
On va célèbrer les 500 ans de l’affichage des thèses de Martin Luther sur les portes de la chapelle du château de Wittemberg. Tout un chacun écrit ses post-it et les placarde, ici ou là. Mais, dans le cas du moine théologien, cela a provoqué un schisme qui a ébranlé le monde chrétien pendant plusieurs siècles. Au bout du compte, des millions de morts. Mazette ! Tout ça, seulement pour avoir convié d’autres distingués universitaires – théologiens comme lui – à discuter, selon la coutume des joutes académiques, quelques vérités d’évidence. Au cœur du débat, une méchante vilenie. Elle consistait, on le sait, à escroquer les croyants d’alors, terrorisés qu’ils étaient par l’enfer après la mort, et donc prêts à céder leur or aux prélats, pour s’en prémunir. Le business des « indulgences » était, en premier lieu, un gros mensonge. Là où se dressaient les clochers, le taux de prélèvement obligatoire s’en trouvait plus élevé encore qu’aujourd’hui. Comment, après cela, ne pas vouloir se protéger ?
En constatant, par exemple, comme le faisait Martin, que chacun est prêtre pour son compte, à égalité avec les autres et que personne sur terre n’exerce de dictature sur les âmes (âmes, d’ailleurs, toutes promises au salut). Ce brûlot de 95 feuillets de bons sens a foncièrement déplu à quelques notables en position de pouvoir et d’argent. Orfèvres en confiscation de la pensée, ils rejetèrent la saine émulation dialectique recherchée par le Réformateur allemand, tant il est vrai que le Très Haut a doté – à dessein – Mr Sapiens d’un esprit critique et d’une individualité forte pour qu’il les fasse prospérer. Le Père du protestantisme n’a donc pas été réfuté. Il a été confronté à la censure et à la haine ! Après cinq siècles, une pensée amicale pour lui, n’est que justice ! Là où il est, comment ne pas rire (jaune) de se voir sanctifié par les descendants disciplinés de ceux qui l’ont excommunié et voulaient le brûler. Il est vrai qu’une fois mort, un penseur lègue aux vivants son souffle bienveillant, qui cajole la corde de leurs émotions, en toute bienséance. Vivant, il était une cible à abattre, aux yeux des puissants sinon des humbles. Le Christ, aussi, a connu ça. Je conseille à ceux qui pensent trop librement et voudraient que ce soit utile, d’abréger leur vie, afin de s’assurer une meilleure plénitude posthume. « Saint Martin (Luther), sei unser Ikone ! », maintenant que tu baignes dans la « correctitude » et l’ « évangéliquement-korrect ». We shall overcome someday êêêê !
Silence imposé et détestation restent le lot commun, aujourd’hui, de ceux qui puisent à leur raison pour mettre en cause quelque acquis, rites, traditions, petits accommodements ou rapports de force… Les abominables « militants », le mot vous glace, brrrr ! Face à ces pieux gêneurs, on restera sur la défensive, quand la peur de l’enfer a été remplacée par les états « psy », la com. (non-violente), le marketing (pour faire rêver) et le « nimportequeltruc-ment correct » (ou pensée unique), conçus pour notre cordial embrouillage. Sur le plan sémantique, ceci peut signifier: « suis-je à la traîne ou bien réellement contemporain de mon époque ? ». Une problématique sortie d’une magistrale prédication. A cela, les contemporains les plus conventionnels (prudents ?) répondront forcément « Que nenni »! « tu crois être un esprit vigilant, mais tu n’es qu’un esprit dérangé, qui mine nos bonnes habitudes ». Le moine Martin se l’est fait dire.
