L’époque est révolue où la France se sentait sans rival. Aujourd’hui, des groupes djihadistes la voient en cible prioritaire et des Etats cherchent à l’affaiblir. La période de grâce s’est achevée au début des années 2000, dans la suite des attentats du 11 septembre 2001, à New-York et à Washington, puis lorsque AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) l’a désignée en ennemi des croyants. Aujourd’hui, les forces françaises sont engagées au Sahel comme au Levant, Selon ses stratèges : ‘’ne pas se préparer à un conflit, c’est être (mangé) au menu de ceux qui nous veulent du mal’’. Lucidité oblige, la notion d’ennemi serait elle de retour ?
Dans un contexte international chaotique et imprévisible, où le fait guerrier redevient une culture planétaire, les armées se préparent, ces dernières années, à affronter des conflits de haute intensité – ceux qu’on n‘imaginait plus – qu’ils soient symétriques (entre armées), asymétrique (terroristes ou partisans) ou encore qu’ils combinent ces deux composantes (conflits civils à ramifications internationales). L’OTAN, aussi, planche sur les ‘’guerres du futur’’ dont on sait qu’elles sont déjà engagées – bien qu’à faible intensité – et qu’elles seront hybrides (cyber, financières, par recours aux sanctions économiques ou au blocus, aux moyens d’influence, d’espionnage, etc.). Mais la guerre se gère à distance et sa réalité n’est pas donc évidente pour tous.
Il y a quelques mois, le général Lecointre, CEMA, a présenté une formulation ‘’conventionnelle’’ de la dissuasion à la française : »faire comprendre à nos ennemis qu’ils ne sont pas à l’abri de ripostes, s’ils nous agressent et pour cela déployer des moyens de lutte de haute intensité’’. De fait, sans se départir de sa doctrine stratégique, la France se prépare en priorité à des formes de confrontation interétatiques dans la dimension navale (accrochages avec la Turquie, la Chine, l’Iran) comme dans ses opérations terrestres outre-mer. Elle est concernée en premier lieu par la sécurité du Vieux Continent face à la menace russe – une partie au bord du gouffre se joue en Ukraine -, mais aussi par le Moyen-Orient, le Maghreb et le Sahel. La défense des départements et territoires d’outre-mer pourrait de même prendre un tour conflictuel. Comment garantir souveraineté et libre navigation, face à des dénis d’accès ? Ce sont aussi toutes ces zones interdites de survol ou d’approche installant des vides de réaction en cas d’agression car ils mettent l’attaquant hors de portée des capacités de réplique des pays frappés.
L’identification de l’adversaire s’impose dans les préparatifs opérationnels, mais on ne nomme jamais ouvertement les pays avec lesquels des affrontements risquent de se produire. En Occident, la guerre charrie un lourd relent d’immoralité, même pour qui y est confronté contre sa volonté. Bien sûr, il serait indécent d’oublier que c’est un phénomène horrible – comme l’est la pandémie – mais de-là à renoncer à se défendre… Tout devrait toujours être fait pour que personne ne se proclame l’ennemi de quiconque, même au prix d’un déni cognitif. Ainsi, la Turquie est une alliée dans l’OTAN, donc mieux vaut se méfier d’Erdogan que de son pays. La Russie est appelée à s’intégrer ‘’un jour’’ dans l’architecture de sécurité européenne (un objectif souhaitable), alors ménageons – verbalement – V Poutine… tout en s’en méfiant. On n’empêchera pas hélas que la France et l’Alliance soient catégorisées publiquement comme des ennemies et parfois même comme ‘’terroristes’’ (sic). L’URSS de Brejnev craignait l’OTAN et percevait un avantage à une détente avec l’Occident. Par contraste, la Russie de Poutine juge possible l’effondrement de l’Occident et se montre nettement plus agressive. Cette posture flatte les opinions revanchardes qui servent de légitimité au Tsar comme dans d’autres autocraties populistes. Elle stimule la mobilisation guerrière des populations et la fuite en avant générale.
La frontière entre l’ennemi et l’adversaire est bien mince. Moscou a procédé à des annexions de territoires, par la force, en Europe, mène des cyberattaques en grand nombre, assassine des opposants sur le sol européen, soumet la Biélorussie, encercle le flanc sud de l’Europe depuis la Libye, l’Afrique noire et le littoral syrien, etc. Est-ce suffisant pour être perçue en ennemie, dans le sens inexorable et ancien du terme ? Tant que des règles de comportement cohérentes et constantes perdurent – même si elles sont criminelles – il vaut mieux s’en tenir à la notion d’ ‘’adversaire stratégique’’, laquelle ménage la possibilité de dialoguer et d’agir de concert dans quelques secteurs d’intérêts communs majeurs. Cette approche réaliste et peu enthousiasmante au plan des valeurs serait aussi adaptable à l’hégémonisme chinois, si la nécessité d’un durcissement s’imposait. De même avec la Turquie, dont on peut espérer que le gouvernement sortira, de lui-même, de son aventurisme paradoxal. Mais quand les »rivaux stratégiques » se coalisent et jouet la surenchère, ne faut-il pas avertir les populations, déjà saturées de mauvaises nouvelles, que la Paix, elle aussi, est fragile ?