* 5 janvier – Ode à la Paix du monde

Guangong (un cousin se Mars), le dieu oriental de la guerre est de retour, avec sa face écarlate et ses yeux exorbités. Il nous avait amené les guerres des Balkans au sein de l’ex-Yougoslavie  (dont la Bosnie), aux franges de l’Arménie et de l’Asie centrale ex-soviétique, dans les années 1990 : nous n’avons pas tiqué. Il a fait souffler le vent du terrorisme jihadiste sur l’Europe, dans la décennie suivante. Cela nous a alors a poussé à intervenir brutalement – même si ce fut sans succès – en Afghanistan, en Iraq, au Sahel : nous étions courroucés. Il s’est fait manipulateur de la démocratie et il a brouillé notre jugement en exploitant les réseaux sociaux à l’occasion des grands scrutins déterminant le cours des démocraties, notamment, à propos du Brexit et de l’alternance populiste de D. Trump aux Etats-Unis. Il a ensuite pris le visage fuyant et hypocrite de la guerre dite hybride, lors de la renaissance de la guerre froide autour des émancipations ukrainienne et biélorusse. Dans notre quotidien, la vie sur internet et la sécurité de nos infrastructure se sont teintés de risques perçus comme inhérents au ‘’système’’ : nous sommes devenus pessimistes et méfiants, mais nous nous sommes cru encore en paix. Les dernières illusions sont tombées avec la seconde guerre d’annexion de l’Ukraine : la ‘’question russe’’ réintroduisait une guerre froide, en fait déjà tiède.

Moscou nous coupe le gaz, nous menace d’un holocauste nucléaire, nous crie à la face que nous sommes les ennemis détestés qu’elle voudrait abattre. Au diable le déni de l’agression, nous revoilà tout proches de la guerre de Grand Papa. Un anti-missile est tombé sur la Pologne et l’article IV (consultations de crise) de la Charte atlantique a été invoqué. Le ‘’Mein Kampf’’ d’Adolphe renaît sous la forme de ‘’l’opération spéciale’’ (très spéciale, en effet) du sieur Vladimir. L’Histoire est repartie dans les années 1940 : elle boucle la boucle et ne se stabilisera pas, comme l’imaginait le prophète américain Francis Fukuyama (‘’la Fin de l’Histoire et le dernier homme’’). Il faut se réarmer, moralement et militairement pour la ‘’haute intensité’’. Qui l’aurait cru lorsque le mur de Berlin est tombé, il y a 33 ans ?  Pas moi (ni l’Ours).

Aux frontières de l’Union européenne, les gens meurent sous les bombes et les missiles, victimes d’une tentative folle d’annihiler ce qu’on ne peut pas arracher par la force. Les champs de bataille sont des champs de torture. Les enfants sont enlevés par centaines de milliers pour être russifiés. Des ‘’camps de filtrage’’ sont dressés dans les profondeurs du territoire russe. De l’autre côté, Moscou envoie au casse-pipe ses soldats ethniquement non-russes : Tchétchènes, Ingouches, Bouriates, etc., profitant de l’occasion pour ménager son vivier primordial de Russes ethniques (24 soldats morts seulement à Moscou, sur peut-être 100.000 tombés au combat). Cette offensive russe est bien d’essence coloniale, portant la marque d’un empire continental cleptomane, devenu toxique et tueur. Le groupe privé Wagner et ses guerriers sans âme s’émancipent et deviennent un Etat dans l’Etat, jugeant avec mépris l’armée étatique.

De la paix froide, on passe à une sorte de guerre totale, pondérée par la seule dissuasion nucléaire et aussi, un peu, par le comportement resté humain des Ukrainiens. Ils incarnent la résistance à la barbarie pure, l’arrière citoyen soutenant l’avant militaire : on les admire et on doit les soutenir, ne serait-ce qu’en tant que leurs alliés également placés sous la menace poutinienne. Les peuples qui veulent se libérer finissent par l’emporter. Mais au prix de quels méandres arriverons-nous, un jour, à négocier une paix qui soit juste, légale et durable, une vraie paix ?

Clausewitz estimait que la guerre est un caméléon. Ses voies, buts et moyens varient au gré des circonstances. C’est un tourbillon incontrôlable qui n’a, grâce à la propagande, que l’apparence d’une certaine cohérence. Il emporte les décideurs vers des stratégies qu’ils n’avaient pas initialement décidées. Les défis à la raison, même celle qui sert de mauvaises causes, conduisent à une forme de chaos universel. Telle est bien la dimension globale des conséquences de cette guerre, qui entrave la vie au Nord et compromet le développement au Sud. L’humanité envers soi-même comme envers les siens se perd en route : on le sent mais on ne veut pas se l’avouer, car la marche arrière est impossible… et la marche avant, suicidaire. C’est là que se trouve aujourd’hui l’inflexible Vladimir Poutine, assurément plus très loin de sa faillite finale.

Un autre problème est que pour les Azerbaïdjanais, Turcs, Rwandais, Erythréens – et même jusqu’à l’immense Chine – le ton est donné d’un retour de l’annexionnisme guerrier, de l’enterrement du droit. L’Europe devra réécrire sa vision stratégique du monde en termes bien plus tranchants. Le G 20 s’exprime, grâce à elle, contre la guerre en Ukraine. Taïwan ne sera pas annexée demain. Mais le nouveau ‘’désordre mondial’’ appelle contre lui un retour général aux valeurs – actualisées – qui avaient fondé la Charte de San Francisco de l’ONU.

Une entreprise titanesque, s’il en est !

Pendant quelque temps, l’Ours Géo va se faire plus rare ou se manifester par des brèves vraiment brèves. Gardez vos abonnements pour qu’il vous rende visite.

* 22 décembre – Le Pérou sous état d’urgence, cassé en deux

Le Pérou est entré dans une grande pagaille, pas très facile à suivre. Une semaine après le coup de force raté et la destitution, par son Congrès, de Pedro Castillo, président de gauche élu en 2021, la Cour suprême a ordonné le 7 décembre la détention provisoire du Chef de l’Etat pour sept jours. On parle maintenant d’une détention de 18 mois. L’homme avait été menacé de destitution par un Congrès de gauche qui l’exècre et l’accuse de corruption. Pour s’en sortir, il a commis un acte anticonstitutionnel en prononçant la dissolution de ce parlement adverse. Mais le Congrès est resté debout et, pour le  coup, l’a destitué et fait arrêter. Castillo se réclame du soutien du peuple et rejette en bloc les accusations de rébellion et conspiration.  Le Pérou, désormais dirigé par l’ex-vice présidente, Dina Boluarte, est cassé en deux blocs hostiles.

