* 13 octobre – Nos rangs s’éclaircissent mais de nouveaux voisins se pointent

Bravo ! Le programme des Nations Unie pour la population nous a appris que nous serons huit milliards d’humains sur terre, à compter du 15 novembre. Cela fera un milliard de plus qu’en 2010 ; deux milliards de plus qu’en 1998 et cinq milliards et demi de plus qu’en 1950

Le vrai scoop, c’est que nous allons cesser de croître et même stabiliser notre nombre avant la fin du siècle. En 2100, au pic, nous serons entre 8,9 et 12,4 milliards de voisins, par définition, conviviaux. Ensuite, nous vieillirons tous ensemble et passerons beaucoup de temps à pleurer dans les enterrements.

Si vous voulez à tout prix voire le verre comme plein, l’Inde va devenir le pays le plus peuplé au monde (1,7 milliard), détrônant une Chine vieillissante, qui, dès l’an prochain, devrait connaître un déclin absolu de sa population (1,3 md). L’arithmétique démographique en fera-t-elle de cet empire une puissance en déclin, comme l’Europe d’aujourd’hui ? L’Asie centrale et celle du Sud deviendront, en revanche, des superpuissances humaines. En Afrique subsaharienne, on le sait, la population va pratiquement doubler d’ici à 2050 : deux Chine ! A eux seuls, huit pays du Continent noir contribueront à plus de la moitié de la croissance de la population mondiale. Une telle performance comprend moins d’avantages que de handicaps. En Afrique australe, par exemple, chaque femme donne actuellement naissance à 2,3 enfants. Mais le Covid-19 a repris les gains d’espérance de vie péniblement gagnés après les décennies du sida. La longueur de vie moyenne est retombée à 61,8 ans.

Côté verre qui se vide, la chute du taux de fécondité va marquer la fin du renouvellement des générations. En 2020, la croissance démographique a chuté sous 1 % par an. Elle continuera à fléchir jusqu’à la fin de ce siècle. L’Europe orientale, en particulier, va se vider de sa population d’ici 2050 (– 10 %), deux fois plus vite que l’Europe occidentale (- 5,4 %). Entre les deux, l’Extrême Orient se délestera de 8,2% de ses habitants. L’Europe et l’Amérique du Nord, peu fertiles, atteindront rapidement leur pic de peuplement et accuseront une décrue dès la fin de la prochaine décennie. Une étude suggère que la population mondiale, elle aussi, pourrait décliner dès 2064. On verra quand on y sera. La carte redessinée du peuplement mondial déterminera une autre époque de notre civilisation. Et le pauvre Malthus devra alors aller se rhabiller. Ce gars là aura été tout à fait pénible.

Le rapport onusien évite de spéculer sur l’évolution des flux migratoires : les interprétations divergent pas mal, à cet égard. En 2020, c’est la Turquie qui a accueilli le plus grand contingent de réfugiés (près de 4 millions), devant la Jordanie, la Palestine et la Colombie. L’Occident figure loin, en queue de peloton. La fermeture des frontières et la paralysie des transports internationaux liées au Covid-19 auraient ralenti les déplacements entre continents. Selon l’ONU, ce contexte aurait réduit de moitié le solde migratoire des deux dernières années. Depuis, ça a repris de plus belle. Aussi, les esprits chagrins souhaiteront ils une suite ininterrompue d’épidémies à venir.

D’un autre côté, la pandémie a provoqué un ‘’baby flop’’ mondial : va-t-il falloir importer des nouveaux nés d’autres galaxies ? Le Covid-19 est surtout à l’origine d’une surmortalité ‘’recensée’’ de 14,9 millions d’individus, en 2020 et 2021 (un surcroit de 12 % des décès, sur deux ans). Mais le décompte réel représenterait en fait trois fois le nombre des cas enregistrés. Méfiez vous des statistiques. En voilà :

Actuellement, l’espérance de vie des hommes (mâles) s’établit à 68,4 ans ; celle des femmes à 73,8 ans, représentant un écart de 5,4 ans. C’était 5,2 ans, deux années plus tôt. On prédit que les papies octogénaires réchappés de l’hécatombe auront un maximum de cases à cocher sur leurs carnets de bal. Tout cela cache, bien sûr, de grandes disparités d’une région à l’autre, liées aux niveaux de développement humain. In fine, à l’échéance de 2050, le nombre de femmes égalera celui des hommes : la Paix sur Terre devrait y gagner. Enfin, une perspective positive !

Une fois n’est pas coutume : une brève de l’Ours irradie l’optimisme.

* 12 octobre – L’Europe mariée sous la communauté.

La France se voit de longue date comme conceptrice de l’architecture de sécurité européenne. Elle est à l’origine de la toute récente réunion inaugurale à Prague de la Communauté Politique Européenne, un succès qui pourrait néanmoins s’avérer transitoire.

Au lendemain de la chute du mur, alors que la Russie d’Eltsine plongeait en dépression psy, le président Mitterrand avait imaginé une ‘’Confédération européenne », presque symétrique au concept actuel. L’objectif en était alors de recréer une filiation russe à l’ensemble européen, du moins une appartenance limitée aux questions de sécurité collective. Il fallait éviter un repli agressif de la Russie sur ses frustrations d’empire démembré. Parallèlement au ’’partenariat stratégique’’ de portée limitée que l’OTAN proposait à Moscou, l’Europe des 15 lui aurait ouvert une possibilité d’arrimage relatif sur le plus long terme. Le recul de son glacis et la réunification allemande justifiaient une main tendue vers Boris Eltsine. Ce fut très mal perçu par les PECO, les ex-satellites ralliés à l’Ouest et tournés vers Washington, puissance non-invitée dans ce cercle. Polonais, Tchèques et autres Hongrois attendant leur salut de l’OTAN sous leadership américain, le grandiose et pacifique projet avait rapidement capoté. On pourra s’interroger sur les incidences de ce rendez-vous historique manqué sur les affrontements actuels.

