L’Ourson aurait pu bouillir d’indignation en découvrant la censure, il y peu, du film »La sociologue et l’Ourson » (produit par Etienne Chaillou et Mathias Théry). C’était un décret contestable de la municipalité d’Argenteuil (95). J’ai essayé de le taquiner sur le thème abordé par cette œuvre – le mariage pour tous – mais il m’a renvoyé durement dans mes buts : » je n’ai absolument aucune idée ni à priori sur un tel sujet et je ne réagis pas plus à la présence du mot »ourson » que toi à celle de l’expression »barbu idiot ». Et toc ! Il avait un scoop plus sérieux à traiter, nullement zoo-centré : ‘la géopolitique de l’Ours polaire’. Il préparait son coup de projecteur saisissant sur l’avenir de notre monde. Il a chaussé ses lunettes et m’a lancé : »cette fois, j’opère tout seul, va-t’en dessiner tes Mickeys!’‘
L’Ours polaire, celui qui bosse en hiver et bulle en été (contrairement à l’ours brun), ce serait comme pour vous autres LE super-héros des cartoons américains : vraisemblable et mythique à la fois ! Si l’on met de côté le cousin Panda, pelucheux mais pas trop courageux et surtout »gnan-gnan », aucun animal sur la calotte glacière ni sur la banquise ne lui arrive à hauteur de griffe, en beauté, en puissance sauvage, en signification géostratégique et globo-climatique.
– Au début, l’Homme l’a laissé tranquille : les Inuits s’en prenaient surtout aux baleines. Pythéas (fameux navigateur marseillais aux alentours de 330 avant JC) n’a pas réussi à dépasser l’Islande et n’en a donc pas croisé. Au Groenland en 982, le viking Eric le Rouge tombe nez à nez avec Arctos ( »Ours », en grec, ce qui démontre que l’Arctique est fondamentalement »oursien »). Six siècles plus tard, le Danois Mogens Heinson réédite l’expérience : il abat l’Ours blanc de 17 coups de tromblon, puis, la peur au ventre, vend sa peau sur le marché aux voleurs de Copenhague … pour une somme rondelette.
– La menace apparaît plus tard, du fait de l’obsession d’un raccourci naval stratégique qui gagne les Scandinaves, les Anglais et les Russes depuis la fin du 16 è siècle : économiser un bon tiers du trajet en découvrant des voies navigables polaires entre l’Europe et l’Amérique ( »passage du Nord-ouest à travers le Groenland et l’archipel arctique canadien) et entre l’Europe et l’Asie orientale (passage du Nord-est, le long des côtes de Sibérie). Dans les vingt dernières années du 19 ème Siècle, une fixation se concrétise sur les pôles (géographique et magnétique), dans une situation de concurrence échevelée. Les Américains Robert Peary et Frederick Cook s’échinent à gagner la course au pôle en traîneau, sans qu’on sache trop lequel des deux a réussi le premier, en avril 1909 (on choisit généralement Peary, parce qu’il a survécu à l’épreuve). Autant vous dire que dans ce genre d’épopée suicidaire, l’Homme a mangé plus l’Ours que l’inverse ! Et toute cette violence n’a servi à rien, puisque le raid a pu être réédité en ballon (Roald Admunsen et l’Italien Umberto Nobile) puis en hydravion (1926 – Admunsen, encore), puis en avion à skis (1934 – Vodopionov et trois autres aviateurs russes) et même, au chaud dans son fauteuil, l’Américain William R. Anderson à bord du sous-marin Nautilus, en 1958. Ils auraient du commencer par là. Je ferai un cas à part du raid en moto-neige ou skidoo (1967, quatre Nord-américains), tout pétaradant. Il a foncièrement déplu à mon grand cousin blanc, lui brouillant les oreilles comme l’odorat. Pourrait-on le laisser tranquille un peu ?
– Le chenal du Nord-est a été ouvert plus tard (par le Suédois Adolph Nordenskjöld, en 1879), plus aisément et de façon plus viable que le détour par l’ouest entre Alaska et détroit de Béring. Sa capacité utilitaire tient, notamment, aux efforts accomplis par l’ex-URSS et par l’actuelle Russie dans le but d’établir sa souveraineté maritime dans la région arctique. Celle-ci s’est traduite par un maillage de ports en eaux profondes, de bases militaires et de stations de brise-glaces permettant la navigation estivale en eaux libres. Sur le plan économique, la voie a été ouverte à l’exploitation des ressources gazières pétrolières et minérales dont abondent la Mer de Barents, celles de Kara, de Laptev, de Sibérie orientale, des Tchouktches bref la moitié des eaux circumpolaires.
