Ceux qui ont connu les années 1980 de la « Détente » agonisante, se souviennent qu’ils avaient furieusement milité contre l’installation en Europe des missiles américains Pershing. Ces armes nucléaires de portée intermédiaire, limitée de 500 à 5500 km, étaient vouées à un règlement de comptes entre les deux « super-grands » d’alors, sur leur théâtre d’affrontement européen. A raison, cela faisait horreur à la jeunesse citoyenne et pacifiste : combien de millions d’Européens risquaient de s’en trouver condamnés, tôt ou tard, à la vitrification subite ou à une leucémie lente, sans savoir exactement d’où et sur l’ordre de qui l’holocauste leur tomberait sur la tête ? Elle oubliait seulement, cette belle jeunesse, que du côté de l’Oural, des milliers d’euromissiles SS 20 soviétiques ciblaient l’Europe occidentale, sans qu’on en ait guère dit mot ! L’équilibre de la terreur s’est finalement rétabli, de part et d’autre, en dépit des manifestations immenses contre l’administration Reagan et c’est probablement à cela que l’on doit trois résultats bénéfiques : l’absence de folie aventuriste à l’Ouest comme à l’Est, la survie de l’Union européenne et, en 1987, le Traité sur les Forces Nucléaires Intermédiaires (FNI ou les « euromissiles »), qui plafonne et régule le déploiement de ces armes de destruction massive. N’en déplaise aux partisans du désarmement dans le déséquilibre, la stabilité s’est maintenue, jusqu’en 2019 en tout cas … mais pas beaucoup plus, on peut le craindre.
Du côté de la Maison blanche, comme pour tout ce qui fonde les équilibres d’un monde ouvert et de l’état de droit mondial, Donald Trump avait annoncé lors d’une réunion ministérielle de l’Alliance atlantique, en décembre 2018, son intention de détruire ce dernier vestige de l’équilibre européen.
Washington accuse Moscou d’avoir trahi l’accord de 1987 sur les missiles de croisière et les lanceurs balistiques, signé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Selon le Pentagone et l’OTAN, Moscou aurait développé un nouveau missile, le Novator 9M729 (quelle novation !), destiné à frapper les métropoles européennes. Arguant d’une marge de 20 km (sur 500 km de portée), Moscou affirme ne pouvoir frapper qu’en deçà de la limite : en gros, pouvoir détruire Versailles et les départements 78 et 92, sans parvenir tout à fait à volatiliser Notre Dame ? Un autre spectre inquiétant est apparu à l’Est, s’agissant du missile russe de croisière hyper-sonique, équipé d’ogives nucléaires, face auquel n’existe, pour l’instant, aucune parade.
– Le plus triste est que nos alliés européens, assez effrayés (on les comprend) s’en remettent entièrement et silencieusement à l’OTAN, confortant ainsi un leadership américain dominateur et, oh combien, plus indifférent aux Européens que sous le guerre froide. S’en remettre aux fusées de Trump (de nouveaux joujoux euro-stratégiques sont en préparation, avec quelques mois de « retard » sur le Novator russe) n’est guère plus rassurant que de servir de cible à l’arsenal de Poutine, d’ailleurs destinés à nous soumettre plus qu’à nous détruire. Une réunion des ministres de la défense de l’OTAN, les 13 et 14 février, doit acter le retour de la course folle aux ogives. Certes, en principe, des sessions restent possibles, en toute fin de négociation au sein du Conseil OTAN-Russie, à Genève puis à Pékin. L’atmosphère est pourtant figée dans l’impasse et les deux acteurs stratégiques réaffirment, ces derniers jours, leurs options guerrières ainsi, chacun, que « l’irresponsabilité totale de l’autre bord ». Adieu, sans doute, bel équilibre de la terreur contractuelle ! Place à la terreur dans l’incertitude, l’appréhension et, surtout, l’impuissance. On notera le peu de commentaires que suscite, parmi les dirigeants européens, une évolution -si néfaste pour notre continent. Le courage et la lucidité ont déserté notre Vieux Continent depuis belle lurette. Donc, on ne descendra pas dans la rue (du moins pour ça), comme dans la décennie 1980.
– William Burns, président de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, a affirmé, devant le Forum économique de Davos, que 2019 serait « l’année la plus décisive pour l’ordre nucléaire depuis la crise de Cuba ». De fait, dans un proche avenir, le traité New Start, signé en 2010, pour assurer l’équilibre et le contrôle des armes stratégiques (inter-continentales) américaines et russes, arrivera lui aussi à échéance en février 2021. On connaîtra à nouveau le risque d’une rupture de l’équilibre – cette fois, d’affrontement direct entre le deux anciens (?) ennemis.
Les dernières décennies avaient déjà vu le désengagement américain de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (et sa violation par la Russie, en Syrie), l’abandon du traité Ciel ouvert (transparence et contrôle des installations stratégiques), ainsi que celui du traité sur les forces armées conventionnelles en Europe, signé à Paris en 1990, qui constitue aux côtés du FNI l’autre volet de la sécurité du vieux Monde. On parle de plus en plus de militarisation de l’espace – pour le cyber-espace, c’est chose faite – voire, de sa nucléarisation. Il y a bien sûr aussi motif à se soucier de la prolifération en Iran, en Corée du Nord et, plus encore, de l’affirmation hautaine de la stature de puissance expansionniste de la Chine. Ces multiples foyers de crise seront susceptibles d’entraîner les Etats-Unis – et derrière eux, la malheureuse Europe – dans des conflits régionaux, qui deviendront globaux.
Alors, le 26 mai, sans négliger aucunement le grand débat national français, pensons aussi, bulletin de vote en main, à faire vivre notre vieille Europe comme puissance de paix et d’équilibre de notre planète, même si le chemin pour y parvenir promet d’être long !