Dix ans de guerre, près de 400 000 morts, des dizaines de milliers de disparus, douze millions de déplacés, des centaines de milliers de civils torturés, les hôpitaux et infrastructures bombardés, le pays pour moitié au moins sous la botte de milices barbares et d’armées étrangères – la russe, ses mercenaires Wagner et ses supplétifs chiites, la turque, les jihadistes de toute la région – tout cela ne donne qu’une idée approximative de l’atrocité de la tragédie syrienne. L’huile a été amplement versée sur ce brasier par des acteurs extérieurs. Au départ, il s’agissait d’un rebond pacifique des printemps arabes, avec lequel l’Occident a sympathisé. Une quinzaine d’enfants de Deraa avaient osé griffonner sur les murs de leur école ‘’Docteur (Assad) dégage’’, déclenchant contre eux la cruauté barbare de la dictature.
La répression provoquera une révolution qui s’armera quelque mois plus tard (avec l’aide de l’Occident) mais sera écrasée dans le sang. Les milices islamistes rempliront le vide. Sur son tas de ruines et de cendres, Bachar reste bien vissé au pouvoir, néanmoins sous la haute protection de Moscou et de Téhéran dont il dépend. Les Kurdes ont été lâchés par les Etats-Unis et par la France mais s’accrochent à leur réduit du Nord-Est. Plus à l’Ouest, Erdogan repeuple les territoires qu’il leur a arrachés avec des Arabes ‘’turquisés’’. A partir de 2013, le conflit a acquis une dimension universelle avec le viol de la prohibition frappant les armes chimiques, qui constitue la loi absolue des états. Tout a basculé en 2015, quand l’administration Obama a renoncé – non sans quelque raison – à défendre ses ‘’lignes rouges’’ face aux attaques chimiques des guerriers de Bachar contre Alep et d’autres bastions rebelles. La France n’a pas insisté pour lancer, seule, ce qui ne pouvait que tourner à un embrasement général.
L’embrasement a eu lieu autrement : la Russie de Poutine s’est précipitée militairement dans le vide laissé par l’Occident et avec comme ‘’piétaille’’ au sol, ses mercenaires, les Pasdarans iraniens et diverses milices chiites, elle a rasé depuis le ciel toute trace de vie échappant à la férule de Bachar. Le pays s’est vidé.
Les drames de Hongkong, de Biélorussie et maintenant de Birmanie, l’affaire Navalny, le chaos africain et la résurgence du jihadisme ont fini par nous insensibiliser au drame syrien. La pandémie nous a repliés dans nos coquilles : trop de cruauté, trop de cynisme, trop de souffrance ! Cela nous sature et nous contraint à lâcher prise. Après tout, nous sommes des êtres humains, pas des géopoliticiens blindés et sans âme.
Le droit ne sauve pas les vies, mais il permet, bien après la bataille, de régler les comptes de la Justice. La CPI et bien d’autres juridictions accumulent les preuves et instruisent des mises en accusation contre Bachar et d’autres acteurs. En Russie, trois ONG (dont le renommé groupe ‘Memorial’) ont déposé plainte contre les tueurs de l’organisation Wagner, sur la base de films prouvant que ceux-ci se sont rendus coupables de tortures et d’exécutions atroces. Nous devons nous en remettre aux juges, quand bien même ceux-ci ne seront entendus qu’au lendemain du conflit. Nous n’avons presque rien fait pour faire taire les armes, alors, au moins et sans grand risque, apaisons nos consciences, de cette façon !