Alors qu’avec le conflit en Ukraine, l’Alliance atlantique connaît une sorte d’apothéose, attirant à elle les Etats voisins de la Russie qui étaient restés jusque là à l’écart, les Etats Unis qui en incarnent le leadership ne sont pas un premier de cordée homogène et constant. Leur appui massif au camp des démocraties est louable mais il ne vaut-pas assurance que l’Europe, derrière eux, sera à tout jamais à l’abri de la guerre ou capable d’en soutenir une s’il le fallait. Réunie en sommet à Madrid, la communauté atlantique s’est montrée unie face à l’agression russe en Ukraine. Mais l’idée-même d’un »pilier européen » au sein de l’Alliance continue à déplaire au clan du leadership américain absolu. Et pourtant, le bouclier de l’Oncle Sam n’est pas une protection de long terme.
Les Etats Unis ne disposent plus d’un consensus national en politique extérieure. En matière partisane, c’est une nation profondément divisée et pour longtemps. C’est le cas également au sein des deux grands partis. Même si certains Républicains ont rompu avec cette mouvance populiste, un retour du trumpisme n’est nullement écarté, à l’échéance des prochaines présidentielles de 2024. Le Parti Démocrate est lui aussi clivé, entre une conception majoritaire, classiquement attachée à la compétition entre puissances pour le leadership mondial – et donc encline à l’interventionnisme – et une aile ‘’universaliste-moralisatrice, un peu moins influente, incarnée au Département d’Etat par les ‘’diplomates du blob’’.
Cette dernière école de pensée a été échaudée par l’échec des interventions extérieures hasardeuses : l’Irak, l’Afghanistan… Elle est plutôt axée sur les grands défis universels (climat, ordre mondial, droits humains …) et également soucieuse de protectionnisme commercial et de cohésion sociale. Elle n’est donc pas acquise à un soutien long et ‘’sans limite’’ à l’effort de guerre ukrainien. Mais elle reste, pour l’heure, sensible à la pression d’une opinion publique très remontée contre Poutine. En y réfléchissant plus, Kiev est bien loin de l’Iowa et l’Amérique a ses propres tourments.
De plus, le président Biden ne dispose pas d’une gamme d’options aussi large que son homologue français. Il doit constamment garder un œil sur les vives oppositions et tracasseries que lui voue le Congrès de même que sur les crises suscitées par des lobbies partisans sure la scène politique (le feu vert donné aux lois contre l’interruption de grossesse, la sanctification du port individuel d’armes de guerre, les obstructions au plan de relance économique, l’intégrisme de la Cour suprême, etc.). Comment assurer une ligne pérenne de politique étrangère quand, à Washington, l’Exécutif a failli succomber à une tentative de putsch politique, en janvier 2020 ? N’oublions pas, non plus, qu’aux Etats Unis, le complexe militaro-industriel – qui inclut le Congrès – exerce, en politique extérieure, une forte influence sur le choix de la guerre ou de la paix.
A grands et coûteux renforts de livraisons d’armes américaines modernes à l’Ukraine, comme jamais auparavant, la confrontation indirecte va croissante avec l’Ours furibard russe, en même temps qu’elle exprime un compromis conjoncturel entre les deux lignes politiques au sein du Congrès. Ainsi s’est imposée la fiction d’un ‘’engagement non-offensif’’ contre la Russie, sans entrée en guerre, une présentation des choses qui ne paraît pas tenable à long terme. Au fil des heurts militaires, cette confrontation par proxy interposé risque de déborder de l’épure stratégique ‘’circonscrite’’ et de se généraliser de façon incontrôlable. Il est vrai, que faire d’autre quand on fait face à un ennemi nucléarisé, dont la victoire mettrait à bas tout le système mondial ? Une ’’option B’’ pourrait consister à moins en faire, à laisser l’Europe tenir sa ligne de front et à s’en retourner contre l’adversaire ‘systémique » chinois. Trump avait pris cette option. Elle pourrait ressurgir du maelstrom politique étasunien.
Car le dilemme est plus stratégique encore, s’agissant d’un possible soutien militaire à Taiwan, si l’île ou ses petits archipels du Détroit devaient subir l’assaut de l’armée chinoise. En réponse à des questions de presse, Joe Biden s’y est = oralement = engagé à trois reprises, aussitôt recadré de façon restrictive par son Département d’Etat. Ce dernier s’en tiendrait volontiers au Taiwan Act de 1979, qui n’oblige Washington qu’à armer en suffisance cette démocratie chinoise de 24 millions d’âmes. Dans la population américaine, 63 % de soutien à l’option militaire est recensé parmi les élus démocrates contre seulement 40 % parmi leurs électeurs. La posture interventionniste américaine est une affaire partisane gérée par la classe politique, seule. Elle emprunte largement à une morale classique désuète, se concevant comme championne des démocraties face aux dictatures … surtout celles qui lui sont concurrentes. Le leadership a pris ces dernières années un sacré coup de vieux (ou de »mou » ?). Les pires déconvenues peuvent en résulter dans ce monde extérieur »fou à lier » où les stratèges occidentaux pataugent.
Depuis Barak Obama, la classe politique américaine a ‘’adopté’’ la Chine comme ennemi structurant. Pour son successeur, hormis le climat, la confrontation avec Pékin concerne désormais tous les sujets. Ce qu’on désignait il y a deux ans comme un changement du ‘’pivot’’ stratégique vers ce concurrent formidable est devenu un travail de coalition plus étoffé, sur ‘’l’Indo-Pacifique’’. Il se développe au sein du ‘’Quad’’ (Etats Unis, Australie, Japon et Inde) avec, comme satellites informels, le Royaume Uni, la Nouvelle Zélande, le Vietnam et la Corée du Sud. D’aucuns soupçonnent que ce type classique d’alliance militaires n’est plus vraiment dans l’air du temps et se défera dans la durée. Le raisonnement vaut de même pour l’OTAN, que Sam voudrait monter contre la Chine. Serait-elle une puissance atlantique ? Comme le constate Bertrand Badie : »l’équilibre de puissance ne gouverne plus le monde ».
Si l’on regarde la carte du Pacifique ouest, deux dispositifs antagonistes sautent aux yeux : (1) l’expansion de la marine chinoise de haute mer (en voie de rejoindre en tonnage celle des Etats Unis) est contenue par un chapelet de bases pro-occidentales, en Asie du Sud-est et dans les archipels du Pacifique-Ouest. Taiwan en constitue un maillon stratégique. (2) Si ce maillon venait à céder, le dispositif naval chinois bénéficierait d’une voie royale vers les archipels, l’Australie et au-delà, l’Alaska et la Californie. Vu sous cet angle, on peut comprendre l’obsession de la première puissance mondiale face aux menées expansionnistes de Xi Jinping, plus déstabilisantes pour elle que celles de Vladimir Poutine.
La conclusion est toujours et inlassablement la même : le temps est compté ; il court plus vite que l’action; L’’’Europe puissance’’ doit presser le pas et être capable de choisir ses propres options stratégiques et d’assurer sa défense par elle-même. Pour l’heure, l’Amérique l’appuie, en bon aîné serviable : merci à elle ! Mais elle a aussi ses propres priorités, ses hésitations, ses valeurs non-européennes et ses incertitudes internes. A partir du moment où un »grand frère » n’a plus l’alibi ni l’argument d’une puissance infaillible et toujours mobilisable, pourquoi le suivre aveuglément ?
Comme disait Mother Europa : »Wake-up, children, grand frère Sam n’est ni votre nounou, ni a fortiori votre gourou ! »