, toutes ces boîtes noires insérées chez les fournisseurs d’accès, les reconstitutions dantesques qu’elles moulinent de nos parcours individuels et sociaux à partir de milliards de modestes métadonnées, tout cela crée un climat orwellien : Big Brother aurait-il accompli une OPA sur le web, d’où il surveille et incrimine à sa guise tout-un-chacun ?
– Les dictatures et les régimes autoritaires raffolent de la police d’internet et de ses outils sophistiqués. Les techniques d’espionnage de masse, au fonctionnement automatisé, captent et classent les pensées de leurs sujets-suspects (deux qualités qui se confondent), leur permettant d’en anticiper tous les agissements. De plus, elles peuvent géolocaliser les futurs coupables comme leurs futurs complices. Ainsi, s’il persiste à écrire et à publier ce qu’il pense, le blogueur chinois lambda sera promis, peu ou prou, à une forme de disparition forcée. La Russie, l’Iran, la Turquie et d’autres pays suivent sans faiblir les chemins de la cyber-oppression. La Libye de Khadafi s’était équipée de ces cyber-joujoux auprès de la société française Amarys. Ils lui ont permis, en 2011, d’assassiner bon nombre d’acteurs de son printemps arabe. Bachar Al-Assad en a, lui aussi, profité. Mais il préfère désormais les barils de TNT et les gaz de combat…, plus efficaces pour s’exprimer sur la scène politique syrienne.
– Et pourtant, les pays de tradition démocratique ne sont pas en reste. Avant de mettre sur écoute l’Humanité toute entière, les grandes oreilles américaines s’étaient déjà largement branchées sur les décideurs « non-anglo-saxons », à l’époque du réseau Echelon, c’est-à dire depuis l’après-guerre. Les performances extraordinaires de l’outil au service des « Five ears » ont vite incité ses utilisateurs à déborder du champ du renseignement qui leur était initialement assigné. Echelon a dévié vers l’espionnage industriel et a poursuivi des objectifs tout autres que la sécurité.
Le réseau de la National Security Agency américaine (NSA) a été bien plus loin en espionnant des chefs d’état ou de gouvernement alliés de Washington, de même que des citoyens américains résidant à l’étranger ou au contact d’étrangers.
Dans tous ces cas, ont fleuri des assurances mensongères dans la bouche des chefs-espions. Ils ont été prompts à nier leurs responsabilités et à escamoter leurs excès. Leur volonté n’en était pas moins patente de faire échapper leurs institutions à tout contrôle des élus. C’est une règle du genre dans la sphère du renseignement comme, parfois, dans la pratique du « tout-technologique ».
– Depuis le 11 septembre et l’avènement du Patriot Act, le monde industrialisé conçoit sa survie par le contre-terrorisme. C’est dire si le renseignement est roi et combien son emprise sur la vie publique est puissante. Reste le décalage entre expériences, d’une société à l’autre. Comment expliquer autrement cette coïncidence qui a vu la France adopter une copie quasi-conforme du Patriot Act (la Loi sur le renseignement de la fin juin 2015), au moment-même où les Etats-Unis s’échinaient à remettre un peu d’ordre dans leur paranoïa sécuritaire, si dommageable à leur image internationale ?
– Le contre-terrorisme « à la française » a pourtant choisi ce moment pour prendre son essor, allant bien au delà de l’arsenal qu’il avait utilisé lors des vagues d’attentats des années 1980 et de 1995-96. De nouveaux et puissants moyens de surveillance et d’aliénation de masse sont actuellement mis en batterie : intrusion dans le secret des correspondances personnelles, décryptage des messages chiffrés, police de l’internet, constitution de profiles par les métadonnées et de fichiers individuels, couvrant sans doute à terme la population dans son ensemble. C’est formellement, en vertu de l’antiterrorisme, que nous sommes priés d’abdiquer une part de nos libertés, qui sera croissante. Mais c’est aussi pour se conformer aux « intérêts supérieurs » du Pays – internes comme externes – et pour protéger nos entreprises…. en s’intéressant aussi à celles de nos concurrents.
Jusqu’où s’étendra demain, ce vaste champs d’application ? Les législateurs ont eu l’intelligence d’éviter que les « services » demandeurs de cette législation (notoirement la DGSI et la DGSE) ne soient autorisés, en cas d’urgence, à improviser des initiatives, sans l’aval de leurs administrations de tutelle (Matignon). Mais, on l’a vu, le débordement de la tutelle procède fondamentalement de leur culture de travail « autonome ». En particulier, lorsque des tensions apparaissent avec le pouvoir Politique.