Entretemps, des milliers de Péruviens manifestent dans le pays, réclamant la dissolution du Congrès et de nouvelles élections immédiates. Les manifestations ont provoqué la fermeture des aéroports et la circulation des personnes et des biens est devenue problématique. Le gouvernement a finalement officialisé le 14 décembre la déclaration de l’état d’urgence dans tout le Pérou, ceci pour trente jours.

Cette réplique n’a pas les effets dissuasifs escomptés sur les milliers de manifestants qui exigent la libération du président déchu, la dissolution du Congrès et l’organisation d’élections générales anticipées. Il est vrai que face à l’Armée, le mouvement tend à s’essouffler au fil des manifestations. Concrètement, le droit de réunion est suspendu, ainsi que la liberté de circulation et l’inviolabilité des domiciles. Le gouvernement évalue maintenant la possibilité d’instaurer également un couvre-feu. En matière d’Etat de droit, ce n’est pas mieux que la mauvaise initiative de Carillo.

Les forces armées, alliées à la police, exercent une répression brutale faisant des morts et d’autres explosions de colère populaire. Le ministre de la Défense, Luis Alberto Otárola Peñaranda annonce une réponse ‘’ferme et autoritaire’’ à la paralysie du pays. Apparemment, la démocratie ne tient plus qu’à un fil. L’un des objectifs est de lever les dizaines de blocages routiers. Des passagers et des camions de marchandises sont en rade sur les routes, depuis parfois plusieurs jours.

Cette démonstration de force contraste avec l’attitude hésitante de la présidente Boluarte, qui cède autant qu’il lui est possible aux pressions de la rue et appelle au dialogue ‘’pour mettre tout le monde d’accord’’. Après avoir brièvement caressé l’espoir de se maintenir au pouvoir jusqu’en juillet 2026, elle propose donc d’avancer les élections à décembre 2023 et non plus avril 2024, comme précédemment annoncé. Mais le projet de loi doit encore être approuvé par le Congrès. Il n’est pas sûr que cela soit suffisant pour calmer les opposants. Mais peut-être ce le serait pour faire sortir les prétoriens de leurs casernes, tant la classe politique paraît perdre le contrôle. L’Armée est mise au pied du mur : elle pourrait franchir le Rubicond si les désordres continuaient.

Ces évènements illustrent la vitalité un peu brouillonne des idéaux démocratiques en Amérique latine et, comme partout, l’évidente méfiance des populations face aux manœuvres partisanes de la classe politique. Ils nous font mesurer aussi à quel point, branchés sur le conflit en Ukraine et les bouleversements de la géostratégie, nous perdons de vue des pans entiers de l’hémisphère Sud où se jouent tout aussi bien l’avenir des ‘’petites’’ nations.

* 20 décembre – La biodiversité sous différents angles

« L’humanité est devenue une arme d’extinction massive à cause de notre appétit sans limite pour une croissance économique incontrôlée et inégale ».  »Elle traite la nature comme on utilise des toilettes ». Le secrétaire général de l’ONU, fort de son pouvoir d’invocation, n’y a pas été par quatre chemins. Le temps presse : jusqu’à un million d’espèces sont menacées d’extinction, un tiers des terres sont gravement dégradées et les sols fertiles disparaissent, tandis que la pollution et le changement climatique accélèrent la dégradation des océans. Le coût pour les écosystèmes est estimé à 3 000 milliards de dollars par an d’ici 2030. Mazette !

Du 7 décembre au 19 décembre, la conférence de l’ONU sur la biodiversité rassemblant à Montréal les ministres de l’Environnement de quelque 190 Etats, a tenté de parvenir à l’adoption d’un cadre mondial décennal pour sauvegarder la nature et ses ressources essentielles à l’humanité. Présidée par la Chine mais déplacée au Canada du fait de la politique zéro Covid, elle portait en elle, comme les COP sur le climat, un défi colossal : conclure en deux semaines un accord de la « dernière chance » pour sauver les espèces et les milieux naturels d’une destruction irréversible.

Par rapport à sa  »sœur » climatique, la COP  »biodiversité » reste un parent pauvre et abrite encore des visions divergentes. Il y a une conception de retour des écosystèmes à leur état primaire et une autre, majoritaire, centrée sur l’usage raisonnable des ressources naturelles. S’y ajoute la concentration (ou non) de l’attention sur quelques espèces  »totémiques » généralement de grande taille (l’ours blanc …) et sur des régions ciblées comme plus favorables à l’équilibre de la flore et à la faune, à l’origine de tensions politiques. Enfin, l’absence de scenarios scientifiques assis sur le consensus de la science et celui du monde politique (peu présent dans le débat) crée un hiatus considérable par rapport à l’actualité forte de la question climatique.

Il s’agissait de concrétiser une vingtaine d’objectifs, dont le principal visait à protéger 30 % des terres et des mers en réserves naturelles. À ce jour, 17 % des terres et 8 % des mers sont protégées. 75 % des écosystèmes mondiaux sont altérés par l’activité humaine et la prospérité du monde est en jeu : plus de la moitié du PIB mondial dépend de la nature et de ses services. Etaient également visées la restauration des milieux naturels, la réduction d’usage des pesticides, la lutte contre les espèces invasives, ou l’établissement d’une pêche et d’une agriculture durables. Les négociations ont patiné depuis trois ans. Les financements Nord-Sud ont constitué, comme toujours, le principal sujet contentieux. La coalition du Sud a réclamé au moins 100 milliards de dollars par an pour préserver la biodiversité – autant que pour le climat – et 700 milliards de dollars par an d’ici 2030 ! Est-ce bien réaliste ? La question de la biopiraterie a constitué également une source de blocages : les pays riches étaient appelés à partager enfin les dividendes de la vente de cosmétiques ou médicaments dérivés des ressources naturelles prélevées sur le Sud. Cette revendication se comprend.

La présidence chinoise a finalement soumis au consensus un document au contenu généralement qualifié de  »faible ». En substance, on y retrouve l’objectif emblématique de 30% des terres et des mers protégées d’ici à 2030. Cet objectif porté par une coalition de 116 pays, dont les Européens. Mais le niveau de protection n’est guère exigeant (notamment par rapport aux pratiques de surpêche). Le texte inclut aussi la promesse de restaurer 30% des écosystèmes dégradés d’ici à 2030. Il donne des garanties pour les peuples autochtones, gardiens de 80 % de la biodiversité subsistante sur Terre. Mais beaucoup de formulations diluent des objectifs clés comme la réduction des pesticides ou le changement de modèle agricole. Côté financement 20 milliards par an sont promis aux pays en développement d’ici à 2025, puis 30 milliards par an d’ici à 2030. C’est plus qu’actuellement, mais c’est très loin des 100 milliards annuels réclamés par les pays du Sud. Les divergences autour d’une volonté des Etats du Sud de dupliquer le Fonds pour l’Environnement Mondial (FEM) par une dotation  »moins rigide » dévolue à la biodiversité ont abouti à un compromis : une branche  »biodiversité » spécifique sera établie au sein du FEM.