– Par contraste, la voie du Nord-ouest, même à demi-parcourue en 1850, par le canadien Robert Mc Clure, n’a été pratiquée de bout en bout qu’en 1906, par le Norvégien Roald Admunsen. Elle est pour l’heure, moins courue, à ceci près que l’exploitation des ressources naturelles est très active dans ce voisinage.
Je cite ces faits car il a fallu brutalement renverser le cours de la nature et brutaliser Arctos pour en arriver à ce charivari, à cette prolifération de plate-formes pétrolières géantes russes ou américaines (Alaska), voire Canadiennes, mangeant peu à peu l’écohabitat de l’Ours polaire. Depuis cette année, des cargos polaires chinois commencent à écumer la route du Nord-est. Les ours les voient passer comme les vaches regarderaient les trains. Ces mastodontes dans un environnement hyper-fragile et lent à rétablir ses équilibres vont avitailler vos supermarchés européens pour que l’ours en peluche made in PRC vous soit vendu moins cher, au risque de souiller la blancheur immaculée des pôles… et des ours.
– Premier coup de griffe humain : l’hivernage sur la banquise, pratiqué par les explorateurs naviguant à la voile (car, seulement bien plus tard, les coques en acier et la machine à vapeur permettront de parcourir la route entre fin-mai et fin-août). Comment pensez-vous que s’occupaient les rudes gaillards imbibés d’aquavit, lorsque prisonniers des glaces pendant neuf mois par an et oubliés de tous, ils jonglaient avec la mort (beaucoup y ont laissé leur peau, et pas seulement les ours) ? Ils en ont pourtant massacré, des ours blancs !
– Deuxième entorse aux bonnes manières, avec l’intrusion des compagnies marchandes, telle celle créée par les Britanniques en Baie d’Hudson en 1670 et bien d’autres. Que ramener aux actionnaires ou aux souverains, surtout quand on n’avait pas trouvé le Graal du débouché vers les mers libres? des peaux d’ours polaire, évidemment ! Aujourd’hui encore, les bureaux des grands tycoons hongkongais, des nomenklaturistes russes et les musées attrape-touristes du grand Nord recèlent des centaines de milliers de ces peaux, tapis ou trophées d’Ours polaire qui valent leur prix d’or en milliers d’Euros et attisent la sanguinaire convoitise des contrebandiers.
– Depuis les années 1990, l’Europe interdit le commerce dit des »produits de phoque » et elle adopte, en matière de protection de l’Espèce, une politique hyper-restrictive … au point de se brouiller avec le Canada, qui met en avant les droits coutumiers des populations inuits ; Au passage, on s’empresse d’oublier que lesdites populations se sont retournées vers l’Ours … depuis que la Convention baleinière leur interdit un libre accès à la ressource en cétacés … mais aussi, depuis que les médias ont diabolisé la chasse au phoque en général et le massacre des bébés phoques, en particulier. En 1973, des images ont horrifié le monde, pour une part du fait d’une mise en scène mal-intentionnée. Les Inuits ont subi l’opprobre. Tout ceci n’a pas réellement entamé l’abondant vivier de phoques mais, en revanche, cela a mis en péril les ours en tant que ressource et proie de substitution à la fois à la baleine et au phoque (si on sauvait l’Ours, est ce que les pingouins morfleraient ?). Qui a eu raison dans cette affaire de commerce et de bonne conscience ? Ottawa avance le motif légitime de protéger les rares ressources des Inuits, alors que, par ailleurs, cette minorité a été déculturée et vit désormais de prestations sociales et d’alcool plus que de chasse ancestrale. L’Europe n’a pas eu tort de vouloir faire avancer le droit, balbutiant sous ces latitudes (contrairement à l’Antarctique, qui jouit d’un statut multilatéral par le Traité de Washington de 1949). Quand bien même, l’émotion et le choc des images ne créent à eux seuls, la rationalité ni l’équité. L’Ours, sa peau, son rapport avec le phoque et la baleine sont devenus sources de polémiques géopolitiques, encore aujourd’hui.