La nouvelle loi française était d’autant plus attendue dans l’urgence que ses dispositions pratiques avaient déjà été « anticipées » sur le terrain, et ce depuis plusieurs décennies. Verra-t-on nos services, après avoir dicté la loi qui leur convenait sur le moment, rester respectueusement figés devant celle-ci, quand bien même elle ne leur conviendrait plus ? Et au nom de quoi ne seraient-ils pas tentés d’interpréter très largement « les intérêts supérieurs du Pays« . Comment résister à la tentation d’utiliser les énormes banques de données mises à leur disposition, ce, pour satisfaire des préoccupations de tout autre ordre, politique ou économique ? Enfin, est-il raisonnable de donner un chèque en blanc à nos « moustaches », qui ne manquent certes pas de talent, ni de pain sur la planche, en les incitant à résonner/raisonner en diapason (obscur) de l’intérêt général ?
– Tout d’abord, sommes-nous vraiment en guerre contre le terrorisme ?
Oui et non. La France est bien une cible pour divers états-majors poursuivant des stratégies usant du ressort terroriste, c’est à dire d’une arme de guerre asymétrique ciblant de façon aveugle les populations. Les attentats odieux de novembre en donnent une triste confirmation. Mais, cible occidentale préférée des jihadistes, notre pays est loin d’en constituer la préoccupation unique ou centrale. Le moteur premier reste le conflit Sunnites- Chïites, qui nous échappe. Nous avons nos propres rebelles violents, en nombre très restreint, au sein-même de notre population. Ils sont bien moins nombreux que les criminels de sang de droit commun mais leur « captation mentale » par les tueurs de Daesh et d’Al Qaïda démultiplie la menace, de façon exponentielle.
Sur les théâtres extérieurs, nos militaires mais aussi nos civils en déplacement se mettent en danger. Des attentats, projets ou tentatives d’attentat, pour le coup clairement « terroristes », frappent notre territoire et hélas d’autres viendront. Leur objectif – très politique – est de diviser nos rangs et d’attiser la guerre civile au sein de la République. Notre appartenance occidentale et les responsabilités ou les alliances qu’elle nous impose d’assumer dans l’Histoire d’autres peuples nous place parfois en position d’accusés. Depuis septembre 2014, nous bombardons les jihadistes sunnites d’Irak et nous sommes passés à ceux qui dévorent la Syrie, une année plus tard.
Les termes « terroriste » ou « terroriste international » sont d’usage courant et ancien. Les résistants des années 1940 en étaient, aux yeux des Nazis; les anarchistes du 19 ème Siècle, aux yeux des bourgeois contemporains. Ces mots ne connaissent aucune définition reconnue et unanime dans le champs du droit, en particulier du droit international. Toutes les tentatives de définition onusiennes ont échoué. Il y en existe d’autres, en interne, mais elles sont littéraires ou politiques, généralement équivalentes à l’incarnation du Diable. Il faudrait en fait se limiter à décrire le « terroriste » comme celui qui pratique le « terrorisme », concept aux définitions mouvantes. Dans cette optique, on agirait en terroriste à une occasion donnée ou pour une séquence tactique, comme d’autres sont joggers, cavaliers ou bricoleurs, à leur heure. Il ne s’agit ni d’idéologie ni d’un projet de société, encore moins d’une essence identitaire : on s’initie à la méthode, elle ne vous habite pas comme une vocation. En termes approximatifs, on désigne là un mode guerrier – certes détestable – qui s’accorde aux causes et aux circonstances les plus diverses.
Hormis quelques fous furieux, aucun groupe agissant à l’international ne se réclame d’ailleurs d’une telle référence ! Alors, la « guerre contre le terrorisme« , reste un concept parlant mais vague. En creux, il exprime un louable souci de protection et de vigilance de la part de l’Etat et de la société, mais pas un plan affûté contre les menées à long terme d’ennemis bien identifiés, encore moins un projet de société à long terme.
Le philosophe Jacques Derrida disait du terrorisme, en 2004 : « plus un concept est confus, plus il est docile à son appropriation opportuniste ». Il y a effectivement beaucoup d’à-peu-près et d’opportunisme dans l’appropriation par les politiques de la »guerre contre le terrorisme ». On concentre exagérément l’attention sur une forme extrême de la violence organisée, escamotant au passage d’autres formes également effrayantes et condamnables : tyrannie, assassinats politiques et disparitions forcées, torture systématique, viol comme arme de guerre, crimes de guerre voire génocides … Celles-là sont pratiquées par des pouvoirs plus « institutionnels », mieux intégrés au concert mondial et précisément condamnées par le droit. A voir les choses par un tel prisme, Bachar Al-Assad, Omar Al-Bechir ou Kim Jong-Un seraient des personnages bien plus fréquentables et rassurants que les assassins de Daech. A vérifier. Le décalage des perceptions découle des qualificatifs qu’on choisi d’utiliser.