Toute époque est, en effet, le précipité indigeste de celles qui l’ont précédées. C’est à dire un état d’inertie dominant, troublé par une écume des jours angoissante, joint à une répugnance au décryptage du futur. L’exploration de notre pénible réel nécessite, elle, des introspections exigeantes, dérangeantes et même suspectes, qui échapperont, dans l’instant, à tout consensus. C’est donc fichu ! Si, spécialement avec l’âge, les êtres se font plus sages, leur sagesse se décale en même temps progressivement dans le passé, sans plus parvenir à se projeter. Devant les « faits durs », elle se retrouve inopérante. Les années 1960 – les meilleures qu’ait vécu les seniors actuels – sont encore dans nos têtes ! Des expressions comme « monde », « guerre », « fraternité », « œcuménisme », « droits de l’Homme », « engagement », « politique », « crise », « les formes » (qu’il faut mettre), voire les patibulaires « apparences » (qu’il faudrait « préserver »), tous ces mottos sont « formolisés » dans leur acception ancienne. Plus encore, notre communication dilue son essence vive dans une aspiration sous-jacente au confort. C’est ce pervers confort qui nous robotisera à la fin, nous autres, les « égoïstes torturés » du Nord. « Je vous aime », dit avec une forte voix et un regard direct, provoquera une immédiate réprobation. « Je vous méprise », susurré d’une voix douce, avec de bons yeux de saint, passera parfaitement en fluidité, le lobe cervical concerné ne retenant que l’apparence et non le fond du message. Tout est là ! J’appelle ça la « culture de clocher », ni particulièrement religieuse, ni totalement laïque, celle qui s’ancre à 90 % dans la posture et dans l’entre-soi. Je reconnais volontiers que mon constat, s’il est pertinent, est aussi un peu injuste.
– Il y a, par exemple, une vraie difficulté à faire passer le message suivant : « les difficultés et même les horreurs qui s’amoncellent sur notre petite planète, telle que la main de nos aïeux (pas la nôtre) en a façonné les frontières, les systèmes politiques, les nations et les modèles (économiques, sociaux, environnementaux), nous obligent à regarder en direct le monde, tel qu’il se déshumanise actuellement à grande vitesse, tel qu’il s’atomise en entités disjointes ». Acceptons le, ni la France, ni l’Europe ne constituent un « sanctuaire », un bunker nous protégeant des contagions du monde, des répliques de ses crises, des effets mécaniques des pillages et des conflits, des séismes de violence qui martyrisent les populations du Sud et parfois du Nord. Celles-ci sont pourtant d’autres « nous-mêmes », embarqués à bord de la même arche ivre… sans Noé.
– 465.000 morts et disparus en Syrie, sans que nous ayons vraiment parlé en sept ans, 358 hôpitaux bombardés, 15.000 médecins tués ou mis en fuite, les deux-tiers des chrétiens d’Orient et des Rohingyas de Birmanie forcés à l’exil ; 10.000 morts en Ukraine ; 600 victimes d’attentat, aujourd’hui en Somalie, la torture partout, les Nations-Unies moquées et bafouées, des mercenaires étrangers sortant de tous les coins, convergeant vers les conflits pour les internationaliser et pour y introduire des armes de destruction massive, etc. Nos préoccupations de clocher (ou de beffroi) restent-elles légitimes quand s’enracine ainsi notre silence ?
Plus généralement : le tracas de notre siècle n’est pas tant la destruction de la planète, comme le pensent les gentils écolos … C’est surtout la fin des hommes dans les flammes de leur propre barbarie… ou dans la glace de leur indifférence. La renaissance de l’humanisme laïque comme religieux commencera par le refus des guerres et par le partage équitable des ressources, dans une mobilité acceptée pour tous entre le Nord et le Sud. Voilà une chose crûment « politique » et qui n’est donc pas dans l’air du temps, notre « vieux temps intérieur » ! Mais cela me semble assez évangélique. Pour le reste, on saura bien trouver les moyens de sauver aussi le climat et d’effectuer les transitions nécessaires, ce qui n’est pas secondaire. D’ailleurs, on pourra, enfin, agir à l’échelon universel, le seul qui soit opérationnel. Cela va paraître malséant de placer l’Homme avant la nature, les charniers avant le clocher (beffrois), c’est contre « l’air du temps », mais il y a là une clé.
Ce ne sont pas les aimables « Luther de foire » (je conseille celui, très mignon, en plastique de chez Playmobil, présenté en image) ni les icônes du même, sanctifié, qui nous propulseront dans le monde réel de nos frères et de nos sœurs et nous amènerons à retrousser nos manches, mais, assurément, quelques vraies émules modernes de Luther, capables de tenir un cap clairvoyant, par delà les critiques.