Va-t-on parler d’un accord aussi historique que celui de Paris de 2015 pour le climat parce que, simplement il y a eu consensus ? Certes, non : l’accord de Kunming – Montréal ne sera pas contraignant mais simplement  »entrainant », mais on lui donnera néanmoins des effets en Europe. On a finalement réussi à dépasser les tactiques dilatoires délibérées génératrices de scénarios décevants, comme celui de Copenhague en 2009, où la COP climat s’était conclue sur un échec retentissant. On retiendra de Montréal le sentiment d’une paix souhaitée – non pas retrouvée – avec la nature. On peut également se dire que tant que les Etats nationaux se réuniront autour de problèmes aussi globaux, en format multilatéral, l’ égoïsme humain global restera bien moindre que la somme combinée leur réticences respectives. Des progrès un peu boiteux ont été accomplis. Un chemin tortueux reste ouvert.

* 19 décembre – Prix Nobel de la paix 2022 : résistance et humanité

En temps de guerre, le prix Nobel de la Paix constitue une arme morale. Ne quittons pas l’année sans considérer le beau cadeau d’anniversaire fait à Vladimir Poutine, le 10 décembre : l’opposant bélarusse Alès Bialiatski, l’ONG russe Memorial et le Centre ukrainien pour les libertés civiles se sont vu remettre le prix Nobel de la paix à Oslo. Des choix très politiques pour booster la volonté de résistance à la dictature poutinienne. Issus des trois principaux États protagonistes du conflit, tous trois ont été honorés pour leur engagement en faveur des droits humains, de la démocratie et de la coexistence pacifique face à la monté des populismes autoritaires.

‘’Les récipiendaires représentent la société civile dans leurs pays, le droit de critiquer le pouvoir, les droits des citoyens, la lutte contre les crimes de guerre, les abus de pouvoir’’, a justifié l’académie Nobel. De fait, les trois lauréats incarnent la paix et démocratie, ces biens de plus en plus contestés.

– Alès Bialiatski est l’un des initiateurs du mouvement pour la démocratie qui a émergé au Bélarus au milieu des années 1980. Il est essentiel que cette nation brimée qui a produit il y a deux ans une admirable ‘’révolution de femmes’’ (les épouses des militants emprisonnés) ne tombe pas dans l’oubli. Ce défenseur des droits est connu pour son travail à la tête du Centre Viasna, l’organisation de défense des droits de l’Homme en Biélorussie. Vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains, il est emprisonné depuis le 14 juillet 2021 dans l’attente d’un procès où il est passible de douze ans de prison pour ‘’contrebande’’ d’espèces au profit de l’opposition. Sa situation illustre le ‘’crime’’ que constitue tout contact suivi avec le monde extérieur. En son absence, c’est son épouse Natalia Pintchouk qui a reçu la récompense. Celle-ci a répété quelques-uns des mots de son mari, notamment ceux dans lesquels il appelle à se dresser contre l’internationale des dictatures : ‘’actuellement, des milliers de personnes sont derrière les barreaux en Biélorussie pour des raisons politiques et ils sont tous mes frères et mes sœurs. Rien n’arrêtera la soif des gens pour la liberté’’.

– L’ONG russe Memorial documente les crimes commis par le pouvoir soviétique puis russe. A quelques jours de l’invasion de l’Ukraine, le pouvoir poutinien a dissous cette association, qui fait figure d’opposition interne parce qu’elle brise l’omerta sur l’Histoire. Depuis, ses membres poursuivent leur travail en exil dans différents pays du monde. Le président de Memorial, Ian Ratchinski, a dénoncé les ‘’ambitions impériales’’, héritées de l’URSS. Pour lui, la Russie de Vladimir Poutine a détourné le sens historique de la lutte antifasciste au profit de ses propres fantasmes politiques. Désormais, ‘’résister à la Russie équivaut à du fascisme’’, comme le martèle la propagande russe au quotidien. 

– Le Centre ukrainien pour les libertés civiles (CLC), créé en 2007, est basé à Kiev. La mission du CLC est de promouvoir les valeurs des droits de l’homme et de la démocratie en Ukraine et dans la région de l’OSCE. Sa dirigeante, Oleksandra Matviïtchouk, a de nouveau appelé à la création d’un tribunal international pour ’’ juger Poutine, Loukachenko et d’autres criminels de guerre’’.

En cette année de guerre et de violente injustice, dans le sillage de l’invasion russe en Ukraine, le signal fort lancé par l’académie Nobel nous rappelle que la résistance commence et débouchera sans doute depuis l’intérieur des dictatures. En 2021, le comité Nobel avait récompensé les journalistes Maria Ressa et Dmitri Mouratov ‘’pour leurs efforts visant à défendre la liberté d’expression, qui est une condition essentielle de la démocratie’’. 

L’action pour une Paix dans la Justice de tels personnages assez extraordinaires doit guider nos pas.

*15 décembre – Ukraine : le temps court et le temps long

Deux conférences se sont tenues à Paris, le 13 décembre concernant la situation de l’Ukraine.

La première, intitulée ’’Solidaires du peuple ukrainien’’,  a réuni les soutiens internationaux de l’Ukraine en présence du premier ministre, Denys Chmyhal, et de l’épouse du président Zelensky. Elle visait à répondre concrètement et à très court terme aux besoins urgents de Kiev dans l’objectif de franchir le cap difficile de l’hiver. Cette conférence sur l’aide internationale d’urgence s’est déroulée le matin au Quai d’Orsay pour tenter de rétablir des infrastructures essentielles (énergie, eau, alimentation, santé et transports). Après les conférences de Lugano, Varsovie et Berlin ces derniers mois, cette aide s’adapte à la nouvelle stratégie russe, qui cible depuis octobre les infrastructures ukrainiennes avec de très intenses bombardements. Les représentants de 48 pays et de 24 organisations internationales ont promis à l’Ukraine plus d’un milliard d’€uros, dont 415 millions seront affectés au secteur de l’énergie.

Sur le plus long terme, la seconde, la ‘’conférence franco-ukrainienne pour la résilience et la reconstruction », a rassemblé près de cinq cents entreprises françaises pour répondre aux besoins critiques de l’Ukraine, contribuer à la reconstruction du pays, et investir, à l’horizon du retour de la Paix, dans le potentiel de l’économie ukrainienne. Les perspectives d’investissement ne seront pas suivies d’effet à moyen terme. La reconstruction d’un pays dévasté n’est en effet concevable que dans le cadre d’accords de paix stables et durables. Lors de la seconde guerre mondiale, la perspective en avait été abordée dès la rencontre du 9 au 12 août 1941, au large de Terre Neuve, au plus fort de la bataille contre le 3ème Reich. Roosevelt et Churchill avaient écrit une ‘’Charte atlantique’’ en huit points préfigurant un retour de la Paix au sein de ‘’Nations Unies’’. Il n’est jamais trop tôt pour s’atteler au point le plus dur d’une guerre : le plan long et parsemé de pièges pour en sortir. Devrait-on, au passage, ignorer les stigmates auto-infligés et les craintes existentielles de la Russie ?