Dans le concept lancé par Emmanuel Macron, l’Amérique n’est pas, non plus, embarquée à bord. Ceci est sans importance, d’ailleurs, l’OTAN étant plus que jamais la coalition occidentale à l’œuvre. Au sommet pan-européen de Prague, la mobilisation s’est faite, cette fois, contre l’agresseur russe, à l’inverse du projet Mitterrand. La concertation dans le format UE + 17 a donc d’emblée exclu toute association de la Fédération de Russie et de sa comparse biélorusse. L’ordonnancement correspond bien à l’air du temps conflictuel depuis l’annexion de la Crimée en 2014. L’Ukraine participait au sommet par visioconférence, l’Amérique pouvait rester sereine, n’ayant aucun motif valable à s’inquiéter de l’exercice (même si certains y songeaient).

La grand-messe de Prague a dès lors connu un succès de participation, sinon des avancées majeures sur le fond.  Elle a projeté la vision symbolique d’une ‘’ Grande Europe’’ réunie et solidaire qui se renforçait face à une Russie isolée dans sa bulle.  C’était important pour crédibiliser son engagement de long terme à soutenir l’Ukraine. L’attribution du Prix Nobel de la Paix à  trois acteurs associatifs engagés contre la barbarie du régime Poutine a produit une impression comparable : l’auto-galvanisation des valeurs démocratiques. C’était nécessaire. Sera-ce durable ?

Tout cela répond au besoin conjoncturel de rehausser la stature des dirigeants du Vieux Continent. Vladimir Poutine les tient pour quantités négligeables et ne se laissera pas impressionner par leur unanimité de façade. Celle-ci, d’ailleurs ne va pas résoudre les questions matérielles et pratiques que posent la guerre de l’énergie menée par Poutine. Surtout, les organisateurs du sommet de Prague se sont arrachés les cheveux sur des problèmes de compatibilité d’humeur entre participants. Sur la façon d’aborder les pénuries d’énergie, les 44 pays se divisent et ce, même au sein de l’Union Européenne. Des coalitions se forment à nouveau entre ‘’frugaux, à forte capacité d’intervention financière’’ et  ‘’fauchés du Sud’’. L’application des sanctions touchant la Russie et la Biélorussie (l’UE en est à son huitième train de mesures), l’amplitude de l’aide militaire destinée à l’Ukraine, l’accueil des exilés, les voies politico-juridiques d’une future sortie de guerre sont autant de sujets qui clivent. Sans oublier les tensions post-Brexit persistantes sur l’application du protocole sur l’Irlande du Nord, les joutes intracommunautaires autour de l’État de droit et du fonctionnement de la Justice, le jeu ambivalent de la Turquie (qui roule pour elle-même), le conflit arméno-azerbaïdjanais, etc. L’Ouest, on le sait, n’est pas un monolithe, surtout lorsque la France s’exprime.

Peu importe, au fond, qu’au delà de l’agression qui rassemble contre elle les démocraties, les dossiers avancent ou non au sein de la Communauté Politique Européenne. Même s’ils se dispersent dans les multiples institutions européennes, occidentales ou mondiales conçues pour leur traitement, la réunion des Européens aura été créatrice d’un élan collectif utile au moment opportun, tandis que la vie des Etats poursuivra son cours ici et là, sur la rose des vents de la géopolitique.

* 11 octobre – La girouette géostratégique

Où souffle donc le vent de l’Histoire? Le modèle autoritaire ouvre-t-il la voie de l’avenir? Deux puissances permanentes du Conseil de Sécurité en sont intimement persuadées :  le déclin et la décadence supposés des sociétés démocratiques occidentales leur ouvrirait la maîtrise du système mondial. Bigre! Après l’attaque du Capitole de Washington et la déconfiture occidentale en Afghanistan, l’an dernier, l’amorphie des anciens dominateurs arrogants et donneurs de leçons ne faisait plus l’ombre d’un doute à Moscou ni à Pékin. L’absence de réaction sérieuse à l’annexion de la Crimée et le désamour montant des peuples du ‘’Sud’’ achèveraient de mettre le ‘’Nord’’ hors-jeu.

Pas si vite, SVP : la virginité coloniale ou impériale de ces deux gros-joueurs s’effrite à vitesse grand V, même si quelques populations africaines se plaisent à brandir leurs drapeaux dans des défoulements de rue. On perçoit depuis le 24 février, que le vent ne souffle pas sur commande des dictateurs. La Russie s’effrite de l’intérieur sous les effets des sanctions occidentales et des déboires de sa troupe occupante en Ukraine. Ses conscrits abandonnent le bateau ivre de la mobilisation militaire. Les chefs militaires se retrouvent sur le sellette et Poutine est perçu, au minimum, comme ‘’mal informé’’. La Corée du Nord et l’Iran sont devenus ses seuls fournisseurs d’armement. L’atmosphère politique se fait plus oppressive et délétère. Serait-il protégé par son privilège de veto, l’isolement du Pays au Conseil de Sécurité des Nations Unies dément l’idée d’une puissance qui a le ‘’vent en poupe’’.

Dans un premier temps, sous une neutralité prudente, Pékin ne cachait guère sa faveur pour Moscou. Poutine, espérait-on à la tête du Parti communiste chinois, allait prouver la supériorité des autocraties militarisées, ridiculiser l.Occident, gagner en prestige auprès du monde émergent. La Chine pourrait surfer sur ce ‘’vent d’Est’’ puissant, porteur pour ses ambitions. Le cas échéant, la reconquête de Taïwan pourrait survenir en apothéose.

Sept mois plus tard, XI Jinping reste muet, mais la diplomatie chinoise marque ses distances. La Russie ne lui paraît plus capable de faire triompher le modèle, en particulier sur le plan militaire. Le régime moscovite auquel il se proclamait lié par une ‘’amitié éternelle’’ commence à branler du manche. Il pourrait même devenir un risque pour le modèle commun. Lors du sommet à Samarcande de l’Organisation de Coopération de Shanghai – premières retrouvailles depuis le lancement du conflit – la partie chinoise a appelé à un ‘’respect scrupuleux du droit international en Ukraine’’. Un coup de griffe, presqu’un désaveu… Si le dispositif russe devait s’écrouler, Pékin ne veut pas se retrouver dans le camp des perdants.