– Pour ceux qui font face au « terrorisme », le contre-terrorisme paraît le remède qui s’impose (toujours, les mots…). Il s’agit alors de mettre en oeuvre des contraintes collectives et des actions de contrôle exhaustives, de façon unilatérale et déterminées. Il implique d’affecter sciemment la vie du plus grand nombre et de modifier les codes de la démocratie. Il procure aux responsables publics une source d’autorité supplémentaire, un principe légitimant, la justification d’un surcroît de centralisme au nom de la sauvegarde de l’ordre. C’est parfois aussi un exutoire habile aux déconvenues que réserve l’exercice du Pouvoir au quotidien. Par temps d’exception, le contre-terrorisme s’inscrit pourtant dans l’ordre métaphysique des choses. Il n’a pas vraiment cure de nos libertés, de notre droit citoyen à comprendre et à contrôler l’action des dirigeants politiques ni des subtilités de nos procédures de justice. Il contrôle, il protège, il catégorise sans nuance les suspects, il fait plier, il réprime… il tend à définir lui-même les limites de son emprise, de son propre pouvoir.
– Chaque époque politique est confrontée aux épreuves de l’époque et génère ses propres dérives. Souhaitons que l’application qui sera faite de la Loi sur le renseignement ne voit pas la France renouer avec les graves écarts politiques qui marquèrent une autre époque d’exception, celle de la Guerre d’Algérie.
A compter de 1957, le renseignement avait aussi été érigé en religion par la République et par nos militaires (et sans doute par la force des choses). Au nom de l’efficacité – la fin justifiant les moyens – mais aussi par souci de la discrétion nécessaire sur les moyens employés pour des « opérations spéciales », des Détachements Opérationnels de Protection (DOP), intégrant les éléments de divers corps professionnels, ont été établis, en situation d’autonomie totale par rapport à leur hiérarchie (théorique) et aux unités militaires constituées. Leur mission était de traquer les « terroristes », puisque c’était déj, le terme consacré pour désigner l’adversaire, à savoir les nationalistes algériens. Pour atteindre leur but – tirer de chaque musulman une bribe de renseignement utile pour détruire le FLN – ces structures ad hoc posaient en postulat que quasiment l’ensemble de la population « indigène » était suspecte et se devait en conséquence de subir des « interrogatoires serrés ». Ce vocable désignait bien sûr la torture, un « art », systématisé à cette époque. Ces serviteurs zélés du renseignement ont ce faisant assassiné des milliers de personnes capturées, enlevées ou détenues sans jugement, les soustrayant clandestinement aux centres et aux circuits pénitenciers comme aux camps d’internement « classiques ». Les « terroristes », une fois soumis à la question au fond de cachots secrets et brisés dans leur chair et dans leur esprit, finissaient envoyés à la « corvée de bois » (exécution extrajudiciaire collective). On ne pouvait, en effet, du point de vue des DOP, révéler publiquement leur existence en tant qu' »escadrons de la mort ». Le secret et l’impunité leur permettaient d’abattre le »sale boulot » au sein de structures parallèles. On allégeait ainsi d’un fardeau les unités régulières, un peu plus attachées à une apparence de légalité. Quant à la Justice française de l’époque, elle était à, Alger, dépossédée de ses attributions par les parachutistes et pour le reste, très peu regardante.
– Le chapitre sombre des DOP et le fonctionnement en mode Etat « voyou » de la fonction stratégique du renseignement – bien que relativement efficace en termes opérationnels – n’ont pas pas peu joué dans la chute sans gloire de la IVè République. Conférant un visage injuste et violent à la « pacification » française, ils ont contribué à fortifier l’esprit de résistance du côté algérien et conféré un fort prestige politique aux résistants nationalistes. L’opinion algérienne a basculé du côté de ses combattants, ce qui n’était pas acquis au départ des opérations. La guerre française a ainsi été perdue sur le terrain politique, d’autant plus que la classe politique s’était avérée assez veule et fort peu vigilante à assurer la légalité démocratique. Les fonctionnaires et colons formés aux méthodes tortionnaires ont par la suite fourni son cœur de métier à l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), laquelle a fini par menacer l’autorité politique de notre République. Au « terrorisme » reproché aux résistants a répondu un « terrorisme » issu du renseignement, avec de fortes connotations racistes et antidémocratiques. Heureusement, ce dernier ne disposait pas alors du formidable arsenal technologique issu du numérique et des algorithmes modernes. De l’avènement d’une nouvelle nation dans la « guerre du renseignement » à la ruine morale d’un vieil état démocratique, dans le « tout renseignement », la boucle a été bouclée.
En tirera-t on des leçons ? En 1958 le ressaisissement a eu lieu. Heureusement. Il est venu des citoyens français, du général de Gaulle, de la perspective européenne ouverte à la France. Comme alors, l’esprit citoyen reste notre bouée de salut, la conscience du monde, notre garde-fou.
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