
La transition écologique n’est pas en marche – illustration du Monde
Il faut dire que les temps ont changé (publié chez Albin Michel – août 2018)
Présentant son dernier ouvrage sur France Inter, l’économiste Daniel Cohen constatait sans plaisir un haut degré de «désocialisation» dans les strates populaires françaises. Un changement du monde, parmi d’autres, qui nous parle.
1 – La crispation ressentie par M. Toulemonde ne serait pas seulement inhérente aux thèmes de rejets actuels : exilés « qui envahissent » et « ajoutent de la misère à la misère », Europe bureaucratique complaisante aux marchés, économie d’exploitation au service de patrons enrichis, bobos bio parisiens béats dans leur bulle culturelle, grands media forcément manipulés et menteurs, monde inextricable qui pollue l’esprit, etc. Ce désemparement traduit, avant tout, une frustration d’avoir été abandonné, victimisé, par les politiques, et shunté par la « politique », celle venant d’en haut ». De tout cela naîtrait une incapacité croissante à socialiser, que ce soit en famille, entre classes sociales, entre corporations professionnelles, avec des cultures étrangères, etc. Panne de connectivité et d’humanisme. Ce sont les déceptions successives à l’égard de la gauche, « qui nous sortira du capitalisme » (illusion !), puis de la droite sociale (« au libéralisme authentique »), qui rétribuera l’honnête travail et permettra aux petits de s’enrichir : encore raté ! Le désengagement de tout idéal cache un vrai désespoir voire un besoin de vengeance. De là, cette dérive vers les populismes, gauche et droite confondues dans les mêmes blessures d’amour propre, le même dégoût du monde. Les humeurs populaires n’en sont pas moins des appels au secours, plein d’amertume et de doute, des bouteilles à la mer destinées au Gouvernement. Comme si celui-ci était encore censé capable de guérir les frustrations sociales, « s’il le voulait bien ».
Seulement 5 % des Français abordent l’avenir avec optimisme dont 13 % des jeunes, selon les sondages. C’est dire ! Dans cet état psychique, la réalité ou la vérité ne constituent plus une exigence en soi. Bien moins, en tout cas, que la survie et l’identité fantasmée, qui rassure. La contribution à l’analyse des problèmes que peuvent apporter la Justice, les media ou les ONG, en tant que contre-pouvoirs essentiels, est perçue comme hypocrite. Toute lucidité est trompeuse.
Mais les « laissés pour compte » expriment aussi souvent une exigence de rétablir la politique « du bas vers le haut », ce qu’on ne peut qu’approuver. Une telle aspiration à la démocratie directe pourrait déboucher de façon consensuelle. Et si l’on consent, en particulier, à changer de système politique, en partant des mécanismes et des lois actuels, sans faire brutalement table rase de l’héritage historique (l’Histoire montre où cela mène). Sans craindre la contradiction, la « base » voudrait aussi qu’on lui propose une direction simple, du moins à l’intérieur de nos frontières « souveraines ». Car elle s’acharne curieusement à attendre la Voie et les moyens d’un Etat dont elle se méfie par ailleurs et dont elle ne perçoit ni le fonctionnement, ni la déliquescence, ni l’impécuniosité, ni le goût du secret, ni même son désemparement.
2 – En France, l’autorité publique procède toujours du mode vertical : le bureaucratisme y est arrogant et un peu veule, la présidence, « monarchique » méprisant ou se méfiant des gens. L’implication du Citoyen reste limitée et intermittente, uniquement à l’occasion d’élections. Les corps intermédiaires sont très décrédibilisés, les très grosses entreprises imposent leurs intérêts et les individus comme les collectifs n’ont pas de prise sur leur avenir. Tout en se sophistiquant (contrôle judiciaire, financier des élections, gestion des media), notre démocratie n’a pas dissipé le brouillard. Nos institutions se sont figées dans le court terme électoral, sorte de « populisme de l’Etat », privilégiant sa stabilité politique immédiate à la capacité d’agir.
Ainsi, l’engouement médiatique pour l’affaire Benalla, au début de l’été, n’était-il pas disproportionné, s’agissant d’un mauvais roman-feuilleton, il est vrai fort instructif ? On n’a pas vraiment réfléchi sur les raisons de cette persistance de caprices dignes de l’ancien régime. Ceux-ci restent pourtant monnaie courante dans la haute administration de la République. De même que la Chine populaire note ses citoyens individuellement, les institutions françaises se classent hiérarchiquement, entre elles, selon des gradations de pouvoir rigides et non-dites. Elles codifient, ce faisant, les abus qui font dysfonctionner la démocratie. Que dit-on, ainsi, des abus de pouvoir commis quotidiennement par nos préfets et ambassadeurs et relevés en vain par la Justice, le moins respecté de nos pouvoirs. On dénonce très peu, de même, la petite tyrannie discrètement exercée par les épigones du pouvoir exécutif, ces anonymes sans-mandat opérant, sous protection hiérarchique, dans la culture de l’impunité. Le départ de Nicolas Hulot du Gouvernement n’est pas totalement étranger au fonctionnement de ce monde souterrain, aux lois claniques.
