Le mouvement de révolte des paysans indiens contre la libéralisation des marchés agricoles se propage comme une trainée de poudre. Des meetings géants se tiennent dans tout le Nord de l’Inde, sous l’effet de l’angoisse des agriculteurs. Ceux-ci sont persuadés que la réforme va concentrer la distribution aux mains de cartels privés, uniquement préoccupés à dégager des marges de profit aux dépens de la rétribution des producteurs. A leurs yeux, ce chamboulement prépare une seconde étape : le remembrement des terres et l’expropriations des petits exploitants peu performants. Ces derniers représentent 75 % de la population du Pays, travaillant pour l’immense majorité dans des conditions précaires. La fixation de prix publics minima constitue donc, pour eux, un filet de protection essentiel contre la pauvreté.
Les forces de l’ordre indiennes peinent à déloger les paysans qui, depuis deux mois assiègent New Delhi, en exigeant le retrait de trois textes de loi privatisant les marchés agricoles. Le gouvernement de Narendra Modi a rompu les discussions avec les représentants des agriculteurs et opté pour une solution musclée, au lendemain des violences survenues dans la capitale indienne. Les troubles qui ont endeuillé, le 26 janvier, le Republic Day, jour de la fête nationale, ont fait un mort et quatre cents blessés. Le Fort Rouge de New Delhi, un symbole de l’indépendance du pays, a été investi par la foule en colère, une situation comparable au raid des gilets jaunes français contre l’Arc de triomphe, à Paris. Les ‘’meneurs’’ et les personnalités de l’opposition qui les ont soutenus politiquement font l’objet de poursuites policières ou judiciaires. Trente-sept dirigeants syndicaux sont ainsi visés pour ‘’tentative de meurtre’’, ‘’émeute’’ ou ‘’conspiration criminelle’’. La police dénonce ‘’un plan préconçu et bien coordonné’’ pour rompre un accord initial sur le déroulement et le parcours de la manifestation. En Uttar Pradesh, les forces de l’ordre, dirigées par un moine nationaliste extrémiste, coupent l’eau et l’électricité aux campements dressés près des barrages routiers sans parvenir à disperser les foules qui s’y agglutinent. Avec la persistance des blocages, des contre-manifestations anti-paysannes apparaissent.
Devant la montée des tensions civiles, deux syndicats paysans se sont retirés des barrages routiers, mais l’union syndicale, qui en compte une quarantaine, poursuit le siège de la capitale. Narendra Modi détient l’insigne privilège de diriger, depuis 2014, la ‘’plus grande démocratie du monde’’ (au plan démographique s’entend : 1,3 milliard d’âmes). Mais il a bâti sa carrière politique, dès 2001, dans l’Etat du Gujarat, puis à la tête du Parti du Peuple Indien – BJP -, identitaire hindouiste et nationaliste, en prêchant l’exclusion des Musulmans et des castes basses. Beaucoup en Inde le voient comme un avatar local de Donald Trump, envers qui il ne cache d’ailleurs pas ses affinités personnelles. Ce n‘est bien sûr pas une justification acceptable pour traiter ses compatriotes comme si la bourse et les marchés – peut-être aussi le ‘’consensus de Washington’’ – allaient, comme par magie, libérer l’Inde de ses archaïsmes humains et sociaux. Aujourd’hui, la démocratie indienne branle dans le manche, alors qu’elle mérite mieux. Mauvaise nouvelle.