La prospective sert de boussole au travail géopolitique. Quand il n‘est pas suffisamment rigoureux, c’est aussi un exercice marqué parle subjectivisme, voire par l’approximation. Ces dérives ne concernent pas le rapport de la CIA sur l’état du monde et les prévisions pour les deux prochaines décennies que la centrale de Langley élabore tous les quatre ans, à l’intention du (nouveau) président élu. Pour l’essentiel, il connaît une diffusion publique. En effet, il n’a pas d’autre objectif que d’apporter une vision américaine rigoureuse et solidement documentée des évolutions qui dicteront les intérêts de la première puissance mondiale. Celle-ci s’affirmant globale, l’étude embrasse de multiples facteurs qui concernent aussi l’Europe et le vaste monde. A l’image des travaux de Jérôme Fourquet sur ‘’l’Archipel français’’, la puissance du ‘’big data’’ apporte une forme de caution scientifique aux anticipations de l’Agence.
L’édition française aux Éditions des Équateurs pose comme constat de départ la pandémie de Covid-19 cause de la plus forte perturbation mondiale observée depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est assurément la plus déstabilisatrice que les Etats aient dû subir en temps de (très relative) paix. Paradoxalement, alors que l’universalité des évènements vécus (pandémie, défi climatique et écologique, révolution numérique, société de la surveillance, conflit être croyances, intelligence artificielle omniprésente, populisme porté par les réseaux sociaux, ingénierie du vivant) uniformise la vie et les épreuves du genre humain, les mêmes évolutions amplifient les cassures et la fragmentation anarchique de la géopolitique mondiale. Les régions tributaires de l’agriculture pluviale seront particulièrement vulnérables : l’Afrique subsaharienne, l’Amérique centrale, certaines zones de l’Argentine et du Brésil, certaines parties de la région andine, l’Asie du Sud et l’Australie. Par contraste, certaines, situées à des latitudes plus élevées, comme le Canada, l’Europe du Nord et la Russie, pourraient bénéficier du réchauffement climatique grâce à l’allongement des saisons de croissance et à l’investissement en intelligence artificielle. Ces déséquilibres physiques se conjugueront avec une démographie humaine décalée entre riches et pauvres. En conséquence, ils porteront à leur paroxysme les tensions préexistant dans nos sociétés et créeront une sorte de continuum conflictuel entre crise-guerre et épisodes de paix. les répits seront néanmoins perturbés par l’invasion de la désinformation sur les réseaux mondiaux toxiques.
Le ‘’monde d’après’’ (une expression naïve mais répandue) sera composé, en premier lieu, de communautés d’individus connectés et vieillissants, retranchés dans la défense ou dans la promotion impulsive de leurs identités. Les Etats seront à la merci d’intérêts privés multinationaux plus puissants qu’eux. Les vagues migratoires affluant des régions sans protection sociale ni avenir, ou issues des populations déplacées par les catastrophes naturelles, porteront ces crispations xénophobes ou racistes à un niveau d’intolérance compromettant le fonctionnement démocratique. Les inégalités de richesse progresseront, tant entre le Nord et le Sud qu’à l’intérieur de sociétés hyper-urbanisées et dont le niveau d’exigence (ou de frustration) s’élèvera sans rapport avec le potentiel des politiques sociales.
La rivalité entre les Etats Unis et la Chine continuera à marquer la confrontation idéologique et militaire entre grands Etats. Le risque de conflit interétatique est susceptible d’augmenter, en raison des progrès technologiques, de l’élargissement du nombre de cibles comme de la plus large variété des acteurs. Il en résultera une dynamique de dissuasion plus difficile et l’affaiblissement croissant des traités et des normes. On cherchera à éviter la guerre totale, mais le risque va augmenter d’erreurs de calcul ou d’une inflexibilité suicidaire de la part d’acteurs poussés dans leurs retranchements qui pourraient déclencher des fuites en avant involontaires. Les groupes djihadistes mondiaux sauront tirer profit de ce grand désordre. Ils pourraient constituer la plus forte menace transnationale persistante de même qu’un danger pour leurs régions d’origine. Leur accès probable à de nouvelles technologies offensives laisse présager d’attaques à distance de grande envergure. Ils bénéficient humainement d’une idéologie cohérente axée sur un avenir millénariste, de structures organisationnelles solides et de la capacité d’exploiter de vastes territoires non ou mal gouvernés, notamment en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud.
Par ailleurs, le ralentissement de la croissance et les aléas pesant sur l’emploi entretiendront méfiance et désillusion dans les pays riches socialement ‘’déclassés’’. L’épuisement des finances publiques (lié à l’endettement exponentiel) et celui de gouvernants, perçus comme peu légitimes, à répondre aux attentes citoyennes deviendra d’autant plus destructeur, comme facteur d’instabilité politique et sociale. La quête d’une protection face à un contexte économique et sécuritaire dégradé, l’écho donné aux scandales de corruption, la remise en cause du monopole des élites, la dénonciation des inégalités seront autant de motifs de colère populaire. On peut pronostiquer une division plus visible de la société, une montée des populismes, des vagues violentes de protestation urbaine. Elles mettront à l’épreuve la démocratie comme la résilience des Etats. Certains d’entre eux pourraient même s’effondrer. Les régimes autoritaires seront confrontés à ces mêmes risques.
Voilà un tableau sombre de chez Méphisto. Il oblitère, certes, l’Union Européenne. Le rapport de la CIA détecte – en lumière noire – les menaces et pas les bonheurs à venir. Ces derniers seront une surprise quand ils surviendront ! Ce tableau d’apocalypse ne doit pas être vu comme un échéancier des désastres, mais comme une boussole pour tracer un chemin vers 2040, à l’abri des péripéties du monde.