Seuls, les protagonistes occidentaux peuvent en accomplir l’effort et cerner progressivement les contours d’un nouvel ordre européen, lorsque la Russie parviendra elle-même à un constat d’impasse et d’affaiblissement rédhibitoire. Réfléchir, comme le fait Emmanuel Macron, à une architecture de sécurité continentale qui rendra sa (nécessaire) défaite plus supportable et garantira les (seuls) aspects légitimes de sa sécurité ne relève pas de la science-fiction ni de la sensiblerie mais d’un réalisme sage, qui voit loin.

La défaite russe provoquera un complet réaménagement du système despotique de pouvoir du Kremlin. Il faut miser sur la fin du  »poutinisme ». Qui sait, elle pourrait même rapprocher (un peu) le système politique russe de nos principes démocratiques. Ceci impliquerait un degré de contrition et une nouvelle volonté de coexistence pacifique de la part de Moscou. Mais, il y a des ‘’mais’’ incontournables pour ne pas faire germer le besoin de revanche et l’esprit de haine : ne pas occuper le sol russe ni surexposer l’OTAN en vainqueur et éviter d’humilier cette nation qui se conçoit en grande puissance, lui accorder une marge raisonnable de sécurité souveraine ; enfin, recréer les bases d’une coopération conforme aux principes de la Charte des Nations Unies (le droit dont on ne doit priver aucun Etat légitimement constitué). C’est un peu les limites pointées par Aristide Briand à l’égard du fardeau excessif imposé à l’Allemagne de Guillaume II par le Traité de Versailles du 28 juin 1919.

Abuser des fruits d’une victoire censée à nouveau marquer ‘’la fin de l’Histoire’’ (référence à la chute de l’URSS en 1991) détruirait sûrement la Paix. Le plus délicat restera l’instauration d’une justice réparatrice. Il faudra que la Russie y contribue sa part, même s’il est bien évident que le gros des ressources destinées à l’Ukraine – peut-être des milliers de milliards de dollars – proviendra du système multilatéral, lui-même alimenté par l’Occident. Plutôt un plan Marshall et une offre de réconciliation, une fois la Justice passée, que les fourches léonines d’un Traité de Versailles avec ses clauses impossibles et ses lendemains guerriers. Mais, s’il est bon de penser à une paix durable, il faut se garder d’en parler trop et trop tôt pour ne pas choquer inutilement ceux qui souffrent, aujourd’hui, sous les drones et les missiles de l’agresseur russe.

Le temps court avant le temps long…

* 14 décembre – Ingérence vs intégrité

Le scandale éclate en pleine Coupe du monde de football. Des sacs de billets de banque ont été découverts au domicile de l’Eurodéputée socialiste grecque et vice-présidente, Eva Kaili, et de trois complices exerçant également des fonctions au sein du Parlement européen. Celle-ci a été incarcérée. Les soupçons pointent vers le Qatar qui serait à l’origine de cette corruption. La députée insoumise, Manon Aubry, a détaillé sur twitter la façon dont elle avait vécu en direct « l’ingérence du Qatar », lorsque Eva Kaili déployait son énergie à bloquer les résolutions condamnant la politique de l’émirat envers les travailleurs émigrés. Lors du vote, l’eurodéputée grecque avait reçu le soutien de la droite et de l’extrême droite -mais pas des socialistes français -, signe que les réseaux de corruption transcendent les appartenances politiques.

Pour le Parlement européen, le défi est violent. On le savait depuis longtemps perméable aux lobbies financiers et économiques, ce qui est en soi déjà grave. Le voilà désormais soumis à des incursions étrangères. Celle du Qatar et ses dollars, donc, mais aussi celle de la Russie, souvent également par le biais financier, comme cela est le cas avec le RN français. Des réseaux mafieux de quelques correspondants y sont à l’œuvre, entravant parfois l’expression majoritaire des députés. Ils entachent la crédibilité du Parlement. L’invasion de l’Ukraine a levé toute inhibition à manœuvrer l’équilibre géopolitique du monde. Des pays non démocratiques – Russie, Chine ou Iran, dont le Qatar est proche – démontrent chaque jour à quel point ils considèrent les démocraties occidentales comme un ennemi ou comme une chose malléable à merci, au gré de leurs intérêts les plus chauvins. Leurs ingérences sont inadmissibles. Comme l’a dit la présidente Roberta Metsola : il s’agit d’attaques contre le pouvoir législatif : il faut impérativement organiser sa défense.

Une règle ‘’sacro-sainte’’ voudrait que ‘’le sport ne doive pas être pollué par la politique’’ (apparemment, la réciproque n’intéresse pas). Ceci vaut pour les inimitiés et les rancœurs partagées entre les équipes nationales participantes, mais sûrement pas concernant l’intégrité des institutions et les instruments de souveraineté des peuples. Tout le gaz du Qatar ne fera pas oublier les mœurs corruptrices et la malfaisance comportementale de ce petit émirat arriviste. Il faudra que justice passe. Au minimum, pourrait on séparer le contentieux politique et moral qui nous oppose à lui d’avec le partenariat énergétique qui nous lie à lui. Ce dernier va contre le sens de l’histoire et contre nos intérêts à long terme. Il arrive néanmoins que le commerce ne fasse pas de ‘’politique’’. La raréfaction du gaz, la guerre hivernale en Ukraine imposent une dose de réalisme teinté de résignation.

De là à aller parader à Doha en assumant donc de côtoyer l’Emir… Pour une demi-finale, voire une finale électrisant la fierté nationale, ce serait pécher par inconséquence populiste et complaisante complicité. Que ceux qui incarnent la souveraineté nationale n’aillent pas s’exhiber à la fête, la tête vide ! ‘’Soutenir les Bleus’’ n’implique pas une proximité physique avec le corrupteur. C’est d’abord une question de morale élémentaire, bien plus qu’un principe d’écologie ou un souci (légitime) de droits humains. Et l’Europe ne mérite pas un second affront.

