Le politologue Gilles Kepel rappelle comment le terreau social radical, toujours présent dans l’histoire de la France, a revêtu les formes et les méthodes du salafisme (sunnite) éradicateur. C’est la meilleure panoplie idéologique disponible sur le marché global pour horripiler les « vrais français (qui ne font pas de politique) » :
« Dans la décennie 2005-2015, un djihad français naît dans l’Hexagone, sans que personne ne s’en rende compte jusqu’à l’affaire Merah [sept personnes assassinées en mars 2012, à Toulouse et Montauban], dont beaucoup ont cru que c’était un acte isolé. Ce qui se passe en 2005, c’est la concomitance de deux phénomènes : d’un côté, l’apparition de la troisième génération du djihadisme mondial, avec la publication,sur Internet, du livre d’Abou Moussab Al-Souri, Appel à la résistance islamique globale, de l’autre les émeutes des banlieues en France, qui vont accoucher de la troisième génération de l’islam de France. A priori les deux phénomènes ne sont pas liés, mais attendez…
La première génération du djihad va de l’Afghanistan en 1979, où les moudjahidines chassent l’Armée rouge, à l’Algérie en 1997, où les djihadistes échouent parce qu’ils se sont attaqués à plus fort qu’eux et que le recours à l’hyperviolence du Groupe islamique armé (GIA) dresse la population contre lui. La deuxième génération, celle de Ben Laden, considère qu’il faut passer de l’ennemi proche à l’ennemi lointain, l’Occident : c’est le 11 septembre 2001, opération meurtrière et médiatique, mais qui ne va pas réussir à mobiliser significativement. En 2005, en réaction à l’échec de Ben Laden, Abou Moussab Al-Souri lance la troisième phase du djihadisme…
C’est-à-dire ?
Cet ingénieur syrien né en 1958, formé en France et marié à une Espagnole, veut créer un djihadisme de réseau. Il s’agit d’intervenir en Europe en recrutant des jeunes issus de l’immigration musulmane ou des convertis pour s’attaquer à des cibles « molles » – les « apostats », c’est-à-dire les mauvais musulmans, les intellectuels islamophobes et les juifs –, et ce afin de briser les sociétés occidentales. Il ajoute qu’il faut envoyer les recrues se former dans des territoires musulmans, d’où elles reviendront attaquer l’Occident. A l’époque, cela semble totalement incongru et la CIA est convaincue que ça ne va pas fonctionner. Mais, en février 2005, YouTube voit le jour, puis les réseaux sociaux, qui offrent une possibilité extraordinaire de diffusion de cette pensée ». On connaît la suite.
– La troisième génération jihadiste arrive dans la foulée des émeutes de 2005 qui marquent l’échec des Frères musulmans de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Les enfants des « darons », à un bout du spectre, vont s’intégrer politiquement en votant massivement pour François Hollande en 2012 et en présentant 400 candidats aux législatives. Mais à l’autre bout, on trouve des salafistes qui vont développer des stratégies de rupture culturelle radicale avec la société française, dont ils sont issus. Mais les activistes se sont « ensauvagés » et n’arrivent pas à faire les calculs politiques nécessaires à une action dans la durée.
Pour eux, la démocratie, la liberté, l’égalité hommes-femmes, la laïcité sont des notions « mécréantes ». Le basculement violent interviendra en 2010, avec la prohibition du voile facial, qui va provoquer la hijra, c’est-à-dire l’émigration vers la terre d’islam véritable au Yémen, en Egypte ou au Maghreb.
(extrait du Monde du 24/12/2015, interview de Gilles Kepel)