
La dérive de l’Europe se fait, à rebours de ses valeurs fondatrices, humanistes.
1 – Un état historiquement alarmant
»Dans tous ses états », au tréfonds de la crise, l’Europe de Bruxelles est aussi recroquevillée à l’intérieur de la coquille de »chacun de ses 28 Etats » (fournissant autant de commissaires européens à la Commission). Partout, la gouvernance démocratique se dégrade, à la mesure du désarroi des gouvernants face à la »loi » économique d’un monde sans humanité. Pourtant, les valeurs universelles étaient très présentes à l’origine de l’épopée européenne. L’Union reste démocratique, »bien que cela se voit trop peu ». Mais elle manque de personnalités charismatiques et elle ne sait guère communiquer avec les populations. Une pétition signée par un million de citoyens suffit désormais pour en infléchir le cours politique. Ceci dit, »rien de fort ne remonte » actuellement vers le haut des institutions, elles-mêmes inhibées. Le Parlement européen, singulièrement, n’aurait pourtant pas à rougir de son ouverture démocratique. Elle est réelle.
– Partout, aussi, où la planète est confrontée à des crises graves, l’Europe est dramatiquement absente. Elle voit se déliter son influence dans un monde qui aurait bien besoin d’elle et qui ne comprend pas quel mauvais vent la hante. On s’inquiète d’un »écroulement de l’Europe », qui déséquilibrerait dans le sens de la dureté et du protectionnisme, du »chacun pour soi », tout le système mondial. Poutine joue »l’Europe-croupion », »inféodable ». Obama est venu à Hanovre délivrer un message d’amour »Europe, nous avons besoin de toi. Reste en vie ! ».
– Jusqu’où (frontières), jusqu’à quand (volonté d’exister) ira l’Europe ? La question est synonyme de »va-t-on recommencer autrement ? » Gouvernements et opinions publics ne savent plus se parler et, à fortiori, se faire confiance. Le libre-échange suscite des vagues de peur et d’indignation (cas du TTIP). La soif de confort social n’est plus gagée sur la qualité de l’activité économique mais sur la dette extérieure. Les prestations sociales et les services publics attirent une masse de malheureux, comme la lumière d’un phare. Les Européens s’agrippent à leur richesse et (pour beaucoup) refusent tout partage. C’est le »populisme du niveau de vie ».
Selon la plupart des sondages, deux tiers des Européens se disent insatisfaits de l’U.E. »Goodbye, Europe ? » Deux tiers, aussi, ne peuvent se résoudre à la rejeter. Rien n’est donc irréversible.
2 – L’Europe privée de ses valeurs : l’exemple de l’afflux des exilés de la guerre et de la misère
– L’U.E. est bien loin de ses étapes fondatrices, dont on peut entretenir la nostalgie. La »crise » des exilés – ancienne mais perçue depuis 2015 seulement – illustre à la caricature la déliquescence de l’idéal européen. A l’origine, il ne s’agissait que d’un défi limité : l’arrivée, en un an, d’un million d’exilés des conflits de notre sphère de voisinage (moins de 15 % du total des victimes déplacées ou exilées ; moins d’1/500ème de la population européenne). On avait vu en Europe des mouvements de populations plus massifs, ne serait-ce qu’en 1945 (exode des Allemands d’Europe de l’Est). Ce »choc » très limité a pourtant suscité parmi nous des images honteuses de brutalité et de xénophobie (le »populisme culturel ») – auxquelles répondent, heureusement, d’autres, réconfortantes, d’humanité au sein de la société civile. A-t-on perdu de vue les parcours de souffrance de tous ces exilés, parmi lesquels on compte 50 % de femmes et d’enfants ? L’Union s’est divisée sur le principe même de l’accueil, à la fois à l’intérieur des Etats-membres et entre ceux-ci. Notre maison européenne peut-elle continuer sur cette pente ? Faudra-t-il une »refondation » pour faire revivre ses valeurs originelles ?