L’Inde, de son côté, se garderait bien d’aller à sa rescousse porter secours et saisirait plutôt de telles déconvenues comme une occasion de renforcer son influence en Asie. La guerre en Europe va encore beaucoup de temps et de victimes avant de se solder sur un bilan tranché. Pourtant, il apparaît que les démocraties savent s’engager pour faire obstacle à la vague expansionniste brune. Le vent de l’Histoire ignore l’idéologie. Il ne suit qu’une seule direction : celle qu’indique la girouette folle de la géopolitique.

* 29 septembre – Gas ex aqua

Du gaz dans les eaux de la Baltique : deux, puis trois, quatre explosions rapprochées qui, manifestement, ne doivent rien au hasard. Le Danemark, la Suède et moins directement la Norvège se retrouvent face à des pollutions majeures de leurs eaux. Les sinistres ne pourront être accessibles tant que les deux gazoducs North Stream 1 et 2 n’auront pas été vidés. On va donc devoir attendre pour observer comment les ruptures des conduits sont apparues. Personne ne doute qu’ils s’agit d’opérations de sabotage. De la part de qui et dans quel but ? Mystère nébuleux générateur d’interrogations volatiles, peut-être même explosives …. L’Ours Géo n’en sait pas plus que vous.

Pour les Scandinaves, c’est une attaque perpétrée dans leurs eaux. Elle a les apparences d’une semonce qui pourrait en annoncer d’autres contre leur souveraineté. Ils ont  »trahi » en passant à l’OTAN. Pour l’Union Européenne c’est une opération de sabotage de ses infrastructure. C’est un investissement mis hors d’usage, après qu’elle ait récemment dû renoncer à l’utiliser pour importer jusqu’à 40 % de ses besoins de ce type d’énergie. Pour l’Allemagne, ce pourrait être la promesse d’un hiver froid, bien que le message soit déjà dépassé par la mise en place d’alternatives en provenance du Golfe ou des Etats Unis. Pour la France, c’est une énigme qui ne la touche guère. Pour les Etats Unis, une conclusion logique : la dépendance énergétique européenne appartient au passé. Un angle est commun aux Occidentaux, presqu’une évidence : qui d’autre que le régime Poutine aurait pu concevoir un tel acte ?

Il est vrai qu’aucune preuve n’étaie cette thèse. Le jour où on connaîtra le fin mot, la guerre en Ukraine aura charrié un nouveau lot de massacres et de faits spectaculaires : on aura tourné la page. L’indice qui pourrait le mieux dénoncer une malveillance de la Russie est le concert de démentis indignés qu’on entend de Moscou. Depuis le 24 février, chacune des déclarations de sa propagande s’articule autour de mensonges et de renvoie ses propres méfaits sur le dos de l’Occident. On s’est habitué à relire cette propagande en en inversant les termes. Mais, quand même, pourquoi cette attaque qui n’a aucun effet pratique immédiat ?

On ne peut avancer que des hypothèses. Celle que privilégie ce blog est que l’esprit de Poutine s’est embrumé, que sa pensée n’est plus tout à fait consistante, qu’elle est devenue gazeuse. A partir de là, l’Homme se forge encore des illusions sur  »l’arme du gaz » et ne se tient pas vraiment au courant des fournitures de substitution qui ont rendu celle-ci caduque.

Une autre possibilité serait que son esprit ait chaviré dans le  »tout psy ». La main russe frappant en Europe irait susciter l’effroi et l’envie honteuse de se rabibocher avec lui. Le scénario est simplement stupide, mais les dictateurs enfermés dans leurs bunkers pensent ainsi. Quel serait l’intérêt d’une diversion aussi grossière, alors que de nouveaux charniers émergent en Ukraine, que ses troupes reculent, que la jeunesse russe des villes fuit en masse la mobilisation, que des fissures apparaissent dans son contrôle du pays ? Ce serait très naïf de sa part d’imaginer que ces bulles dans les eaux de la Baltique puissent escamoter les évolutions sur le terrain… et se tirer une balle dans le pied de faire la une sur ces sabotages aqueux, à l’heure ou les quatre referenda locaux  »mascarades » sont censé établir une nouvelle carte de la Russie. Le gaz russe ne fera pas du brouillard autour de ces annexions crapuleuses.

Au total, qui croira demain que la progression des Ukrainiens à la reconquête de leur propre territoire mute en  »agression » contre la Russie ? Une poignée de collaborateurs tout au plus…

Cette chimère ne parviendra jamais à justifier le recours brandi aux armes de destruction massive, y compris contre l’Europe tant détestée. On peut rester calme.

* 28 septembre – Légitime défense

Les directeurs occidentaux de l’armement se réunissent à Bruxelles pour coordonner leurs fournitures d’armement à Kiev, et donc leurs achats. L’enjeu est de faire progresser jusqu’à sa victoire la contre-offensive ukrainienne sur le terrain, mais la concurrence euro-américaine reste sous-jacente, surtout en ce qui concerne la France. Cette coopération autour d’une cause commune n’est pas dénuée d’arrières pensées commerciales. Le blog résume un article du Monde paru hier.

Durant trois jours, différents formats de discussions vont se succéder entre alliés de l’OTAN puis au sein d’un groupe de contact dirigé par les Etats-Unis. Réapprovisionner Kiev constitue l’objectif commun, alors que les livraisons d’équipement ex-soviétique – immédiatement utilisables – touchent à leur fin. Il est temps de passer à des systèmes d’armes nettement plus modernes, plus qualitatifs (et coûteux) dont l’usage sur les théâtres d’opération favorisent la reconquête des territoires occupés par l’armée russe. Deux caractéristiques sont recherchées : l’interopérabilité des systèmes et leur durabilité en temps de guerre. Cette nouvelle génération technologique nécessite un plan parallèle de formation de ceux qui serviront ces armes. Surtout, elle ravive l’âpreté des enjeux commerciaux et financiers, d’autant plus que les fournisseurs, aux Etats Unis comme en Europe, s’appuient sur des financements publics.