*  12 décembre – Algorithmes de la haine

En 2017, plus de 700 000 personnes fuyaient la Birmanie pour le Bangladesh afin d’échapper aux atrocités commises par les forces armées du Pays. Victimes d’une campagne de nettoyage ethnique, des milliers de Rohingyas ont été torturés, tués. Des femmes ont été sauvagement violées. L’affaire avait commencé en juillet 2014. à Mandalay, la deuxième ville de Birmanie. Une flambée de violence éclatait entre des groupes bouddhistes et musulmans, faisant deux morts et 14 blessés. Un post sur Facebook affirmait que des jeunes musulmans avaient violé une jeune femme bouddhiste : c’était un fake.

Si ce contenu Facebook a circulé comme une trainée de poudre en déclenchant des émeutes, c’est que le système algorithmique de Meta l’avait identifié comme ‘’positif’’, au vu du nombre de commentaires enthousiastes. Le même phénomène a été constaté lors de l’attaque sur le Congrès américain, en janvier 2021. Les cas de conditionnement en ligne à la barbarie sont en fait fréquents.

La haine virtuelle a contribué à la transposition des violences dans la vie réelle. Les algorithmes de Facebook – une enseigne de Meta – ont permis la diffusion d’une majeure part des messages d’appels à la  haine et à la violence contre les Rohingyas. La stigmatisation de cette communauté musulmane, comparable à celle des Juifs sous le régime nazi, s’est généralisée à tout le pays. Meta le savait. Meta n’a rien fait. ‘’Nous déclarons ouvertement et catégoriquement que notre pays n’a pas de race Rohingya’’ : ce message a été publié sur Facebook par le général en chef de l’armée du Myanmar, Min Aung Hlaing. À ces messages du plus haut niveau de l’armée, s’ajoutaient des milliers des messages de haine : ‘’Les musulmans sont des chiens qui doivent être abattus’’ … ‘’Ne les laissez pas vivre ! Éliminez totalement cette race, le temps presse !’’. Voici le type messages qui circulaient dans un pays du Sud où Facebook constitue l’accès principal à l’internet. La plateforme américaine y est omniprésente, et, hélas, perçue par la population comme la meilleure source d’information disponible.  

Le modèle économique de Facebook, basé sur la surveillance et le profit à tout prix, se soucie peu de mettre en danger toute une communauté. Beaucoup d’ONG estiment que Meta devrait verser des réparations aux Rohingyas. Et que ceux-ci seraient justifiés à lui intenter un procès criminel. Ils sont désormais en majorité réfugiés dans le camp géant de Cox’s Bazar, au Bangladesh et n’ont aucune perspective de retour. Un parallèle pourrait être fait avec la ‘Radio des mille collines’ du Rwanda qui avait exercé un rôle majeur dans le déclenchement du génocide des Tutsi en 1994.

Les contenus les plus commentés et partagés, occupent une place privilégiée dans le fil d’actualités de Facebook. Pour cette raison, l’algorithme identifie certains posts comme populaires et promeut leur diffusion comme celle de contenus similaires. Il est problématique que ces publications, qui font réagir, peuvent promouvoir des messages de haine. Les systèmes algorithmiques donnent en fait la priorité aux contenus les plus incendiaires, les plus susceptibles de maximiser leur audience. Quand un groupe d’internautes se fanatise collectivement, les effets portés font boule de neige sur les réseaux. La violence immatérielle diffusée sur les écrans se meut en une violence physique frappant des innocents.

Facebook ne peut techniquement modérer que 2% des discours de haine qui circulent sur sa plateforme, qui dessert près de 3 milliards d’utilisateurs à travers le globe. Plus de modération lui imposerait un coût. Celle-ci peut réduire la diffusion des discours de haine, mais nullement les contrôler. Elle ne maîtrise pas la massification des contenus haineux ou violents, permis par les algorithmes. Concernant la Birmanie comme de nombreux autres cas, Meta n’a rien fait et ne fera rien : l’entreprise américaine s’est abstenu, à plusieurs reprises, d’exercer la diligence requise en matière de droits humains concernant ses opérations dans des pays fragiles. Sans doute, Mark Zuckerberg ira un jour exprimer sa (grande) contrition ad post auprès de quelque autorité birmane plus sourcilleuse que la junte militaire au pouvoir … comme il le fait, tous les quinze jours, devant le Congrès de Washington, sans bien sûr jamais rien changer à ses méthodes.

* 01 décembre – Les Vingt-Sept face à l’exode du Sud

Sans atteindre le niveau de la ‘’crise des réfugiés’’ de 2015-2016, les flux migratoires entrants sont redevenus un point sensible dans l’agenda européen.  Par rapport à 2021, les arrivées aux frontières extérieures connaissent une forte hausse : 280 000 de janvier à octobre inclus, soit + 77 %…

Deux semaines après la crise franco-italienne autour de l’Ocean-Viking, les ministres européens de l’intérieur, réunis à Bruxelles en Conseil extraordinaire à la demande de Paris, ont approuvé, le 25 novembre, un plan d’action ‘’afin de ne pas reproduire ce genre de situation’’. On se souvient que le 11 novembre le gouvernement français avait accepté, à titre exceptionnel, le débarquement à Toulon des 234 passagers de l’Ocean-Viking, après le refus du gouvernement de Giorgia Meloni d’accueillir ce navire humanitaire bloqué au large des côtes italiennes. Il promet qu’il n’accueillera plus désormais des demandeurs d’asile parvenus en Italie, tant que Rome ne respectera pas le droit de la mer (l’obligation de sauvetage). On voudrait bien savoir à ce propos qui le respecte : la Libye, l’agence Frontex, l’Italie, la France jusqu’à récemment ?

La poussée est plus forte encore sur la route des Balkans : + 168 % sur la même période. La Commission prépare donc un autre plan d’action à cet effet. La possibilité d’une nouvelle vague d’arrivées d’Ukrainiens cet hiver rend l’adaptation aux circonstances encore plus complexe.

Le plan d’action ‘’italien’’ concocté par la Commission européenne propose 20 mesures, notamment pour renforcer la coopération avec la Tunisie, la Libye ou l’Egypte (avec la Turquie, c’est une cause perdue), afin de  »prévenir les départs et augmenter les renvois d’exilés en situation irrégulière ». Il prévoit aussi une meilleure coordination et un échange d’informations entre Etats et ONG secourant des migrants en mer, et vise à promouvoir des discussions au sein de l’Organisation maritime internationale (OMI) sur des lignes directrices applicables aux bateaux effectuant des opérations de sauvetage en mer. Est-ce à dire que le droit de la mer pourra être appliqué de façon sélective ou que les pays du Sud de la Méditerranée, surchargés de tous les migrants du monde arrivant par voie de terre, devront, de plus, ouvrir leurs ports aux navires de sauvetage qui croisent dans leurs eaux territoriales ? Telle est en tout cas l’intention professée par le ministre Darmanin, qui s’intéresse peu au casse-tête imposé aux pays de premier accueil.