– Jusqu’à cet accord contraire à la Convention de Genève sur les réfugiés, conclu, le 18 mars 2016, par l’UE et la Turquie, pitoyable »alternative » au devoir d’accueil. Il ne résout rien et continue à faire peser sur l’Italie et la Grèce l’essentiel de la charge. Les »hot spots » installés dans ces deux pays ne fonctionnent que pour un tri grossier (y compris au sein des familles) et servent, sans le dire, à déterminer la partie »dublinable » (qui sera ensuite renvoyée au lieu de sa première arrivée), ou expulsable du cortège des rescapés. Sur les 40.000 personnes »assurées » d’être accueillies depuis l’Italie, en 2016, 1.200 à peine ont été »relocalisées ». Dans le même temps, 150.000 autres exilés attégnaient la Sicile ou Lampedusa. On parle même, depuis peu, »d’interception » des exilés en Méditerranée en vue de les »regrouper » dans des pays tiers de la rive Sud ! Une Union Européenne devenue »hors la loi », qui se fait manipuler par un gouvernement turc autoritaire et qui lui monnaie sa bonne volonté défaillante ( » J’ai honte d’être Européen » a déclaré, à ce propos, le Maire de Palerme) ! Pourtant, il existe aussi une Europe du brassage des cultures, une »machine à intégrer tous ses enfants », qui lui apportent en retour vitalité et adaptabilité au monde.
– Nos autorités effectuent une partie, seulement, de leur devoir d’accueil, dans des conditions souvent critiquables (Calais, Stalingrad, »vidés » de leurs occupants sans souci des arrivants suivants; certains élus locaux alimentant des campagnes de rejet alors que d’autres étaient à la pointe de l’accueil fraternel). La participation française – mesquine – aux quotas européens de répartition (30.000 sur trois ans) a pris l’Allemagne de court, a contribué à la perte d’autorité de la Commission de Bruxelles comme à la fracture entre gouvernements. La France se montre, certes, nettement moins fermée et moins dure que les pays de Visegrad, mais bien moins accueillante que l’Allemagne ou que les pays scandinaves, sans parler du Canada. Elle tend à s’organiser un peu mieux, mais pas de façon plus humaine (traitement des déboutés). Doit-on tirer fierté d’être moins arbitraire, brutal et raciste que le gouvernement hongrois de Viktor Orban, champion européen en la matière ? Heureusement, en France, la société civile, vigilante, a permis d’éviter un basculement total dans la xénophobie.
– L’Eglise catholique, du moins le Pape François, a su se porter aux avants-postes : appel à l’accueil paroissial, dénonciation de la »globalisation de l’indifférence », rappel de la fraternité des religions après l’assassinat par des terroristes du père Jacques Hamel. Lors de sa visite en Suède, François a également ajusté son langage à la réalité vécue par cette nation accueillante mais submergée, du fait de nos réticences à partager l’effort. Les Etats européens devraient accepter la vague de fond, »à proportion de leur capacité à assimiler (ensuite) ces populations ». Comment évaluer cette capacité objectivement ? La déferlante des exilés devant se poursuivre et s’étendre, le manque d’ouverture engendrera, dans l’avenir, un prix à payer : celui de la rancœur et de la division, qui se traduira en termes politiques.
– 3 Aller de l’avant quand-même, mais comment ?
Il ne suffit pas que notre maison commune européenne se ressource à ses valeurs fondatrices, il faut aussi qu’elle se sauve par des politiques d’intégration adaptées à l’état du monde et aux intérêts de ses citoyens. Ces derniers n’y croient plus guère, après la crise de l’Euro (2011-2012), l’effondrement des banques, le Pacte de stabilité, l’explosion de la dette et du chômage, etc. Il serait sage que les prochaines initiatives touchent favorablement les gens et qu’elles soient approuvées par eux. Plutôt que d’accumuler des projets technocratiques ou dans l’air du temps, les institutions de Bruxelles seraient bien inspirées de suivre la voie pragmatique mise en avant par Hubert Védrine : »ne pas poursuivre ce qui ne marchera pas ». Là est la sagesse et on songe à une nouvelle conférence de style »Messine-1956 », pour effectuer un grand tri. Il est sûr que le »social », le »fiscal », la sécurité, la solidité bancaire, l’éducation, l’environnement auraient là matière à traiter.
– On pourra se recentrer sur une petite Europe de la zone €uro, pour fonctionner selon la règle majoritaire, la seule qui soit viable. Les députés des pays concernés au sein du Parlement européen se constitueraient naturellement en assemblée de la zone €uro. Il faudrait aussi élir directement le président de la Commission européenne et le laisser former son équipe, plus soudée, plus légère, plus proche des gens.
Parmi ces voies qui emportent notre préférence, l’assimilation/ l’inclusion culturelle doit être mise tout particulièrement en exergue. Il faudra démembrer les ghettos, trouver les consensus généreux avant que tout ne se délite. On attendra aussi d’avoir passé le cap des élections françaises et allemandes pour retrousser nos manches : c’est encore un peu loin mais c’est hélas réaliste.