D’un côté, les Etats-Unis poussent l’UE à renforcer les capacités industrielles de la défense européenne, car ils sont inquiets du tarissement en cours des flux d’armement vers l’Ukraine, alors que leurs capacités sont également limitées. Mais, d’un autre côté, leur département d’Etat va débloquer quelque 2,2 milliards de dollars pour ’aider les alliés et pays voisins de l’Ukraine’’ à recompléter leurs arsenaux avec de l’équipement neuf américain. Ce sont, au total, 3 milliards de dollars consacrés à la promotion de matériel made in USA en Europe : un défi pour les industries du Vieux Continent.  

Les Vingt-Sept ne restent pas sans réponse. La facilité européenne de paix (FEP) de 2,5 milliards d’€uros, initialement prévue pour l’Afrique, sert désormais à rembourser les contributions de l’UE à l’Ukraine (les canons Caesar, par exemple). Un autre outil est constitué par le mécanisme EDIRPA d’achats groupés d’armement, institué par la Commission. Paris compte sur l’adoption prochaine de ce mécanisme dont la dotation de départ restera modeste : 500 millions d’euros. L’opérateur principal sera-t-il l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar), favorisée par Berlin, ou l’Agence Européenne de Défense, qui a la faveur de Paris ? La première, constituée autour de six pays (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Belgique et Espagne), opère plutôt dans le long terme (comme l’avion-cargo A400M), tandis que la seconde, dans le format communautaire, tend à se cantonner à l’expertise technique sans déboucher sur les marchés. Quoi qu’il en soit, les premières commandes pourraient être passées l’an prochain, une fois recensés les besoins d’acquisition au sein de l’Union.

Par ailleurs, les Foreign Military Sales (FMS) américaines constituent un levier redoutable, largement utilisé pour faire obstacle à des ventes européennes. Les Vingt-Sept n’ont rien d’équivalent. Le FMS permet aussi d’échapper plus facilement aux règles de transparence des marchés publics en vigueur au sein de l’UE. Les Européens pourraient à leur tour accorder des exemptions de TVA.

L’industrie européenne de défense est un concept admis mais une réalité balbutiante. Ne pas subventionner les achats faits en Amérique relève du bon sens, d’autant plus que ceux-ci sont soumis aux normes dites ITAR (International Traffic in Arms Regulations). Elles sont très contraignantes dans la mesure où elles instaurent une interdiction sur les composants venus d’outre-Atlantique, omniprésents dans ce type de produits. Et les 27 ne sont pas aussi producteurs de ces composants. Mais, dans des temps d’urgence, ce sujet ne fait pas l’unanimité des Européens : décourager les achats d’armements ‘’itarisés‘’, dont le suivi et la réexportation s’avèrent problématiques (comme, le cas échéant, les caprices du Congrès) pourrait retarder le réarmement des pays les plus menacés par l’expansion russe (Pologne, Scandinavie, Finlande, Baltes, Roumanie…). Même l’Allemagne devra renouveler son aviation militaire dans l’urgence sans attendre le successeur européen des Tornado et Rafale. Entre Français et Allemands (qui mettent en place un fonds de 100 milliards d’euros pour réarmer la Bundeswehr), se joue aussi une concurrence feutrée, ‘’entre amis’’, pour la suprématie militaire au sein de l’UE

La guerre en Ukraine devrait faire avancer la relation entre l’UE et l’OTAN vers plus de respect mutuel et de complémentarité. Washington va bénéficier de sa posture actuelle amicale envers l’Europe, tandis que les idées françaises se feront de plus en plus acceptables au sein d’un partenariat à deux piliers forts. Dans ce cadre, le réveil européen aux réalités d’une géostratégie de guerre et l’engagement remarquable de la Commission européenne créent aussi un contexte porteur pour l’Ukraine (et pour la survie des démocraties).

Méfions nous toutefois des poussées de populisme, qui pourraient tout bouleverser sur une rive ou l’autre de l’Océan commun.

* 27 septembre – Faux frères italiens et autres

Pour la première fois depuis l’après-guerre, la Péninsule va être gouvernée par l’extrême droite. Giorgia Meloni, la patronne du parti postfasciste, Frères d’Italie, a remporté les législatives du 25 septembre avec une majorité relative. Paradoxalement, c’est son éloignement du pouvoir, ces dernières années, qui la propulse au pouvoir par le choix d’un électorat sceptique et désorienté. Tous les records d’abstention ont été battus. Assistera-t-on à une tentative de retour dans le passé, à  l’avènement d’une gouvernance intégriste et réactionnaire ou encore à celle d’une extrême droite populiste de type Est-européen, à la hongroise ou à la polonaise ? Peut-être un cocktail instable des deux derniers ingrédients, l’héritage fasciste étant destiné à s’estomper avec l’exercice réaliste du pouvoir.

Péché de jeunesse : à 19 ans, Mme Meloni a milité pour le parti postfasciste, Alliance nationale, héritier du Mouvement social italien (MSI), lui-même créé en 1946, par d’anciens dignitaires de la République pronazie de Salo. Marqueur d’un passé dont on sait bien au fond qu’il n’est utile qu’à la propagande, le programme du parti Fratelli, qu’elle a cofondé en 2012, ne s’identifie plus à un projet fasciste. Vingt-six ans ont passé, Giorgia  est désormais blonde et elle a ajusté sa ligne politique à la vague populiste qui déferle sur l’Europe. A la tête d’une coalition qui réunit aussi la Ligue de Matteo Salvini (en déclin) et Forza Italia de l’éternel Silvio Berlusconi, elle vient de remporter 26 % des suffrages aux législatives. Cette alliance obtient la majorité au Parlement, mais elle ne pourra pas lancer une refonte de la Constitution, qui nécessiterait de contrôler les deux tiers des votes.