– La guerre froide n’a pas été plus »oursicide » que ça, le fait mérite d’être souligné. L’installation le long des réseaux radars stratégiques, de bases militaires – la plupart,démantelées aujourd’hui – a créé une présence militaire »intrusive » en terres autochtones, comme à Thulé (base aérienne américaine au Groenland). La gestion laxiste des déchets humains par les hommes en vert a provoqué à son tour une invasion des ours, attirés par ces »friandises ». Les pauvres gros gourmands ont été abattus en masse pour qu’ils ne s’habituent pas à coexister avec Homo sapiens, le comble de la discrimination ! La petite communauté de zoologues soviétiques qui se sont penchés sur le sort d’Arctos – dans sa version sibérienne – ne s’est jamais heurtée à ses homologues occidentaux sur le front idéologique ni sur celui des missiles nucléaires dont les deux super-grands étaient prêts à se gratifier par la trajectoire la plus courte, celle passant par dessus les oreilles des ours. L’Ours polaire reste assez protégé par la loi russe, même si l’on doit s’inquiéter du lien de plus en plus patent entre corruption systémique et contrebande animale. De plus, la Russie qui héberge la moitié de la population plantigrade du grand Nord n’a jamais été à même d’en effectuer le recensement exact. Avec le Canada, c’est pourtant le pays le plus »ours blanc » de la planète bleue.
– Moscou tient sa place au sein du Conseil de l’Arctique créé en 1996 (www.arctic-council.org) et de la Conférence Circumpolaire inuit. Par contre, Washington et Ottawa ont eu, récemment, beaucoup de difficultés à s’entendre sur Arctos. S’appuyant sur leur allié norvégien, les États-Unis l’ont consacré »mammifère arctique en danger d’extinction » et l’Alaska verbalise férocement les contrevenants. Pour le Canada, il n’est ni en voie de disparition, ni même maritime. Vu d’Ottawa, la fonte de la banquise ne menace donc pas l’Ours ! Car, c’est vrai : il sait nager … comme vous.
– Vous connaissez, certes, la CITES, cette convention de 1973 organisant la protection des espèces menacées (faune et flore). Elle recense plus de 5000 espèces animales, dont l’Ours blanc et le Panda sont les plus éminents. Pourquoi pas le béluga ? C’est comme ça, ne cherchez pas. !
– Les cinq grandes nations polaires (Grand nord du Canada, Russie du Nord, Groenland, Alaska et Norvège septentrionale), celles qui regroupent 90% de l’oursosphère (humanité oursienne) se disputent allègrement quant au classement d’Arctos en annexe 1 (prohibition absolue de la chasse) et annexe 2 (prohibition sélective et quotas contrôlés) de la Convention. En 2015, les assises annuelles de la CITES se sont achevées dans la confusion. Pour »décrocher » l’annexe 1, certains experts abolitionnistes de la chasse ont été jusqu’à prétendre qu’il était déjà trop tard pour sauver l’Espèce dans son habitat naturel et qu’il fallait d’urgence transférer les »derniers survivants » dans des zoos ! Cette provocation n’a pas été comprise au second degré comme elle aurait du l’être : positivement zinzin ! On sait bien que l’Ours polaire ne s’adapte pas du tout à l’enfermement carcéral et qu’il s’y transforme en légume : il se met à somnambuler d’un bout à l’autre de sa cage en secouant sa pauvre tête migraineuse en tous sens, accablé qu’il est par toutes sortes de tics et autres spasmes saccadés. Il perd sa libido et l’appétit et il déprime sans fond. Il n’est pas rare que les mères – qui, en liberté, restent deux ans avec leurs petits pour les éduquer – se mettent à dévorer leur progéniture lorsqu’ emprisonnées. Jusqu’à une compagnie de cinéma animalier chinoise qui importe et dresse des oursons blancs à jouer … leur propre rôle dans les films de qui en voudra (néanmoins, pour 200.000 € le mois de tournage de l’ourson-acteur). Vous voyez d’ici le tableau !
