* 5 avril – Dissuasion

Notre pensée n’est pas vraiment faite pour le temps de guerre. D’abord, nous ne sommes pas trop sûrs d’être en guerre. L’Ukraine l’est. La Russie viole l’une après l’autre tous les garde-fous (bien nommés) du droit de la guerre, devenu droit international humanitaire. L’Europe n’est qu’en posture de moraliser, d’aider en sous-main, de sanctionner … mais elle ne croit guère être face à un défi vital. Surtout, la France se repose douillettement sur sa théorie-miracle de la dissuasion : les protagonistes sont tous rationnels. Aucun n’aura donc la folie de s’exposer et d’exposer sa population à l’anéantissement juste pour empocher une mise. Pour afficher sa rationalité et stabiliser le jeu, on ne protègera pas sa population contre un feu nucléaire ennemi et l’on maintiendra le dialogue = rationnellement = avec celui d’en face. Ce faisant, on manifeste n’avoir aucune intention d’asséner une première frappe et on ne garde sous la main qu’une force de représailles limitée, au moment de répliquer par un suicide national. Ce qui, avouons-le, n’est pas totalement rationnel. Descartes a ses limites mais c’est bien ce raisonnement subtil qui a fait dire au patron du renseignement militaire français que l’armée de Poutine n’attaquerait pas l’Ukraine en bloc, sur tous les fronts. Trop lourd de conséquences insupportables pour la Russie, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Moscou l’a pourtant fait et de la pire manière. Voilà le général Videau promptement remercié pour la faillite de son analyse, très  »classique ». Et si, plus largement, la conception classique-même de la dissuasion du faible au fort – à la française – n’avait plus prise sur le réel ?

C’est l’idée très dérangeante que développe un stratège français dans l’Obs d’hier. Les indices de caducité de la doctrine  »gaullienne » du général Gallois se multiplient :

  • Poutine est totalement étranger à un raisonnement stratégique en termes de dissuasion. La doctrine soviétique puis russe fait de l’arme nucléaire une arme d’utilisation. On menace de l’utiliser (maximiser le rôle émolliant de la peur); on l’utilise effectivement, au sein d’un cocktail d’armes de destruction massive et de façon graduée pour créer l’hésitation chez l’adversaire (est-ce ma ligne rouge ou sera-ce plutôt le coup d’après ?), on en joue pour étendre sa domination militaire, annexer des populations et leurs territoires. Ceci, sans établir aucun lien avec la protection de son propre sanctuaire national. Cette indifférence est possible en dictature. Le précédent  »Poutine » crée un jeu à trois ou à quatre (agresseur, agressé, défenseurs), qui sort les acteurs de la logique binaire de la dissuasion, celle du  »tout ou rien ». Mourir pour Kiev ? La question se pose à l’Ouest. Elle n’existe pas à l’Est.
  • De 1987 à 2018, les missiles stratégiques dits  »de portée intermédiaire » (INF : de 500 à 5.500 km) ont été limités en nombre et même démantelés. C’était après la  »crise des missiles » du début des années 1980 qui avaient vu les Pershing américains maintenir l’équilibre face aux SS 20 soviétiques pointés sur les capitales et cibles stratégiques européennes. Ce bénéfice a été perdu, par décision de V. Poutine et D. Trump de dénoncer le Traité INF et de reprendre leurs billes. L’Europe est donc à nouveau placée sous l’épée de Damoclès nucléaire de la Russie. Quid de l’équilibre des forces si les Républicains réintégraient Washington ? Les dissuasions françaises et britanniques affichent les mêmes faiblesses de moyens et de doctrine. Dans le pire des cas, cette impréparation pousserait à ne pas aller jusqu’au bout du froid et rationnel raisonnement du  »tout ou rien » et donc, à fléchir.
  • L’Ennemi,  »toujours rationnel ». La France le serait elle, en effet, si, dévastée par une première frappe qui aura fait disparaître ses villes et ses infrastructures, elle décidait de se venger par quelques coups au but, en retour. Elle se placerait alors en attente d’une seconde frappe qui l’achèverait et fermerait les lumières. Quel homme politique ferait le choix du suicide, en démocratie ? Dans le cas de Vladimir Poutine, ses motivations et son état d’esprit n’auraient-ils pas changé entre la phase 1 de son offensive  »à la mode de Crimée », supposée investir l’Etat et le territoire ukrainien par surprise et sans coup férir (en tous cas, sans trop de casse) et la phase 2 , caractérisée par un délire de destruction sadique ? En fait, le dictateur russe est passé de l’hubris conquérant à la frustration destructrice.  »Vous m’empêcher de prendre MON Ukraine, alors je VOUS la détruit ». Pas très rationnel, certes, mais de Néron à Hitler, ça s’est vu ! La théorisation de la dissuasion a simplement  »oublié » la puissance perturbatrice de la colère. Ou encore, que la guerre, surtout lorsque elle est nucléaire, n’est pas un jeu  »cool » et bien structuré. Le hasard et les retours de sort, les échecs, autres contretemps et frustrations en tissent la trame et la réalité de terrain. Cela déraille toujours par rapport aux plans génériques. De plus, les populations savent que, dans une guerre moderne, elles sont la cible principale. Quels motifs auraient-elles à se conformer aux stratégies d’états majors ?
  • Elle parait d’autant plus légère, cette  »dissuasion à la française » qu’avec une centaine d’ogives opérationnelles, elle ne conduit qu’à une option unique : convaincre l’extérieur de sa force pour éviter l’annihilation du Pays. Les Etats-Unis et la Russie en possèdent près de cent fois plus et leurs arsenaux ont culminé avec, respectivement, quelque 30.000 et 40.000 engins de mort. A ce niveau, l’idée même de dissuasion est oubliée au profit du principe douteux de  »frappe préventive » (ou  »représailles anticipées »). La technologie spatiale, le renseignement, etc. permettent de déclencher une frappe contrer l’adversaire, juste quelques secondes en amont de ce qu’on interprète comme son intention de vous attaquer. Evidemment, la technologie trahit souvent ses maîtres et l’on compte dans l’histoire de la Guerre froide, des dizaines d’erreurs ayant conduit le monde à quelques microns du gouffre fatal. A ce jeu là, Paris n’est pas un acteur. Mais face à Poutine le Vengeur, la question reste posée.

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