Parvenu en première position de tous les partis d’Italie, Fratelli d’Italia réclame logiquement pour sa cheffe la conduite du gouvernement. Mais monter un gouvernement de coalition prend du temps en Italie, même si les ‘’combinazioni’’ s’avèrent souvent éphémères, l’instabilité de l’Exécutif restant chronique. La profession de foi de Giorgia, livrée dans son ouvrage autobiographique à succès, ‘’Io sono Giorgia’’ reste floue sur l’avenir des institutions italiennes et le sens à donner, dans ce contexte, au présidentialisme dont elle se réclame.

Malgré ses déclarations rassurantes, son parti réunit tous les ingrédients d’une extrême-droite radicale, populiste, aveugle au monde et qui plus est raciste. Le chauvinisme, la promotion de valeurs passéistes (famille traditionnelle, soutien à la natalité, anti-IVG, haine de la culture ‘’de genre’’, etc.), la volonté de grandeur en politique étrangère (syndrome anglais) sont autant de thèmes de droite qui, s’ils faisaient bien partie de la culture politique fasciste, ne lui sont pas exclusivement spécifiques. Avec des slogans pétainistes comme ‘’Dieu, patrie, famille’’ ou ‘’Je suis une femme, je suis une mère, je suis chrétienne’’, Giorgia Meloni se poste dans une version identitaire – mais pas christique – de la Religion. Surtout, elle se montre implacable à l’égard des ‘’faibles’’ et des étrangers. Les migrants, en particulier, se voient promis aux eaux profondes du cimetière de la Méditerranée. Pas de trace de christianisme, ni d’humanisme sur ces sujets.  Faut-il craindre pour la démocratie italienne, voire pour la paix en Europe ?

L’opportunisme et sa pointe de réalisme sont à l’œuvre : Giorgia a fortement corrigé son credo pour le rendre plus acceptable dans les temps présents. Elle déclare être revenue de ses outrances passées : ‘’Il y a plusieurs décennies que la droite nationale a relégué le fascisme à l’Histoire, en condamnant sans ambiguïté la privation de la démocratie et les infâmes lois antijuives’’.  L’hubris de pouvoir modère le langage et devient une motivation en soi. Les 191 milliards d’Euro que Bruxelles a marqués à destination de l’Italie (première bénéficiaire, de loin) pour relancer son économie après la crise du Covid pèsent dans l’inflexion à la baisse du souverainisme, jusqu’alors si présent dans son ADN d’opposante.

Ses déclarations de soutien Ukraine, sa fidélité toute nouvelle à l’OTAN projettent l’image d’un parti populiste au visage présentable, du moins en superficie. Mais le refus de Fratelli d’Italia et de la Ligue, le 15 septembre, de voter le texte du Parlement de Strasbourg définissant le régime d’Orban comme une ‘’autocratie électorale’’ vient à point nommé réactiver l’ADN ancien. On trouve là les limites du renouveau engagé. Sur l’Europe et l’attitude à adopter face à Poutine (que Giorgia a longtemps admiré), les trois partis alliés risquent de se déchirer. Vu le poids de l’Italie en Europe, ceci n’empêchera pas l’ ‘’axe Sud – Nord-Est’’ autoritariste et populiste de se renforcer face aux démocraties ouest-européennes et à la Commission : Italie, Pologne, Suède, Hongrie, Slovénie, Slovaquie … Cette contamination rampante est inquiétante pour l’avenir du Continent où les démocraties respectueuses du droit se retrouvent encerclées.

* 20 septembre – Le chaperon rouge va battre le grand méchant loup

Qui, hormis ceux qui y participent (et encore …) peut donner du crédit aux déclarations éhontées de la Russie en guerre ? La moitié de la planète n’en a cure et s’intéresse peu aux logorrhées délirantes de la propagande poutinienne. Mais le mensonge prolifère sur les corps meurtris de morts innocents et cela est particulièrement insupportable. Le Kremlin a ainsi démenti, comme lors du massacre de Boutcha, que tout crime de guerre ait pu être commis à Izioum, récemment libérée. Toutes les preuves sont bien visibles et même quantifiables et datées mais, dixit le Kremlin, c’est un  »pur mensonge ». Sur les indications de Kiev, des experts internationaux ont constaté le creusement hâtif de plus de 440 tombes rudimentaires et d’une fosse commune. Mais qu’importe, on s’habitue à cette procédure ‘’miroir’’ imputant systématiquement à l’adversaire  les crimes qu’on a commis contre lui.

Il y a comme une touche supplémentaire de perversion quand les mêmes font arrêter et condamner pour  »haute trahison », par leurs supplétifs séparatistes de Louhansk, un employé de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). L’Ukrainien Dmitri Chabanov enquêtait sur les parodies de justice pratiquées dans les territoires occupés par l’armée russe. Il est plus que probable qu’il était tombé sur des cas d’exécution arbitraires, sur la base de procès iniques et bâclés. Il était donc de son devoir de faire rapport à l’organisation pan-européenne qui l’avait missionné à cette fin. Il disparaît, accusé d’avoir fourni des  »informations confidentielles » à des services de renseignement étrangers, dont la CIA (les Etats-Unis étant effectivement membres de l’OSCE). Il écope de treize ans de prison dans une geôle russe inaccessible.

La semaine dernière, l’OSCE a condamné les charges placées à l’encontre de deux de ses employés, exigeant leur libération immédiate. Principal acteur de modération des tensions et de règlement des conflits en Europe, elle dénonce bien sûr ces prétendues “poursuites judiciaires sur la base d’accusations montées de toutes pièces’’. Il n’empêche qu’en sa qualité d’arbitre, elle se voit expulsée du ring. Pourra-t-elle rester longtemps encore présente sur les terrains d’affrontement où elle est déployée depuis 2014 ? C’est très peu certain. Cette institution née de la détente des années 1970 risque de disparaître dans le chaos d’une guerre sans ordre du jour ni pourparlers parallèles. Elle serait pourtant indispensable le jour où les canons se tairont et qu’il faudra réapprendre à coexister au sein du Vieux Monde.