– Foi d’animal, je vais vous confier un secret : pour des raisons propres à chacun, les fourreurs, les agences du tourisme d’aventure arctique, les méchants pétroliers, les armements maritimes allant au plus court et les propriétaires et geôliers de zoo, de même que certains zozo-écolos naïfs, alimentent le mythe de »l’ours polaire, c’est déjà foutu ! ». Donc, Arctos est bon à transférer dans des zoos-prisons, à photographier bien vite (et cher) avant qu’il ne disparaisse, à transformer en ultime manteau ou en décoration grand luxe pour bureau de PDG, il est bon à être viré de ses réserves naturelles, puisqu’elles n’ont plus réellement de raison d’être et pourront donc être livrées bientôt à l’économie marchande. Il faut savoir qu’au cours »parallèle », une peau d’Arctos adulte vaudrait aux alentours de 40.000 €. Le prix de la peau humaine, c’est combien déjà ?
Mais toutes ces puissantes multinationales, que feront-elles dire à leurs avocats le jour ou Paris-Match ou l’AFP publiera un cliché d’ours polaire englué dans une nappe de mazout ? Ce jour-là, elles oseront dire que nul plus qu’elles n’a jamais tant cotisé pour la préservation de l’Animal, que leurs fondations humanitaires font tout pour assurer la reproduction de l’Espèce in vitro, que leur propre logo commercial comporte justement un ours blanc immaculé, comme leur âme, etc. La géopolitique, c’est avant tout affaire d’hypocrisie et de com.
– CO2 m’a tuer (et pas Omar). L’image colle à la peau de l’ours, avant même que lui-même ne soit tué et qu’elle n’ait été vendue. Pauvre petite touffe blanche, vue du ciel, dérivant sur son minuscule morceau de banquise, bientôt hors-sol et condamné à nager … vers où ? … peut-être pour finir dévorée par les orques qui, profitant des bouleversements climatiques, remontent en sens inverse du Sud vers le Nord. L’Ours a beau avoir la couleur de la mousse carbonique, l’alchimie industrielle et les effluents carbonés répandus par l’Homme vers les pôles sont destructeurs de son espace vital : adieu, la bonne vieille banquise gelée, qui permet d’accéder aux phoques (miam !). Il est donc plus que juste qu’il soit devenu l’emblème, la mascotte de l’enjeu climatique, lequel est de dimension carrément planétaire. Tout enfant de plus de trois ans percevra le lien de cause à effet : l’activité humaine réchauffe l’atmosphère et les mers, la banquise fond, l’Ours polaire et l’être humain (en zone d’altitude très faible) flottent. En même temps, comme on l’a vu, l’hypocrisie monte avec le flot. Quand les humains verront sur leurs côtes des millions et des millions de boat people, réfugiés climatiques, qui d’entre vous hésitera à faire sa peau à l’Ours, si cela pouvait aider à payer la note ?
– Si je vous dis, qu’à l’inexactitude-près (ou l’inexistence?) des statistiques russes, l’extinction n’est pas pour demain et qu’en fait la prédiction du malheur a été fortement instrumentalisée, voire monétisée, qu’en déduirez-vous : »le massacre n’a pas été si meurtrier, poursuivons-le ! » Non, bien sûr ! En fait, la communauté Arctos compterait aujourd’hui entre 20.000 et 25.000 individus, dont un millier en prison. Plus fort encore, elle n’a pas globalement diminué au cours des trois dernières décennies, même si, localement, sur les rives glacées de la Mer de Beaufort, derricks et cheminées, produits chimiques et tuyaux font mourir ou fuir vers le Sud une frange non-négligeable de mes cousins blancs. D’autres sont restés mais ne sont plus vraiment blancs. Leur magnifique fourrure en quasi-fibres de verre, dans laquelle le soleil et la banquise se mirent, est teintée de métaux lourds et d’acides. L’intérieur ne vaut guère mieux. La bête résiste, malgré tout. Plus fort que fort encore : l’ours polaire aurait survécu, par le passé, à plusieurs phases de réchauffement climatique (c’est écrit dans le bouquin).
Un élément de réponse à cette énigme : il sait se carapater vers le sud (la taïga, voire la forêt nordique), où il rencontre Petit Ours Brun, de mon genre. Et là, multiculturalisme, brassage, changement de diète et tout le reste voire mariage pour tous … et bonjour les oursons pizzly (moitié polaire, moitié grizzly)! Vous voyez, au bout du compte, la problématique de l’Ours polaire est strictement parallèle à celle de l’Humain dans sa géostratégie actuelle !
(inspiré par ‘Géopolitique de l’ours polaire’ – par Rémy Marion et Farid Benhammou Editions Hesse 3e trimestre 2015 – 20 €)