Une unanimité s’est fait jour sur un socle minimum, mais, comme le reconnait la Commission, ce ne sera pas la solution définitive tant que les Etats membres n’arriveront pas à conclure une réforme commune de leurs politiques de la migration et de l’asile = = au sein-même de l’Union européenne = =. Depuis plus de deux ans, le sujet tient de Arlésienne. Il bute, entre autres, sur la redéfinition (pour cause de non-application) du mécanisme temporaire – arrêté en juin, à l’initiative de la France – opérant la répartition des arrivants ‘’parmi les pays européens non-riverains’’. Pour soulager les Etats méditerranéens, une douzaine s’était engagée de façon volontaire à accueillir sur un an quelque 8 000 demandeurs d’asile arrivés dans ces pays sud-européens. La France et l’Allemagne devaient en prendre chacune 3 500. Paris s’est pourtant montré très restrictif s’agissant des quotas qui lui étaient assignés et a finalement suspendu ses relocalisations depuis l’Italie. La torsion de bras est claire : pas de prise en charge française sans accueil dans les ports italiens.

Le ministre italien, Matteo Piantedosi, a été invité à venir à Paris par son homologue, avant une prochaine réunion des ministres de l’intérieur prévue le 8 décembre à Bruxelles. Va-t-on assister à un exemple de ‘’commedia dell’arte’’, à une partie de catch ou à une fraternisation latine larmoyante ?

* 24 novembre – État promoteur du terrorisme

 Les eurodéputés ont décidé que l’Union Européenne pouvait désormais considérer la Russie comme un État ‘’promoteur du terrorisme’’. Par 494 voix pour, 58 voix contre et 44 abstentions, iIs ont voté ‘’oui’’ le 23 novembre, jugeant que l’armée de Moscou employait des moyens relevant du ‘’terrorisme’’. En adoptant ce texte, le Législatif européen réaffirme un soutien sans faille à l’Ukraine, comme le lui avait demandé le président Volodymyr Zelensky. Sa résolution s’applique également aux méfaits commis par le groupe Wagner. Elle n’a de valeur que consultative, celle d’une recommandation. Elle incarne plutôt la voix de la conscience au sein de l’identité européenne. L’Union européenne s’aligne, en fait, sur les États-Unis, où les deux chambres du Congrès avaient adopté une position similaire, ainsi que le Canada. Contrairement à ces deux pays, l’Europe ne dispose cependant pas de législation spécifique en la matière. De plus les exécutifs nord-américains sont plus prudents dans la formulation de leurs griefs. Ainsi, le chef d’Etat-major américain a appelé l’Ukraine à ‘’consolider ses gains à la table des négociations’’, une table à laquelle pense également le président français même si ce créneau de l’Histoire n’est pas encore survenu.

Le terme ‘’terrorisme’’ est de nature politique et morale, mais il ne connaît aucune définition juridique internationale. Admettons qu’il soit mérité : il implique alors la quête d’un châtiment complet. C’est neutraliser entièrement (physiquement et politiquement) puis juger le coupable. Le monde ne se limite pas à l’Occident. Serait-il prêt, un jour, à sanctionner les coupables ? La réponse est ‘’non’’. En l’occurrence, le chef de guerre le plus criminel n’est autre que le président, élu et soutenu par une majorité de la population de la seconde ou troisième puissance militaire du monde. Ce n’est sans doute pas demain que, depuis son box d’inculpé, il aura à rendre des comptes au juge international, sur fond de décors d’une Russie sous administration de justice.

La Russie est bien coupable d’agresser massivement les civils ukrainiens et d’en massacrer un grand nombre. Le qualificatif le plus fort doit être décerné à sa rage de destruction des infrastructures énergétiques (à Zaporijia, les dégâts sur les installations nucléaires seraient ‘’colossaux’’, selon l’AEIA), comme des hôpitaux, des écoles ou encore des abris. Tous ses actes d’invasion, de massacres aveugles et d’occupation violent le droit international et le droit humanitaire international. Les crimes de guerre se sont accumulés créant tout un système de terreur et d’assassinats. On est donc bien dans un registre combiné entre crime contre l’humanité et règne de la terreur. Elle devra en affronter les conséquences.

La condamnation de la Russie par l’U.E reste pleinement justifiée dans les faits. Après ce vote, le site internet du Parlement européen a d’ailleurs été la cible d’une attaque informatique en représailles, ce qui démontre encore, s’il le fallait, que l’hostilité russe embrasse, au-delà de l’Ukraine, les institutions démocratiques de l’Occident. Mais la politique de défense n’est pas faite que de valeurs et de jugements et la recherche d’une sortie de guerre sera une autre paire de manches. Le rapport de forces devra concéder sa place au pragmatisme sans lequel rien n’aboutit.

Il faudra donc voir dans les semaines et les mois à venir comment s’appliquera cette résolution et qu’elle en est sa véritable portée.

* 23 novembre – Les mauvais coups de Guangong

Guangong (un avatar de Mars), le dieu extrême-oriental de la guerre, est de retour, avec sa face écarlate et ses yeux exorbités.

Dans les années 1990, il nous avait amené les guerres des Balkans au sein de l’ex-Yougoslavie (dont la Bosnie), aux franges de l’Arménie et de l’Asie centrale ex-soviétique : nous n’avions pas tiqué. Il a fait souffler le vent du terrorisme jihadiste sur l’Europe, dans la décennie suivante. Cela nous a alors a poussé à intervenir militairement – même si ce fut sans succès – en Afghanistan, en Iraq, puis au Sahel : nous étions fort courroucés. Il s’est fait manipulateur de la démocratie et il a brouillé notre jugement en exploitant les réseaux sociaux à l’occasion des grands scrutins déterminant le cours de nos démocraties. Il s’est démultiplié à propos du Brexit et de l’alternance populiste portant au pouvoir Donald Trump aux Etats-Unis : on s’est dit : que ce mauvais vent s’arrête !

Il a ensuite pris le visage fuyant et hypocrite de la guerre dite hybride, lors de la renaissance de la guerre froide autour des émancipations ukrainienne et biélorusse : dans notre quotidien, la vie sur internet et la sécurité de nos infrastructure se sont teintés de risques. Ils sont désormais perçus comme inhérents au ‘’système’’ : nous sommes devenus pessimistes et méfiants. Mais nous sommes cru encore en paix. Les dernières illusions sont tombées au spectacle de la seconde guerre d’annexion de l’Ukraine : la ‘’question russe’’ réintroduisait le guerre froide sur fond de course au nucléaire latente. Aujourd’hui, Moscou nous coupe le gaz, nous menace d’un holocauste nucléaire, nous crie au visage que nous sommes les ennemis détestés que l’on veut abattre : nous voilà comme deux ronds de flan …

Au diable le déni de l’agression ! Nous revoilà tout proches de la guerre de Grand Papa. Le 15 novembre, un anti-missile est tombé sur la Pologne et l’article IV (consultations de crise) de la Charte de l’Alliance atlantique a été invoqué. Le ‘’Mein Kampf’’ d’Adolphe renaît sous la forme de ‘’l’opération spéciale’’ (très spéciale, en effet) du sieur Vladimir. L’Histoire est repartie dans les années 1940 : elle boucle la boucle et ne se stabilisera plus, contrairement aux hypothèses benoîtes du faux prophète américain Francis Fukuyama (‘’la Fin de l’Histoire et le dernier homme’’). Il faut se réarmer, moralement et militairement pour la ‘’haute intensité’’. Qui l’aurait cru lorsque le mur de Berlin est tombé, il y a 33ans ?  Pas moi (ni l’Ours), soyons honnêtes.