La Russie n’est peut-être pas loin de se réveiller en réalisant l’immense gâchis perpétré par Poutine. Une courageuse (et âgée) chanteuse de variété moscovite, Alla Pougatcheva, a franchement dénoncer la guerre, sous l’angle de la jeunesse russe envoyée au casse-pipe et dont on cache aux familles la véritable hécatombe. L’artiste, très populaire, a affirmé que le conflit tuait des soldats pour  »des objectifs illusoires », accablant la population et faisant de la Russie le paria de la Planète. Cette célébrité a, en outre, demandé à être classée, comme son époux comédien, en tant qu’agent étranger comme l’implique l’engagement associatif à l’international. Chapeau, la dame : elle court un risque énorme mais touche le public là où ça fait mal à Poutine.  

Le spectre Poutine va planer sur les débats de l’Assemblée générale des Nations unies, cette semaine. . Comme le relève Le Monde : ‘’ Jamais l’ordre international n’avait paru aussi fracturé, recomposant une nouvelle cartographie des rapports de force’’ dans le monde. La mutation de l’Europe et des Etats Unis n’est pas achevée. Les pays du ‘’Sud’’ évitent de choisir un camp mais s’inquiète fortement des conséquences géopolitiques, alimentaires et énergétiques de la guerre en Ukraine. La majorité s’exaspère que ce conflit absurde dure autant. La Russie est placée sur la défensive face à ce consensus apolitique.

La partie paraît jouable et gagnable par les démocraties.

* 15 septembre – Rejetons de la guerre

Les guerres d’agression font des petits. L’Azerbaïdjan et l’Arménie recommencent leur confrontation armée depuis trois jours. La situation autour du Haut-Karabakh, en grande partie récupéré par Bakou, est de plus en plus tendue alors que le premier des deux républiques ex-soviétiques a lancé une offensive d’artillerie sur son voisin. Une dictature brutale s’en prend, là encore, à une démocratie. Comme toujours, les deux pays s’accusent mutuellement d’avoir lancé les hostilités. En 2020, conformément à un accord de cessez-le-feu, Moscou avait déployé des soldats de maintien de la paix au Nagorny Karabakh, l’enclave de culture arménienne revendiquée par l’Azerbaïdjan comme un de ses territoires éternels. Le conflit ayant fait près de 7000 mort et son armement n’étant pas au niveau de celui adverse, Erevan s’était plus ou moins résignée à cette  humiliation. Le cessez-le-feu de 2020 n’ayant pas débouché sur un accord de paix, les parties restaient dans une situation de conflit larvé… qui s’est donc rallumé.

 En haut de la pyramide belliciste, l’exemple de la ‘’loi des loups’’ est donné par la Russie de Vladimir Poutine. Aux franges du Caucase et de l’Asie centrale, l’impunité tend à s’imposer comme ailleurs, en termes d’invasion, d’annexion de territoires et de frappes militaires sur des populations civiles. L’Azerbaïdjan en 2020 , comme la Russie en Ukraine, s’est d’abord attaqué aux territoires voisins qui lui étaient les plus liés par l’Histoire, la contiguïté géographique ou la culture. Aujourd’hui, Bakou, à l’image de Moscou, est passé à l’expansionnisme  dur, avec malheureusement dans son cas, l’appui du grand allié turc. L’OTAN voit dès lors l’un de ses principaux membres et fournisseur d’armes en Ukraine se compromettre sur ce théâtre traditionnel du grand-turquisme. Ankara agit alors en adversaire de l’Europe et des démocraties.

L’attrition militaire et la désorganisation que connaît le protecteur traditionnel russe de l’Arménie (en vertu d’une alliance de défense) ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour régler des comptes avec Erevan. Moscou appelle au calme mais ne bouge pas ou n’a d’autre choix que de laisser faire. Pour le dictateur azéri, une nouvelle victoire militaire constituerait le plus beau cadeau il puisse offrir à son peuple, pour se maintenir éternellement  à sa tête. Il n’est pas le seul à faire ce calcul.

La présumée ‘’communauté internationale’’ appelle à la « retenue » et à un ‘’règlement pacifique du différend’’, formule consacrée, la plus plate et la plus impuissante qui soit, à laquelle on a recours quand on ne va rien faire. La France préside néanmoins actuellement le Conseil de Sécurité. Lors d’entretiens avec plusieurs dirigeants mondiaux, dont Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, Nikol Pachinian, le premier ministre arménien, a appelé la communauté internationale à ‘’réagir’’. Cela n’a galvanisé personne. Emmanuel Macron se serait adressé au président Aliev d’Azerbaïdjan, le priant urgemment de mettre fin aux hostilités, et de revenir au respect du cessez-le-feu. Cela ne va pas effrayer ni convaincre ce dernier, qui sait bien que tout le monde a la tête ailleurs, grâce à la guerre d’Ukraine. Ce nouvel épisode de conflit post-soviétique est donc appelé à se développer.

* 13 septembre – Bataille de l’énergie

A l’heure ou le front du Nord-Est bascule à l’avantage de l’armée ukrainienne, la Russie offre le spectacle d’une puissance démembrée et pathétique. Des fissures apparaissent dans la dictature de Poutine, qu’elles émanent du camp le plus dur, frustré que les armes russes n’aient pas prévalu plus implacablement (ainsi, il faudrait exécuter les généraux dépassés par ce tournant dans la guerre) comme de certains élus locaux qui lui reprochent d’avoir placé le Pays dans une impasse. La fourniture d’armement, de renseignement et de conseils à la résistance ukrainienne porte ses fruits. Les résultats sont là. Ce n’est sûrement pas le moment de fléchir sur l’autre front principal de la guerre hybride : la bataille de l’énergie.

