Des crimes de guerre sont commis en Ukraine, qui nous bouleversent. Dans quelles juridictions, sous quelles conditions et avec quels instruments juridiques, ceux qui en sont responsables au niveau politique ainsi que leurs subordonnés sur le terrain pourront être jugés un jour ? La procureure générale d’Ukraine et le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) sont déjà à la tâche pour enquêter et qualifier juridiquement ces crimes. L’obstacle le plus rédhibitoire tient à la validation politique des saisines par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Ce n’est pas gagné : Moscou jouera de son véto et Pékin veillera aussi au grain.
De plus, si bien même la procédure dépasse ce stade décisif, les enquêtes s’avèreront longues, complexes et exigeantes en précautions méthodologiques. L’idée est dans l’air d’un nouveau tribunal appelé à juger le crime d’agression, en commençant par le cas ukrainien. La création d’une telle juridiction n’ira pas de soi mais donnera matière à polémique. En attendant, se pose la question de faire justice, aussi rapidement que possible, aux victimes ukrainiennes. L’invocation de la compétence universelle, un principe établi du droit international, offre une réponse. Elle n’est pas dans tous les cas efficace.
– La saisine des tribunaux en raison de la compétence universelle s’avère très complexe car basée sur la ‘’Common law’’ et jalonnée de conditions restrictives rendant aléatoires la poursuite d’un criminel de guerre étranger. Par ce mode de saisine, un certain nombre d’Etats volontaires peuvent juger les auteurs ou les complices des crimes de génocide, contre l’humanité et de guerre commis à l’étranger par des étrangers. Mais l’arsenal pêche sur deux plans essentiels : l’impossibilité d’ouvrir u procès en l’absence des accusés et l’existence de verrous restreignant largement l’effectivité de la mise en examen. Il faut ainsi établir une preuve de résidence du présumé coupable dans l’Etat du juge. Mais aussi que les faits incriminés relèvent de la loi pénale de l’Etat où ils ont été commis. Ou encore que l’Etat de la nationalité du suspect soit partie à la Cour Pénale Internationale. Cette dernière exigence de la ‘’double incrimination’’ rend souvent caduque toute procédure. Ainsi, malgré le mandat d’arrêt international qui le vise, l’ancien président-tortionnaire du Soudan, Omar Al-Bachir, n’a jamais pu être appréhendé ni jugé.
– Dans une tribune du ‘’Monde’’, sept juristes spécialisés ont exposé les failles de la procédure dans la pratique, singulièrement, celle de la France. Ainsi, même si l’on parvenait un jour à capturer Vladimir Poutine et ses généraux sur le sol français, il pourrait s’avérer impossible de les déférer devant un tribunal. La France détient la compétence pour juger les auteurs et complices étrangers des crimes précités, en application de l’article 689-11 de son code de procédure pénale. Elle peut également juger des étrangers interpellés sur son sol. Mais la loi nationale stipule que les suspects doivent ‘’résider habituellement’’ sur le territoire de la République. De plus, des délais de prescription qui ne sont pas justifiés demeurent pour cette catégorie de crimes les plus graves. Le temps passant, on peut donc échapper au juge. Plusieurs tortionnaires africains ou moyen-orientaux séjournant à Paris ont pu, pour cette raison, échapper à toute incrimination. Dans les faits, le gouvernement et la justice ont le plus souvent évité d’ouvrir un procès, alors que des auteurs présumés étaient sous leur main. Ceci, sans doute pour éviter de froisser des puissances étrangères. Le Quai d’Orsay n’est pas particulièrement audacieux en ce domaine.
– Les exactions qui nous indignent en Ukraine devraient libérer ministres et magistrats de leurs hésitations. A quoi serviraient les enquêtes en cours concernant l’armée russe, si elles ne débouchaient sur aucun exercice de justice ? Un instrument utile a été créé au cours des dernières années, qui ouvre la possibilité d’assurer la tenue d’un procès : le jugement des accusés peut se faire en leur absence. C’est le procès par défaut, comportant un premier jugement in absentia, puis, en cas de condamnation, la possibilité d’une comparution volontaire de la même personne l’autorisant à obtenir un nouveau procès dans les règles. L’Assemblée des Etats parties à la CPI a le pouvoir de modifier son règlement de procédure en ce sens. Tout tribunal spécial qui pourrait être instauré pour l’Ukraine devrait incorporer cette formule. Cela donnerait aux victimes l’occasion de comparaître en audience publique, de témoigner et d’obtenir, ce faisant, la reconnaissance de leur statut.
C’est vers cela qu’il faut tendre : consigner les faits, rendre leur dignité aux survivants, établir des précédents dissuasifs pour que l’Histoire ne se répète plus.