En Afghanistan, quelque 70 000 militaires français ont été déployés en opération, de 2001 à 2014, lorsque la France participait à la Force internationale d’Assistance à la Sécurité (ISAF) de l’OTAN. En treize années d’intervention, les armées ont passé quelque 1067 contrats pour le recrutement de ‘’Personnels Civils de Recrutement Local’’ (PCRL), en grande majorité des agents logistiques et des interprètes, dénommés ‘’tarjuman’’ en langue dari. Deux cent vingt d’entre ont été, à leur demande, admis en France sous statut de protection mais seulement une vingtaine, dans les deux semaines qui ont suivi la chute de Kaboul. C’est très peu. Depuis la prise de pouvoir par les talibans, le 15 août, la France officielle semble réticente à ouvrir les bras à ses anciens collaborateurs, confrontés ainsi que leurs familles à la menace d’une mortelle vengeance entre les mains des islamistes. Ainsi, le visa a été refusé à plusieurs dizaines d’entre eux. Au total, environ 1300 visas ont été émis pour les quelque 400 familles à protéger. 150 autres ont été laissées sur le carreau et non-invitées à embarquer, lorsque le pont aérien s’est achevé le 27 août.
Apparemment, aucune autre puissance occidentale engluée dans la débâcle afghane n’a fait aussi peu de cas de ses ‘’harkis’’ (le terme vise à établir un parallèle avec les troupes indigènes partiellement extraites d’Algérie en 1962). L’Italie, par exemple, a embarqué tous ses supplétifs et les contingents anglo-saxons ont rempli leur mission, tout au moins s’agissant de ceux ayant pu accéder à l’aéroport. Le ministère français de la Défense n’a assuré qu’un service ‘’décent’’ d’évacuation, partiel et sans excès, malgré l’engagement solennel au plus haut niveau de la République de ‘’protéger ceux qui ont travaillé pour la France’’. Et encore, le langage, même déconnecté des réalités, n’a pas toujours été noble. Le premier réflexe, au beau milieu des congés d’été, a été d’annoncer très officiellement aux Français – un peu éberlués – qu’on anticiperait et on les ‘’protègerait des flux migratoires irréguliers’’. Les serviteurs afghans de la République qui ont risqué leur vie sur le terrain des combats assimilés à des ‘’migrants’’ ? Il n’y a pas d’excuse à l’absence d’évacuation complète des tarjumans de la France, même si, en fin de comte, une improvisation à la hâte s’est imposée. Paris s’expose surtout au soupçon de désengager sa responsabilité au sein de la coalition déployée avec son aval actif et sa participation, autour du grand allié américain, sous Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy. Cela aurait affecté la perception du devoir de protéger son propre camp dont ceux qui ont agi sous l’étendard tricolore.
Les dirigeants français ont tiré, avant d’autres, les enseignements de l’occupation absurde et impossible d’un pays essentiellement absorbé dans ses guerres civiles obscures et interminables et, par ailleurs, jusqu’à récemment déserté par les centrales terroristes. C’était un fait positif. Mais les autorités ont été prises de court par la soudaineté de la chute de Kaboul, une issue qu’elles savaient inévitable depuis fort longtemps mais qu’elles n‘avaient pas préparée. Ont-elles pensé être exonérées de leurs devoirs de puissance combattante du fait du départ des troupes françaises dès 2014 ? Sept années de distanciation d’avec une cause perdue d’avance expliqueraient cette coupable indifférence. Voyant venir le fiasco, on s’est persuadé que l’intervention militaire était exclusivement américaine, à fortiori à l’heure de la défaite. Pourquoi donc en payer la note ? Pour en externaliser la gestion des »flux », on a envisagé de les canaliser vers trois pays de transit fondamentalement hostiles : le Pakistan (la mère-patrie des talibans, ceux qui menacent les fugitifs afghans), l’Iran (un pays hostile aux chiites, farouchement anti-démocratique et anti-occidental) ou la Turquie (fort lointaine, sans frontière commune avec l’Afghanistan et qui ne veut plus accueillir). Cette façon d’expédier ses collaborateurs comme les autres victimes vers l’enfer est accablante de cynisme ! La bataille électorale, qui justifie tout, devra-t-elle être un concours d’inhumanité ? Les Américains, un peu moins brutaux, ont jeté leur dévolu sur l’Albanie et le Tadjikistan.
D’après plusieurs media, cette mollesse à protéger les tarjumans relèverait d’un principe gestionnaire : le ministère français de la Défense compterait quelque trois mille six cents auxiliaires, sous d’autres latitudes, dont il entend pouvoir se défaire à sa guise. Donc il ne serait pas question de créer un précédent à Kaboul ! Pour se donner bonne conscience face aux questions de la société civile, ses avions ont extrait 2600 malheureux civils du guêpier afghan, mais pas forcément ceux à qui les Armées devaient le plus. 2600, ce n’est pas rien, mais ce n’est pas non plus du zèle : c’est en tout cas deux fois moins de malheureux que sauvés par l’opération italienne.
La règle du ‘’toujours et volontairement trop tard’’ est devenue la norme. Un parti-pris malin sans âme. Il convient ensuite de parler sur la scène internationale pour se mettre en scène avantageusement devant les concitoyens-électeurs. Comme si la défaite de l’Occident n’était pas scellée, la France et le Royaume Uni ont joué au Conseil de sécurité des Nations Unies une comédie quant à la création d’une zone de refuge internationale à Kaboul, afin d’abriter et d’exfiltrer les nationaux afghans et étrangers laissés en rade. On a atteint un sommet dans l’art de ne pas entendre le ‘’non’’ – logique et définitif – des talibans, maîtres du terrain et n’ayant aucune raison de le céder aux ‘’envahisseurs défaits’’. Sourds aux réalités, les pays de l’OTAN ont égrené leurs conditions pour reconnaître les vainqueurs : laisser tous les Afghans qui le veulent partir sur des vols civils en acceptant les documents de voyage étrangers (mais où obtenir un visa ?), neutraliser la présence des centrales jihadistes pour qu’elles ne bénéficient pas de base d’action terroriste, garantir l’éducation des filles, l’intégrité physique de ceux qui passent pour des traîtres, les droits humains, etc. La débâcle se termine en tragicomédie. Il faut vite oublier. Et pourtant, la situation au Sahel, certes différente mais perçue sous le même angle par les populations musulmanes, ne risque-t-elle pas d’asséner bientôt à la France un choc plus direct et plus redoutable ?