Le général Donahue, dernier soldat de l’Occident a ré-embarqué le 30 août depuis l’aéroport de Kaboul : presque un fuyard. Quatre présidents américains successifs auront voulu ‘’faire revenir les boys’’ d’Afghanistan, le consensus intérieur paraissant en béton sur cet objectif peu glorieux mais très réaliste. Joe Biden est passé à l’action, dans une sorte de compromis dicté par ‘’ceux d’en face’’. La moitié non-américaine des forces de la coalition (hormis les Français, partis dès 2014) a été entrainée dans une spirale de défaite cuisante. L’armée afghane – en fait un réseau de supplétifs mal encadrés, aux effectifs surévalués – s’est effondrée en moins de dix jours, alors qu’elle était sensée ‘’tenir au minimum un an’’. Elle ne croyait plus être un acteur autonome et avoir une mission. Le régime allié de l’Occident a implosé d’un seul coup d’un seul : pchsssiht !
Sans grande opposition, les talibans ont su investir Kaboul de façon spectaculaire et coordonnée, tel le Viêt-Cong s’emparant de Saïgon, en avril 1975. Du coup, les plans d’évacuation qu’on laissait dormants ’’pour ne pas envoyer le mauvais signal à l’ennemi’’ ont dû être improvisés dans la pire des précipitations. La pagaille a achevé d’enflammer les blessures de la défaite politique et de l’abandon militaire et d’en faire une véritable débâcle politico-humanitaire. On peut, sans exagérer, parler d’erreur historique (il fallait quitter l’Afghanistan dès Al Qaeda délogée vers le Pakistan, en 2002-2003), mais aussi de tragédie ponctuée de pertes humaines révoltantes autant qu’inutiles. L’avenir, pour l’Occident, sera-t-il à l’introspection de ses fautes stratégiques et de ses illusions naïves ou seulement à la recherche de boucs-émissaires ? Joe Biden est le premier visé en ligne de mire, bien que la dérive mentale en revienne à toute une école de pensée stratégique fondée sur l’intervention en force et que l’opinion outre-atlantique ait bien trop tardé à remettre ces errements en cause.
Des centaines de milliers d’Afghans affolés sont restés prisonniers dans la nasse, après s’être désignés comme fuyant les talibans. On ne peut plus faire grand-chose pour eux. L’Amérique n’avait qu’une obsession : déguerpir au plus vite en limitant sa propre casse. Tous les contingents de la coalition ont tenté de sauver ce qui pouvait l’être (un tout limité aux personnes encerclées dans l’aéroport), mais le pont aérien tardif et forcené n’a permis d’accomplir que la moitié de leur devoir humanitaire. 120.000 personnes ont été acceptées à bord, dans le plus grand désordre, laissant derrière elles leurs familles ou parents. Elles n’ont pu que s’accrocher aux ailes étrangères. Les conséquences des séparations comme des abandons se feront sentir longtemps encore.
Comme si cela ne suffisait pas, la tragédie a pris une allure de massacre – une centaine de morts – du fait de la résurgence de Daech, franchise afghane (Etat islamique au Khorasan) dont les attaques terroristes contre l’aéroport ont rajouté au drame qui s’y jouait une dimension d’horreur et de panique. On était venu en Afghanistan chasser les terroristes : c’est eux qui harcèlent nos partants. Les services de renseignement occidentaux en sont arrivés – toute honte bue – à solliciter l’aide des talibans pour aider à protéger cette foule et leurs soldats, non sans éviter d’ultimes maladresses (les représailles américaines ont décimé une famille). On ne sait rien des activités projetées par Al Qaeda depuis ses bases afghanes, sauf que ses tueurs sont là, de nouveau. Les talibans les tiendront-ils à distance ? C’est pourtant l’organisation contre laquelle toute l’expédition avait été déclenchée en décembre 2001 par l’ex-président Bush. De toute façon, l’histoire ne pourra plus se rejouer en boucle, l’échec est trop inhibant.
Sur le plan diplomatique – mais les experts seraient-ils les seuls concernés ? – la descente aux enfers avait été entamée sous Donald Trump, avec la conclusion à Doha en février 2020, de l’accord entre Américains et Talibans sur les modalités du retrait des troupes de l’Oncle Sam. Un scénario auquel la réalité ne s’est pas conformée : vanité de la diplomatie ! L’Amérique s’était privée de toute marge de manœuvre politique en échange de la protection de ses troupes. Le pouvoir politique à Washington a délibérément omis de se préoccuper de l’avenir politique de l’Afghanistan après son retrait projeté. Le peuple afghan et sa culture sont restés des phénomènes incompréhensibles pour les têtes d’œuf du Pentagone et du Département d’Etat. Rien n’a suivi le principe de réalité dans leurs présomptueux scénarios de »nation building ». La perte de confiance en soi-même subie par leurs alliés afghans a dû commencer là : ils se savaient factices. Le calendrier a ensuite été dicté par la partie talibane. Privés de renseignement comme d’emprise sur le terrain (hormis le tarmac de l’aéroport), les représentants américains s’en sont remis, contre les menaces de Daech et contre Al Qaeda, à la ‘’coopération opérationnelle’’ de l’ennemi-taliban, celui là-même qu’ils étaient venus abattre : invraisemblance et humiliation. Dès le désastre accompli, ils se sont empressés de continuer leurs pourparlers par le truchement du Qatar, le grand protecteur des frères musulmans. Le concept de ‘’gouvernement de transition’’ que les Occidentaux et, à leur façon islamiste, les talibans mettent en avant pour sauver la face ou pour ne pas trop effrayer tient, lui, de l’hypocrisie pure. On dotera probablement le Califat d’une façade décorative mais le pouvoir restera solidement ancré chez les mollahs et leurs chefs militaires.
Au même titre, la zone de refuge ( »safe zone ») dont les diplomates français et britanniques font grand cas à l’ONU restera à l’état de mirage. Le ‘’Non’’ du pouvoir taliban, vainqueur militaires et maître des lieux, tranche la question. Mais l’Occident s’enfonce dans le déni de sa mise hors-jeu. Il s’accroche aux solutions devenues trop tardives et donc impossibles à mettre en œuvre. Il exorcise, ce faisant, sa mauvaise conscience envers les Afghans abandonnés. Se déporter du terrain afghan vers le forum new-yorkais est bien moins dangereux et peut donner le change. On mime une activité diplomatique ‘‘soutenue’’ à l’intention des opinions publics.
Les chancelleries sont surtout anxieuses de voir la Chine, la Russie, la Turquie et les pays du golf redoubler de réalisme et de complaisance pour s’assurer les bonnes grâces des talibans : tranquillité chez eux contre coopération économique et relations diplomatiques avec Kaboul, voilà les termes du marché. A l’opposé, les pays de l’ex-coalition posent, eux, des préalables juridiques (libre sortie des Afghans de leur pays, scolarisation des filles, droits humains…) et, du coup, ils intéressent moins le nouveau califat, quels que soit l’état délabré de son économie et de ses finances. Les talibans trouveront chez des voisins plus massivement hostiles à l’Occident l’expertise et l’argent qui leur font défaut.
Un nouveau monde émerge sur lequel les Etats Unis et l’Europe ont perdu prise.