Aux frontières de l’Union européenne, les gens meurent sous les bombes et les missiles, victimes d’une tentative folle d’annihiler ce qu’on ne peut pas leur arracher par la force. Les champs de bataille sont aussi des champs de torture. Les enfants sont enlevés par centaines de milliers pour être russifiés. Des ‘’camps de filtrage’’ sont dressés dans les profondeurs du territoire russe. Les centrales nucléaires sont bombardées. De l’autre bord, Moscou envoie au casse-pipe ses soldats ethniquement non-russes : Tchétchènes, Ingouche, Bouriates, etc., profitant de l’occasion pour ménager son vivier primordial de Russes ethniques (24 soldats morts seulement à Moscou, sur peut-être 100.000 tombés au combat). Cette offensive russe est bien d’essence coloniale, portant la marque d’un empire continental jacobin et cleptomane, devenu toxique et tueur. Le groupe privé Wagner et ses guerriers sans âme s’émancipent politiquement et deviennent un Etat dans l’Etat, jugeant avec mépris l’armée étatique. Poutine n’est pas à l’abri.

De la paix froide, on passe à une sorte de guerre totale, néanmoins pondérée par la dissuasion nucléaire et aussi, un peu, par le comportement resté humain des Ukrainiens. Ils incarnent la résistance à la barbarie pure, l’arrière populaire soutenant l’avant combattant : on les admire et on doit les soutenir, ne serait-ce qu’en tant qu’alliés également placés sous la menace poutinienne. Les peuples qui veulent se libérer finissent par l’emporter. Mais au prix de quels méandres arriverons-nous, un jour, à négocier une paix qui soit juste, légale et durable, une vraie paix ?

Clausewitz estimait que la guerre est un caméléon. Ses voies, buts et moyens varient au gré des circonstances. C’est un tourbillon incontrôlable qui ne maintient que l’apparence d’une certaine cohérence, grâce à la propagande. Il emporte les décideurs vers des stratégies qu’ils n’avaient pas initialement décidées ni même voulues. Les défis à la raison, même celle qui sert les pires causes, conduisent à une forme de chaos universel. Telle est bien la dimension globale des conséquences de cette guerre : elle entrave la vie au Nord et compromet le développement au Sud. L’humanité envers soi-même comme envers les siens se perd en route. On le sent, mais on ne veut pas se l’avouer, car la marche arrière est impossible… et la marche avant, elle, est suicidaire. C’est là que se trouve aujourd’hui l’inflexible Vladimir Poutine, assurément plus très loin de sa faillite finale.

Un autre problème est que pour les Azerbaïdjanais, Turcs, Rwandais, Erythréens… – et même jusqu’à l’immense Chine – le ton est donné d’un retour de l’annexionnisme guerrier ,sur toile de fond de célébration de l’enterrement du droit. L’Europe devra réécrire sa propre vision stratégique du monde en termes bien plus tranchants et sur le long terme. Le G 20 s’exprime, grâce à elle, contre la guerre en Ukraine. Taïwan ne sera pas annexée dès demain. Mais le nouveau ‘’désordre mondial’’ appelle contre lui un retour général aux valeurs – actualisées – qui avaient fondé la Charte de San Francisco de l’ONU. Une entreprise titanesque, s’il en est !

* 22 novembre – Du foot et du gaz

Il y avait un temps où le petit émirat du Qatar avait besoin de la France pour faire respecter son existence. Nicolas Sarkozy l’a particulièrement choyé dans les années 1990, lui offrant des armes performantes pour assurer sa défense, l’encourageant à acquérir en franchise fiscale un empire immobilier à Paris et dans l’Hexagone, l’invitant à se forger l’image d’une puissance de premier rang dans le monde du football, aux dépens même de certains critères éthiques. Ceci l’a bien aidé à faire gagner sa candidature à l’organisation du ‘’Mondial de tous les excès’’, qui a débuté, douze ans plus tard, le 20 novembre.  

L’histoire de ce pays est jeune : trois émirs s’y sont succédé depuis sa séparation du Royaume Uni. Mais, pour le moins, elle est assez chargée… et son ascension internationale à vitesse ‘’balistique’’ explique la persistance de ses archaïsmes autant que les critiques qu’il s’attire à l’international. S’y mêlent  une insolente épopée énergétique et commerciale, avec les impacts écologiques et sociaux que l’on peut imaginer, un tapageux comportement de ‘’nouveau riche’’ avide cherchant à se mettre partout en avant, des choix géopolitiques hasardeux au sein du monde arabe, un voisinage jaloux, la disgrâce du wahhabisme, enfin, commune aux Etats du Golfe.

L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar, en 2010, par la Fédération internationale de Football (Fifa) n’a guère choqué initialement. Malgré ses bizarreries – l’énorme budget et le coût humain cruel du chantier, la tenue de l’évènement en plein hiver, la climatisation générale des sites – rien n’annonçait que la fête pourrait être gâchée. Il n’est pas sûr qu’elle le soit, d’ailleurs, les récriminations mondiales ayant fait de cette péninsule étroite du Golfe un Etat ‘’people’’, chic et choc, incontournable. Le buzz fait désormais partie de son identité mondaine. Tamim Al Thani, l’émir actuel, est un pragmatique qui saura escamoter quelque temps la pudibonderie austère de la Religion, même si le tournant consistant à accueillir ‘’tous les supporteurs’’ (comprendre ‘’dont les minorités sexuelles’’) reste en travers de la gorge de ses sujets intégristes. Il mettra ce qu’il faut d’argent pour se faire pardonner les contributions quatariennes à la misère de la main d’œuvre et à la crise climatique. Il saura faire donner ses médias (dont Al Jézira) – le véritable étendard médiatique de l’Emirat – et flatter ceux des autres.

