L’engrenage a été mis en marche lors de la conférence de presse surréaliste de Vladimir Poutine. Dans l’immédiat, ses décisions sonnent l’heure de la partition politique de l’Ukraine, par absorption des territoires en rebellion du Donbass. »Reconnus » par Moscou, les bantoustans de Lougansk et Donetsk passent aussitôt un pacte de défense avec l’armée russe, déjà sur place et désormais positionnée sur son tremplin d’agression. On rejoue l’affaire des Sudètes. C’en est fait des accords de Minsk (consacrant entre autres l’intégrité territoriale et souveraineté de l’Ukraine), du format dit »Normandie » jusqu’au bout défendu par le président français. Exit tout espoir de stabilité à l’est de l’Europe, exit le droit, exit les Européens eux-mêmes … exit, sans doute aussi, le sommet avec Biden et la possibilité d’encore parler au monde extérieur (hormis à la Chine). Place à une conception mythomane, complotiste et obscurantiste : l’Ukraine ? »ni un peuple, ni un pays, ni un Etat », tout juste une vassalité manipulée par de malfaisants étrangers. Il faudra punir – effacer de la carte ? – ce mauvais sujet. Le moyen-long terme devrait se conformer à ce »Mein Kampf » poutinien, mais le passage à la confrontation ne se fera qu’étape après étape.
Moins immédiatement redoutable, à l’horizon du lendemain, qu’on aurait pu le craindre, l’expansion politico-militaire russe se dégagera des contraintes de la légalité dans les mois et les années qui viennent. Le script étant fixé, les échéances guerrières seront affaires de contexte et d’opportunité. Une nation de 55 millions d’habitants se voit vouée à un destin qui évoque désagréablement celui de la Pologne de 1940. Quel vertigineux retour en arrière !
Ce ne sera donc pas une »invasion » en masse mais une escalade sans fin, jouant sur les nerfs. Les territoires arrachés à Kiev ne forment que 40 % des deux oblasts menacés. Il y a fort à parier que, »face à l’agression ukrainienne » et au »génocide des Russes » en cours, les deux gouvernements »populaires » appelleront la soldatesque à rétablir leur »pleine souveraineté » sur les 60 % encore gouvernés depuis Kiev. Pour le coup, ce sera une réelle (nouvelle) invasion dont le scénario sera suffisamment trituré pour qu’on s’y réfère en d’autres mots. Au delà, la ville portuaire de Mariupol, sur la mer d’Azov, est appelée à tomber pour que les eaux deviennent un lac russe fermé.
En prenant le temps qu’il faudra, le Kremlin veut surtout en finir, par tous les moyens possibles, avec le gouvernement Zelensky et les institutions libres et démocratiques dont l’Ukraine s’est dotée depuis 2014. Le script vengeresque présenté par Vladimir Poutine est des plus explicites : la »Petite Russie », en proie à la »Grande », devra être absorbée par cette dernière, »au nom de l’Histoire ». Même si l’on peut objecter qu’au IX ème siècle, la »Petite » a été mère de la »Grande ». Qu’importe ! Le débat n’est pas là.
La balle est, pour un temps court, dans le camp occidental. Les manœuvres pernicieuses de l’agresseur placent l’Ouest face à un dilemme épineux : sanctionner trop massivement la Russie – qui s’y est préparée – libèrerait les mains de Poutine pour aller toujours plus loin. Cela placerait les démocraties en position de protagonistes dans un conflit qui n’est pas de leur initiative. Les sanctions auraient un coût économique et social aussi pour ceux qui les décideraient (ainsi, d’une mise en berne de l’oléoduc North stream). L’effondrement du système international et de ses garde-fous en matière de paix et de stabilité risquerait de s’étendre, par contamination, à la planète entière. Un »jeu chinois » pour contrer l’Occident pourrait venir renforcer la main de Poutine. Si, en revanche, les démocraties préféraient limiter leur réponse à ce délit commis »sans invasion », l’aveu de leur faiblesse conduirait au moins au même résultat. Aller mourir pour Kiev n’est pas non plus une option alternative crédible.
»Plus une goutte de sang ! ». Au premier degré, le propos de l’autocrate sans âme pourrait sembler humaniste. Mais pris dans son contexte intentionnel, alors que le sang coulait déjà, à l’instigation du locuteur, la signification dépasse en fait toute décence : »chaque goutte du sang de mes ennemis m’autorise à pousser plus loin l’agression contre eux ». Alerte aux vampires !