L’Europe a une occasion en or de se défaire de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, qui a coupé ses livraisons gazières.  »Il y a une opportunité énorme (…) de se débarrasser une bonne fois pour toutes de la dépendance à l’égard de la Russie, de se débarrasser de ce levier de chantage que la Russie avait sur l’Europe en utilisant l’énergie comme une arme », a dit Antony Blinken Progressivement, les 27 se sont convertis à ce constat. De 40 % environ, cette dépendance a ainsi fléchi autour de 10 %.

Les ministres européens de l’énergie se sont mis d’accord sur une série de mesures d’urgence pour enrayer l’envolée des prix du gaz et de l’électricité. Les Européens ont fixé l’objectif de se défaire de leur dépendance à l’égard des hydrocarbures russes tout en évitant de se retrouver en situation de crise énergétique. De grosses concessions ont du être faites à l’Europe orientale du charbon de même qu’à la Hongrie du très poutinien Viktor Orban. La France et l’Allemagne ont passé entre elles un marché de solidarité : gaz français (les réserves sont pleines) contre électricité allemande. Le projet de la Commission consistant à plafonner le prix du gaz russe en fixant un tarif au-dessus duquel Moscou ne pourrait plus le vendre aux Européens. L’objectif est explicite : il s’agit de réduire les revenus du Kremlin, a affirmé la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen. En retour, Vladimir Poutine s’est employé à couper purement et simplement le robinet des fournitures à l’UE.

L’énergie russe doit désormais se retourner vers la Chine et les pays d’Asie pour obtenir de nouveaux débouchés. Il est vrai qu’elle bénéficie de prix de marché portés haut par la conjoncture. En attendant, l’industrie russe s’en trouve fortement désorganisée, incapable même de produire des automobiles.

D’une certaine façon, la fin par attrition de cette guerre injuste, oeuvre d’une dictature brutale et parnoïaque, est en vue. Il n’y a plus qu’à espérer un retournement prochain de la conjoncture sur les marchés de l’énergie (et dans l’esprit des Russes) que la débandade soit complète.

* 28 juillet – Un accueil à la hauteur des enjeux

Dans l’esprit des Ukrainiens exilés, la France ne figure pas très haut au palmarès des pays d’accueil. Au cours des premières semaines du conflit, la SNCF a acheminé 10 000 d’entre eux, en transit vers l’Espagne, alors que 15 000 autres entraient par leurs propres moyens, via les Alpes maritimes, également pour rejoindre l’Espagne. Affectée, dans leur pays, d’un manque de notoriété regrettable, la France n’était pas leur destination première. Aussi, l’effectif accueilli a longtemps plafonné autour de 50 000 personnes. A titre de comparaison, la Pologne accueille près de 1,2 million d’Ukrainiens ; l’Allemagne, 800 000 ; l’Espagne, 140 000 ; et le Royaume-Uni, 86 000. Les flux se sont rééquilibrés avec la redistribution qui s’opère au sein des pays de l’Union européenne, notamment du fait des arrivées récentes depuis l’Allemagne et l’Italie.

Le seuil des 100 000 Ukrainiens accueillis en France  a été franchi, fin-juin. Les arrivées se poursuivent actuellement au rythme de 300 personnes chaque semaine. Presque la moitié des arrivants s’est fixée en région PACA, avec une forte concentration sur Nice.

L’Etat raisonne essentiellement en termes de capacité d’hébergement disponible.  Près de 30.000 exilés ont trouvé un toit désigné par la puissance publique (appartements, dortoirs, Samu social, centres de vacances, navire-hôtel …) et 26.000, dans le réseau de  »l’hébergement citoyen », qui n’est pas précisément recensé. Cela fait 56.000 personnes logées au total, dont 18 000 enfants scolarisés. Pour les 45.000 d’entre eux ne figurant sur aucun registre d’adresses, on ignore en fait où ils se trouvent. La débrouille les a éparpillés dans la vaste nature (une image, s’agissant d’une dispersion surtout urbaine). Les étrangers ne sont pas plus contrôlés que cela, lorsqu’ils disposent d’un véhicule.

Quelque 60.000 d’entre eux chercheraient ou auraient déjà trouvé un emploi, souvent sous-qualifié par rapport à leur bagage professionnel. Très peu (moins d’un millier de foyers) ont sollicité des prestations familiales. En septembre, lors du renouvellement de leur autorisation provisoire de séjour de six mois, l’Etat espère améliorer sa connaissance de leur situation et mieux cerne leurs projets et leurs besoins.

Car les ex-résidents d’Ukraine sous protection temporaire ont un haut fonctionnaire spécialement désigné pour gérer leur dispositif d’accueil, en la personne du préfet Joseph Zimet. Celui-ci pilote une cellule interministérielle de crise et dispose d’un budget d’hébergement. Le problème le plus immédiat tient au fléchissement du parc de logements avec l’arrivée des vacanciers estivants. Sans oublier que deux millions de résidents français attendent un logement et souvent depuis longtemps. Les préfectures se tournent désormais vers les villes moyennes, libres de tout afflux touristique, pour mobiliser les 7 500 logements sociaux manquants dans l’immédiat. Ces destinations inconnues des familles ukrainiennes ne les attirent guère : elles préfèreraient rester en terrain connu. L’existence d’un tissus associatif actif peut, néanmoins, contribuer à les rassurer. Mais où sont les bénévoles en été ?

Par ailleurs, M. le Préfet a pu favoriser un assouplissement de la politique vis-à-vis des quelque 3500 étudiants non-ukrainiens (dont un contingent d’Africains francophones) ayant fui la guerre. Ceux dont le projet universitaire n’aura pas convaincu seront pourtant énergiquement ‘’invités’’ à  rejoindre leur pays d’origine. Un poids, deux mesures …

La rencontre des cœurs et des esprits se passe mieux désormais. Les Ukrainiens ont vite réalisé que l’hospitalité des Français était meilleure que ne le laissait entendre le souci très commenté de leur président de ‘’ne pas humilier la Russie’’. 84 % des déplacés interrogés estiment avoir trouvé leur destination fixe jusqu’à un retour espéré au pays. C’est un bon score, d’autant plus que la mobilité restante tient surtout à de brefs allers et retours en Ukraine, en fonction des déplacements du front. Il n’était pas évident, pour beaucoup, que la guerre serait longue et leur désir de rentrer au plus tôt, à ce point contrarié. Aussi, certains ont encore psychologiquement du mal à se mettre au français, ce qui constitue leur principal handicap dans l’accès à l’emploi. Pour eux, cela reviendrait un peu à capituler linguistiquement et à se résigner à un exil durable. Il faut les comprendre. Le préfet Zimet ne doute pas qu’à l’été 2023, ils seront encore parmi nous.

