La suprême coquetterie de la diplomatie française est de prétendre ne jamais s’aligner sur son plus grand allié. Dès le premier jour de sa visite d’Etat à Washington, le président français a célébré sur le tapis rouge l’amitié franco-américaine, à sa façon. Les deux républiques sœurs devaient ‘’essayer ensemble d’être à la hauteur de ce que l’Histoire a scellé entre [elles], une alliance plus forte que tout ». L’ère de la ‘’frime machiste’’ pour tenter d’amadouer D. Trump étant heureusement révolue, entre dirigeants amis on en vient à se parler franchement. Emmanuel ne s’est pas privé d’entonner ce registre diplomatique bien français.
Première à bénéficier d’une visite d’Etat sous la présidence Biden, la France veut, avant tout, s’afficher comme un partenaire qui pèse parmi les Européens et, accessoirement, dans le monde. Ensuite, elle souhaite obtenir de Joe Biden la confirmation sans équivoque qu’il soutient le développement d’une Europe de la Défense. Une multitude d’autres sujets ont été discutés – espace, nucléaire, Ukraine, Chine, Iran, climat –, sans révéler d’inflexions de part et d’autre de positions connues à l’avance.
Si la dénonciation du ‘’marché du siècle’’ des sous-marins australiens, inspirée par Washington, a trouvé un épilogue pragmatique avec la compensation financière accordée par Canberra, la question de la participation à l’alliance AUKUS (Australie, Royaume Uni, USA) n’a toujours pas trouvé sa conclusion. Elle a en fait été discrètement contournée pendant la visite. Présente dans la zone Indopacifique – ce que nul ne nie –la France aurait-elle modéré son envie obstinée d’en être donc d’en découdre ? Il n’est pourtant pas dans sa vocation stratégique de se muer en obstacle militaire à l’hégémonisme rampant de la Chine dans la région. Surtout, dans la dimension nucléaire. Se tenir à l’écart d’un clash stratégique avec Pékin parait plus conforme à son approche réaliste et modérée de l’Extrême-Orient. Elle a donc dû se raviser, d’autant plus que c’est désormais sur le front Est de l’Europe que s’exerce, disons, sa ‘’solidarité primordiale’’ au sein de l’Alliance atlantique.
Concernant la guerre en Ukraine, la conférence de presse commune a laissé entrevoir, dans la fraternité d’armes, un décalage de perspective géopolitique. Pour les Etats Unis, l’engagement dans la défense de la souveraineté de Kiev est puissant mais plutôt circonstanciel, sur une échelle de temps limitée. Il importe d’éroder au maximum la capacité offensive de la Russie et de clore la guerre sur un retrait rétablissant le statuquo initial. Joe Biden n’exclut pas de prendre langue, dans un tel scenario, avec Vladimir Poutine, lorsque celui-ci demandera l’armistice. La position française de garder un canal d’échanges avec le Kremlin parait plus exigeante sur le long terme : établir une paix juste et durable dans le temps, conforme à la Charte des Nations Unies et pleinement définie aux revendications souveraines de Kiev, ce qui pose la question épineuse de la récupération de la Crimée, celle du jugement des coupables de crime d’agression et implique des conditions précises pour réintégrer la Russie dans le concert européen. La différence d’angle découle de la géographie : Washington ne souhaite pas se laisser détourner de ses priorités stratégiques : l’endiguement de l’expansion chinoise et la primauté du leadership mondial.
Globalement les deux pays ont pu projeter l’image de solides alliés capables de pondération et de lucidité. Il n’en a pas été de même sur les sujets de l’économie.
En l’occurrence, Macron n’a pas mâché ses mots. D’emblée, il a plaidé contre l’Inflation Reduction Act – un programme ‘’super agressif’’ de subventions massives à l’environnement, destiné aux entreprises basées aux Etats Unis. Le plan d’investissement de 430 milliards de dollars qui le sous-tend alloue 370 milliards à la réduction de 40 %, d’ici à 2030, des émissions de gaz à effet de serre. Il constitue aux yeux européens une aide massive à l’export et une forte incitation à délocaliser l’investissement européen vers les USA. L’opération, vu son ampleur, menace, selon Macron, de ‘’fragmenter l’Occident’’. L’expression est plutôt alarmiste.
Cette loi constitue pourtant un beau succès de Joe Biden, qui a obtenu de haut vol son adoption par le Congrès. Elle n’est guère susceptible d’aménagements. Et ce n’est que pour la forme que Paris recommande de veiller à synchroniser (au sein du G 8 ?) les programmes des deux rives atlantiques poursuivant les mêmes objectifs et susceptibles d’être ‘’décidés ensemble’’. L’actualité des derniers mois – la crise énergétique et le coût de la guerre en Ukraine – commencent au contraire à creuser un ‘’décalage’’ entre l’Europe et les Etats-Unis. Car ‘’Europe’’ est sans doute le mot clé. L’investissement en Europe, ainsi mis en danger, risquerait de vaciller et de faire du Vieux Monde une simple ‘’variable d’ajustement’’ dans le bras de fer entre Washington et Pékin…
Sans doute, le message (plus que subliminal) est principalement adressé à Bruxelles : l’arme d’un ‘’Buy European Act’’ – franchement protectionniste – serait-elle devenue la seule efficace contre le rouleau compresseur des subventions américaines ? C’est une belle vision culpabilisante pour le partenaire américain mais fort peu réaliste. Le marché unique est de taille supérieure et il peut en théorie répliquer souverainement. Cette thèse instillera-t-elle de la mauvaise conscience au géant américain ? Ce serait méconnaître le nationalisme du Congrès. Qui doutera encore que l’allié français n’est pas ‘’aligné’’ ?