Est-ce la perspective d’un triomphe par le ‘’soft power’’ de ce pays du Golfe gorgé de pétrodollars et trop vite promu en puissance ? Sans doute, oui. L’accès à la gloire sera officiellement celui de l’émir, Tamim Al Thani, âgé de42 ans, au pouvoir depuis 2013. Il se sera sorti vainqueur du parcours d’obstacles de la préparation de la Coupe. Ces lauriers seront partagés avec son père, le cheikh Hamad, âgé de 70 ans, dont le rôle a été crucial dans le miracle gazier comme dans la désignation par la FIFA. La famille va s’auto-glorifier. De fait, la finale du Mondial est programmée le 18 décembre, jour de la fête nationale du Qatar célébrant cheikh Jassim Al Thani, le père-fondateur du Qatar.

Le pays part pourtant d’une situation peu enviable, lorsqu’il a fait le pari audacieux de l’exploitation de l’immense gisement de gaz offshore qu’il partage avec le colosse Iranien, son voisin sur la rive Est. Il y a investi plusieurs fois son PIB sans maîtriser ses débouchés d’exportation, faute de gazoduc. Mais il a gagné la manche en transformant, le premier, son pactole inerte en gaz naturel liquéfié exportable par la voie des mers. Les remous les plus sérieux seront venus du blocus des années 2017-2020, imposé sur terre et dans les airs, lorsque Doha a été mis au ban par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn. L’Emirat a alors payé l’hostilité que lui avait valu son engagement massif derrière les Frères musulmans de Mohammed Morsi, après le chute du président égyptien Hosni Moubarak. A son rôle très décrié dans le printemps arabe de 2011 s’ajoutait des soupçons de culpabilité complaisante à l’égard de Téhéran. Enfin, sa prétention à la notoriété mondiale à travers la coupe du monde de football avait achevé d’exciter la jalousie saoudienne (le Qatar est le premier Etat arabe à tenir cet évènement). Une telle accumulation de revers aurait dû faire un sort à ce prestigieux projet. Mais dans sa quête, le petit peuple des Qataris (300.000 âmes) a puisé une forte cohésion et n’a rien cédé. Le prince saoudien Mohamed ben Salman a fini par lâcher sa proie et par rétablir les communications et la circulation des biens et des personnes en 2017.

Le Qatar reste enfin le pays du Golfe le plus coopératif avec l’Occident au sein de l’OPAEP (les pays arabes exportateurs) ce qui laisse présager que nos gouvernements ne lui feront pas de misère. Doha n’a plus besoin de Paris mais, quid de la réciproque … ? Alors, vive la ballon rond !

* 17 novembre – Bonnes idées pour le G 20

Plusieurs bonnes idées et une certaine sagesse cartésienne imprègnent les interventions françaises à l’occasion du G 20 de Bali.

* Ce qu’il convient de retenir du discours d’Emmanuel Macron, ce sont d’abord les circonstances prenant le forme d’un dramatique incident de tir ukrainien par-delà la frontière polonaise. Cela invitait à la circonspection. Le champion du ‘’en même temps’’ s’en est bien tiré, évoquant la ‘’journée terrible pour l’Ukraine et le peuple ukrainien’’ au cours de laquelle plus de 85 missiles avaient frappé le pays agressé. Devant la presse, alors que toutes les hypothèses semblaient possibles, il a notamment recommandé la prudence et souligné l’épreuve terrible affectant les villes de Kiev, Lviv et Kharkiv touchées par des frappes russes et privées d’électricité par des températures glacées.

* Autre bonne idée : Emmanuel Macron a dit avoir discuté, avec le président chinois Xi Jinping, du principe d’une visite de sa part en Chine au début de 2023.  L’existence d’un espace de convergence – y compris avec les grands émergents, la Chine et l’Inde – devrait faciliter une intermédiation française pour pousser la Russie à la désescalade. Le président français souhaite voir la Chine jouer un rôle de persuasion sur Moscou dans l’optique d’une sortie de guerre, symétriquement aux sanctions des Occidentaux. Une première étape serait d’éviter une reprise violente de l’offensive russe au cours des prochains mois, quand le refourbissement des arsenaux, le changement des conditions météo et l’arrivée des nouvelles classes mobilisées en renfort réhausseront l’intensité des combats.

* Emmanuel Macron a sèchement lancé un appel au calme à l’Iran, dénonçant l’agressivité croissante de la République islamique à l’égard de la France. Celle-ci, dit-il, aurait toujours été dans une approche de discussion, de respect du pouvoir iranien(?!) – ça se discute – et donc déplorait les récentes  prises en otages de ses nationaux (il y en a sept, aux mains des Pasdarans et du clergé chiite), des actes ‘’inadmissibles’’. Téhéran est priée de ‘’revenir au calme’’, au respect des ressortissants français et à l’esprit de coopération. Ceci une fois dit, Paris sait réserver ‘’un chien de sa chienne’’, en retour aux mollahs. Il lui suffit de magnifier ‘’le courage et la légitimité’’ de la révolution des femmes et de la jeunesse iranienne, après des semaines de manifestations. Qui plus est, après la réception de dissidentes le 11 novembre à l’Élysée, tant fustigée par Téhéran. Plus cela sera désagréable aux autorités iraniennes, moins elle se privera de ce petit plaisir vengeur. En y rajoutant  un rien de provocation aux titre de ses valeurs universelles : ‘’Ces femmes et ces jeunes défendent nos valeurs, nos principes universels… Je dis ‘’nous’’, je ne parle pas de la France. Ils sont universels, ce sont aussi ceux de notre Charte des Nations Unies : l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de chaque être humain’’. On entend d’ici grincer les dents des théocrates barbus : ils répliquent en accusant Paris de se cacher derrière la révolution populaire en cours. In fine, la France fustige la récente série de frappes de missiles et de drones sur les communautés kurdes sur le sol iraqien. Non qu’elle fasse encore grand-chose pour ses anciens alliés.

* Autre bonne idée : au même titre que l’Union européenne qui en est membre, Paris dit soutenir l’intégration pleine et entière de l’Union africaine au G20, comme ‘’élément clé’’ de la recomposition des « règles de gouvernance des institutions internationales’’. C’est de bon sens. Cet élan de solidarité est peut-être une pure vue de l’esprit mais, formellement, elle réhaussera le crédit de l’ancienne métropole coloniale auprès des Etats-clients qui la boudent désormais.

* Le président français a également annoncé son projet de s’atteler aux conditions d’un véritable ‘’choc de financement vers le Sud’’  par la tenue, en juin prochain à Paris, d’une conférence internationale sur un nouveau pacte financier Nord-Sud. Cette logique s’impose : ‘’nous ne devons pas, nous ne pouvons pas demander à ces pays de soutenir le multilatéralisme, si celui-ci n’est pas en capacité de répondre à leurs urgences vitales’’. Bonnes idées et paroles fortes qui seront peut-être suivies d’actes. Mais le président a bien d’autres chats à fouetter…