
L’épopée d’Europa est faite en matériau brut. Au nième siècle avant J.C, cette belle princesse phénicienne, qui allait donner son nom à notre continent, s’installe sur l’île de Phyra, en chipant la place à quelques autochtones réticents, tant pis pour eux… Au coin du pré, elle tombe sur un bouillonnant taureau blanc au regard libidineux. Le bovin abuse d’elle. Puis il lui révèle être un avatar de Zeus soi-même, descendu batifoler parmi les mortels. Loin de »balancer son Zeus », comme elle le ferait de nos jours, la Princesse décide d’assumer cette lignée inavouable sur des millions de Minos européens, capricieux et chamailleurs. Ils deviendront nos ancêtres (à moins, cher lecteur, que vous ne proveniez d’un autre continent, un peu moins licencieux).
Quel intérêt y aurait-il à rappeler que notre bon Vieux Continent, inventeur des guerres mondiales et des camps de concentration, a tissé son histoire sur une trame de violence, pour se ressaisir, parfois aussi, à la source de l’humanisme ? Le plus récent exemple de ce balancement dialectique s’appelle, en grec ηλίθιος (Débilos), soit encore « Dublin » en techno language. Que signifie donc le fait de se retrouver »dubliné », rabaissé au rang de bestiau apatride, bon pour la ramasse ? Rien de pire ne pourrait arriver, que vous veniez de Phyra, de Tripolitaine, de Sabah ou de Mésopotamie.
En juin 1993, notre mère Europa, régnant depuis Bruxelles, a établi une sorte de règlement pour coordonner l’accueil de cette engeance qu’on appelle « migrans » en latin. Au passage, nos lointains ancêtres relèvent tous de cette catégorie suspecte. Toujours en ribaude parmi les mortels, « Zeus »(« Jupiter », en latin), a déclaré hier avec aplomb et certitude : « Si vous n’êtes pas en danger, il faut retourner dans votre pays. Et au Maroc (en Libye, Erythrée, Afghanistan, etc.), vous n’êtes pas en danger ».
Moyennant une gamme de critères posée par Janus, dieu bicéphale du contrôle, le terrible génie Dublinos postule qu’un seul et unique Etat de l’Union recevra et étudiera votre supplique (« à Phyra, j’ai été abusé(e) sept fois, le Dictateur a égorgé ma famille, j’y ai laissé une jambe et mon emploi… »). Uniquement les pays la périphérie d’Europa où les flots vous ont poussé, vous dira-t-on, à l’exclusion de celui où vous connaissez du monde pouvant vous accueillir, de celui dont vous connaissez la langue, à fortiori de celui où vous pourriez trouver un travail : ce serait bien trop simple et donc contraire à la raison d’état ! Le pays vers lequel la géographie a fait dériver votre esquif, celui qui régit les eaux où vous vous êtes à moitié noyé, où on été prises vos empreintes, c’est celui-là le bon ! Restez-y, sinon vous serez déclaré en fuite ! Et Cerbère sera lancé à vos trousses ! Que vous faut-il fuir désormais ? Et bien, le dispositif de contrôle des frontière de Schengen, prérogative de Pluton, dont on vous avait fait croire que c’était une zone de libre circulation. Superbe blague ! Ceci est archi-faux, du moins vous concernant. Rendez vous à Spartapolis Frontex ou à la Spartapolis municipale !