La riposte du système libéral en place à nos réticences réside, sans discontinuité, dans un conditionnement de sa base, par la pub, par les réseaux sociaux, la télé, les algorithmes (qui vous cajolent, décident pour vous et aussi vous espionnent), les réseaux sociaux, le sport-spectacle, les jeux, l’hyperconsommation par l’endettement. Le message des entreprises est « restez avec nous, restez toujours en ligne/connectés : nous vous proposons des solutions faciles, du rêve, du crédit extensible, des centres d’intérêt préparés à votre intention, une actu à votre portée (moyennant sa dose de manipulation et de fake news). Pourquoi rechercher l’inconnu au-delà du confort actuel – même insuffisant – et des dérivatifs identitaires ?
3 – Quant à l’incompréhension citoyenne à l’égard d’un monde beaucoup trop complexe pour dégager des perspectives et des solutions simples, elle semble hélas fort bien convenir à ceux qui détiennent les manettes. Changer de système, de modèle économique, qui y est prêt ? qui en aura le courage ? Pas la classe politique, en tout cas, dont le quinquennat délimite étroitement l’horizon conscient. Nicolas Hulot ? … sa marginalisation par notre culture de gouvernement était signée par avance. En fait, notre pays se crispe sur tous ses freins. Les « Gaulois réfractaires » (donc bornés ?) et inaptes au changement, dénoncés par Emmanuel Macron, ne manifestent guère, il est vrai, d’amour pour les réformes. Alors que, après un long répit, le Pays renoue avec l’inflation, la maigreur optique des prochains bulletins de salaire « impôt prélevé à la source » va figer, dès janvier, le rire jaune des contribuables en rictus serré. A leur décharge, le mot-même de réforme, si galvaudé, est devenu synonyme de souffrances sociales imposées, sans contreparties. Retraites, indemnisation du chômage, institutions électives, remise sur pied de l’Europe, en vue de l’échéance de mai 2019, mais aussi d’Air France et de la SNCF, l’agenda des réformes de la rentrée annonce un continuum de confrontations. Pour aboutir à quoi ? Le doute de voir un jour la transition climatique et l’empoisonnement des humains pris en compte par le système des partis – à fortiori, par les populistes – s’en trouve confirmé.
4 – Pendant ce temps, le populisme prolifère à travers le monde entier, pas seulement en Europe. Le Vénézuéla offre un exemple saisissant de ses échecs. Demain, sans doute aussi, l’administration Trump et la coalition gouvernementale italienne des deux extrêmes. La loi du marché a divorcé de la démocratie et elle ne s’en porte pas plus mal : voyez la Hongrie de Viktor Orban, l’Autriche de Kurz, la Chine de Xi Jinping et même l’Inde hindou-nationaliste de Modi. Le monde du business n’a que faire de nos libertés individuelles. Chauffer une population à l’incandescence de la colère retire toute pertinence aux projets de long terme.
Opaque et angoissant, l’avenir lointain reste nimbé d’un épais et sinistre brouillard pour ceux – peu nombreux – qui veulent y voir clair : « oublions nos descendants, ils nous maudiront bien » ! Car une partie minime – mais croissante – de notre peuple occidental et connecté choisit de s’affranchir du système « néo-libéral », de sa logique de saturation de l’Etre humain par l’offre de services qui transforme Sapiens en matériau de l’activité économique, comme jadis, il le fit avec la terre (révolution agricole) puis avec la matière (révolution industrielle). Les « survivalistes » ne sont plus les marginaux folkloriques d’antan mais des amoureux de l’autonomie qui préservent des aliénations leur liberté personnelle. Leur choix est rude, spartiate, mais il a un sens, une direction.
La révolution numérique et ses algorithmes tyranniques vont ouvrir un gouffre béant entre les groupes sociaux, entre acceptants et réfractaires (gaulois). Voyez seulement les polémiques suscitées par l’intelligence artificielle : il y a ceux qui rêvent du robot sur-intelligent et du transhumanisme, ceux qui lui livrent la conduite entière du monde, ceux qui se protègent, dans l’ignorance ou l’autarcie et ceux qui partent en guerre contre l’intrus, au nom du primat de l’humanité. Un jour, deux grands groupes humains ennemis sur notre petite planète épuisée ?