– Autant il n’est pas facile de faire « réadmettre » des exilés sur les killing fields qu’ils ont fuits, autant la chasse aux « Dublinés » est adaptée à la politique du chiffre pratiquées par nos préfectures, dévouées au Dieu Arès (Mars), pas à Demos. On se repasse le bétail humain comme « patate chaude », d’un pays à l’autre entre Européens, avec pour seul objectif immédiat de le voir disparaître des statistiques migratoires. Les ateliers de Charon créent du clandestin, du sans papier, du suspect, à tour de bras. Depuis trois ans le nombre de personnes en demande d’asile faisant l’objet d’une procédure Dublin a ainsi quintuplé (6000 en 2014 – Plus de 30.000 prévues en 2017). 250.000 « fuyards » passent sur notre territoire – sans doute le double si on y ajoute les indétectés – mais seulement 86.000 tentent de s’y incruster, par le biais de l’asile. Entre 30.000 et 40.000 atteignent ce résultat, après épluchage de leurs dossiers par les sbires de Janus (Ofpraus, Pada, Ofiia…). Le nombre des « déboutés » (dégoûtés ?) de l’asile augmente mécaniquement avec les vagues d’arrivée successives, et ce, même si les délais devaient être raccourcis, ce qui n’est pas le cas. La fermeture musclée des camps de Calais et de Paris, les instructions données aux praefectis, en juillet 2016, pour durcir l’application des règlements (faire du chiffre), le manque dramatique de places dans les établissements d’hébergement (les exilés sont souvent aussi des SDF et opposer les uns aux autres est insensé), la complexification des procédures de tri marquées par un primat sécuritaire, la mauvaise qualité, enfin, de la coordination entre Etats, tout cela ne fait qu’aggraver la situation de centaines de milliers d’exilés. On les abandonne à Até, déesse des Fautes et de l’Errement.
Marqués dans leur chair comme dans leur esprit, mal accueillis, perdus dans le dédale de nos concepts juridiques et de nos démarches administratives kafkaïennes (sans oublier l’obstacle de la langue), souvent rendus malades et traumatisés par les épreuves qu’ils ont traversées, sans nouvelle de leurs proches dispersés au hasard les chemins de l’exile, doit-on leur dire, comme le fait Hadès, qu’une certaine France électorale et quelques états-majors centurions les perçoivent sinon en terroristes, en « envahisseurs » et « parasites » ? Qu’elle souhaite leur disparition au vent mauvais d’Aquilon…
– L’augmentation vertigineuse des « Dublinés » déstabilise l’ensemble du dispositif d’asile au Pays d’Astérix et des droits de l’Homme. Ainsi, les délais pour enregistrer les demandes d’asile en opidum préfectoral, qui étaient de trois jours, prennent actuellement un mois. Cronos en ricane. A la rue, sans aucun droit ni ressource, les demandeurs s’exposent aux rafles centurioniennes de Rhadamanthe, avant même d’avoir eu l’occasion de s’exprimer. Les scribes préfectoraux supercopos les convoquent, à tout propos, avec leur baluchon, signe d’exécution imminente d’un Ordre de Quitter le Territoire Français (OQTF) : expulsion manu centurioni … ou plongée en clandestinité, choisie par une majorité. La solution de rattrapage consistait à se présenter à nouveau comme demandeur d’asile, de six à 18 mois plus tard, selon les cas. Elle sera abrogée dans le projet de loi à soumettre au Capitole en mars 2018. Janus, encore lui, sera à l’aiguillage : à sa droite, sortie d’Europa, sans examen des cas individuels ni possibilité de recours en appel. A sa gauche, Até gèrera le vagabondage du sans-papier non sans risques pour sa survie. Mais pas la rancœur à l’égard de cette hypocrite Europa, ni la récupération du clandestin par l’économie souterraine. Cela reviendra au monde trouble de Poséïdon.
– Les ONG qui accueillent les exilés renforcent leurs effectifs et leur auditoire. Elles font, de plus en plus, œuvre d’aiguillon sur la conscience des citoyens, moins inerte qu’il n’y paraît. Mais elles ont aussi été progressivement dépossédées par l’Etat (Jupiter et ses proconsuls) de certaines tâches sensibles dont elles s’acquittaient auparavant : domiciliation, hébergement, établissement des récits de vie, suivi juridique des demandes, etc. Ces domaines doivent être jugés trop politiques et trop liés à l’impératif sécuritaire du Ministère Intra-muros (l’Intérieur). De plus, le ministre Héphaïstos semble gêné que la société plébéienne dispose d’une sorte de « droit de regard citoyen » sur son pré carré… et aussi sur les bévues des centurions, sans doute inévitables dans un système de droit confié à de modestes scribes de guichet. Ceux-cis ne sont pas formés aux multiples niveaux de règlements particulièrement complexes qu’il leur faut maîtriser, textes qui inhibent jusqu’à certains avocats (oratores) bénévoles.
La folle machine à dubliner la chaire humaine s’arrêtera-t-elle jamais ? Vague après vague les victimes de notre monde tordu parviennent jusqu’à nous. Herta, la divinité germanique incarnant le cycle des migration (dite également Hertus ou Herte, mais aussi Erda, Ertha, Nertha, Nerthus, voire Njörd ou Njördr), n’a pas fini de titiller notre conscience avec sa question gênante « et si c’était toi ? ». Il est urgent de faire un sort au règlement Dublin III, alors que se prépare la prochaine refonte française du code de l’immigration. A ce qu’on en sait, elle devrait supprimer les dernières soupapes à l’arbitraire : l’obligation de vérifier qu’un pays de renvoi présumé « sûr » n’est pas une « destination tombe », la possibilité pour le pays de présence de reprendre la main sur l’asile, après un certain délai, dès lors que le pays »responsable unique » ne manifeste pas son accord à donner suite (on va passer à une compétence éternelle, assumée ou non), la possibilité de représenter une demande d’asile après un premier déboutement et un temps long passé dans le pays, etc. L’errance des mal-accueillis à travers Europa a hélas un avenir inquiétant. Depuis 2015, existe – sur le papier au moins – un mécanisme de répartition (à partir d’états ayant dépassé de plus de 50 % leur capacité d’accueil physique). Celui-ci n’aura permis le transfert que de 30.000 personnes sur le million d’exilés accueillis par la Germanie libérale du dieu Thor.
– Comme l’expose la Cimade dans la position de son conseil national du 13 octobre 2017, « la question de l’asile doit être réglée à l’échelle européenne ». Depuis 25 ans, la tutelle bruxelloises sur les migrations s’est développée et le contrôle exercé par les cours de justice s’est aussi amélioré. En France, le Défenseur des droits s’est courageusement engagé. Revenir à l’a souveraineté pure des royaumes individuels conduirait vite au chaos. De plus, la gestion communautaire de l’accueil confèrerait à Europa un visage plus humain que celui résultant de sa gestion financière.
Sortir par le haut le mauvais génie Dublinos aboutirait à rétablir la liberté de choix personnel, pour le demandeur, du pays d’accueil et d’installation. Le nombre des « sans papier » errant au travers des frontières s’en trouverait fortement réduit. Pratiquement, cela impliquerait une mise en commun solidaire, au niveau des enfants d’Europa, de l’instruction des dossiers de demande d’asile, et des dossiers migratoires en généra. Auront-ils la volonté politique d’y procéder dans le cadre d’un office européen indépendant ? Il reviendrait à cette entité de définir clairement des principes et des buts ainsi que d’harmoniser les procédures et les taux d’obtention de la protection d’un pays à l’autre. L’hypocrisie des listes de pays ou pays-tiers présumés « sûrs » (où Hermès ne vous conseillerait pas d’aller en vacances, cependant), le tri expéditif des personnes, la rétention ou l’assignation comme formes d’emprise policière sur des innocents, tout cela doit partir en même temps que l’obligation de confinement au premier pays de transit. La sauvegarde de la dignité des nouveaux arrivants ne doit pas connaître d’exception. A vous qui appelez au secours, l’accès aux autorités concernées de la rive Nord ne devrait plus être bloqué, par un dispositif d' »externalisation » c’est à dire de regroupement dans des lieux éloignés d’Europa, hostiles voire dangereux pour ceux placés en tel purgatoire. Ceci constitue en effet une violation grave du droit international (notamment de la Convention de Genève de 1951) et pourrait même impliquer une forme de complicité de crime contre l’humanité, comme on le constate – avec effarement – dans le cas des « marchés aux esclaves » de Libye. Les rançonneurs-tortionnaires n’ y sont-ils pas stipendiés par Europa, elle-même ?
Message d’espoir, car tout peut encore changer : en s’appuyant sur le Haut Commissariats des Nations Unies aux Réfugiés (UNHCR), l’OFPRA français s’emploie depuis peu à extraire quelques centaines de migrants africaines de ces camps de torture où Bruxelles les laisse s’entasser. On ne sait pas trop quels sont arguments servis aux geôliers, mais quoi qu’il en soit, ceux-ci paraissent infiniment plus acceptables pour en extraire des victimes plutôt que de les y faire croupir. Merci Athéna, déesse protectrice, Merci M. Pascal Brice !