On ne sait plus trop ce qu’il faut leur souhaiter, sinon notre pleine et amicale solidarité. Pensons donc à eux pendant ces longues semaines d’estivage, pendant lesquelles la vie s’arrête. Nos vacances ne seront pas moins agréables si nous veillons à les rendre, aussi, un peu utiles. L’Ours vous embrasse. On se retrouve à la rentrée !

(Nota : les données sont extraites d’un article du Monde – les commentaires sont de l’Ours)

* 23 juillet – Vent dans les voiles, blé dans la cale

C’est comme une lueur d’espoir pour les pays du Sud. Les deux accords passés sous l’égide des Nations Unies, via les bons offices turcs, ouvrent une voie, fragile, à l’exportation via la mer Noire des dizaines de millions de tonnes de céréales en souffrance, requises pour éviter la famine l’hiver prochain. Les pays potentiellement bénéficiaires peuvent partager le souci des démocraties face à l’agression russe en Ukraine, mais le consensus est qu’ils n’ont pas à en payer la facture. Les belligérants ont indirectement souscrit à l’accord, sans négociation directe entre eux.

Les difficultés viendront des modalités d’application. Moscou veut contrôler les cargaisons ukrainiennes. Il en est de même de la bonne foi des parties. La Russie respectera-t-elle les règles et s’abstiendra-t-elle de toute transgression agressive, alors qu’au quotidien, sa marine et ses troupes ne s’embarrassent pas du droit de la guerre. Se pose également la question de la garantie sécuritaire des opérations : elle ne repose que sur l’engagement des Nations Unies et sur le contrôle des détroits par la Turquie. Autre prérequis, l’état des ports ukrainiens de la Mer Noire sous occupation russe à l’exception d’Odessa, en mauvais état de fonctionnement, privés de leur main d’œuvre dispersée par le conflit. Ajoutons-y la recherche d’assureurs susceptibles de couvrir l’activité maritime dans un environnement de guerre.

Tout cela fait beaucoup de ‘’si’’ et de risques de dérapage, mais parvenir à élaborer un tel schéma était quasiment inespéré il y a peu et donc positif pour la suite. Le meilleur atout de l’opération humanitaire et commerciale est qu’elle sert les intérêts des deux belligérants à la fois, puisque la Russie y gagne une levée des contraintes frappant ses propres exportations de blé et sans doute d’engrais. Certains concours pourraient s’être perdus en chemin, notamment l’opération de sécurisation des ports par la marine française. Annoncée le mois dernier à Kiev, par le président français, elle n’est plus évoquée.

Quelque chose d’important vient en tout cas de se concrétiser, au cinquième mois de la guerre en Ukraine, alors qu’aucun répit n’est perceptible dans la violence des combats. La population ukrainienne en est profondément meurtrie mais aussi affectée l’agriculture d’un pays réputé être le grenier à blé de l’Europe et d’une partie du monde. Les bombardements, l’incendie des récoltes et des silos doublé d’un blocus naval en Mer Noire ont bloqué le ravitaillement de nombreux pays émergents, notamment nord-africains (à commencer par l’Egypte, la Tunisie et le Maroc) et moyen-orientaux (la Syrie et le Liban), avec des conséquences potentiellement catastrophiques sur la sécurité alimentaire. Pour ce qui est de l’Afrique de l’Ouest, où, selon Oxfam, 30 millions de personnes souffrent actuellement d’insuffisances alimentaires, le conflit a accentué une inflation généralisée préexistante. En cinq ans, le prix du maïs y a augmenté de 30 % et celui du riz de 20 %, ce qui affecte aussi les prix des engrais et du pétrole affectant également l’agriculture africaine. Des poches de famine s’y développent. A l’est du continent, l’Érythrée et la Somalie dépendent presque entièrement des importations de blé russe ou ukrainien. L’Ethiopie, le Kenya et la Somalie connaissent déjà la disette : un être humain y meure de la faim toute les 48 secondes.

Vis-à-vis d’un Sud confronté à des enjeux aussi élevés, il faut donner sa chance à l’accord passé à Ankara. Ceci, sans trop s’appesantir sur les ambigüités connues de la diplomatie turque. Peut-être la France, qui s’était prestement signalée, pourrait, avec d’autres Etats garants, proposer les services de sa marine aux Nations Unies.

* 22 juillet – La foi du charbonnier nous guide

Avec la mise en maintenance, le 11 juillet, des deux gazoducs Nord Stream 1, s’ouvre pour l’Allemagne et l’Europe une période d’incertitude énergétique. Le gaz russe sera-t-il rebranché ? Oui, semble-t-il mais de façon parcimonieuse, avec pour but de jouer avec les nerfs des Européens et avec l’illusion de pouvoir maintenir une dépendance devenue toxique.

Pour l’instant, comme pour la moutarde, l’approvisionnement s’est fait de plus en plus difficile, depuis quelques semaines. On voit bien qu’il pourrait se tarir complètement. En France, le gouvernement appelle les distributeurs à ‘’se mettre rapidement en ordre de bataille’’ pour faire face à la grande probabilité d’une coupure. Telle est la consigne lancée par Bruno Le Maire, même si, selon lui, la France bénéficie d’une situation ‘’plus favorable’’ que ses voisins. La notion est toute relative. La Commission européenne propose, pour sa part, que chacun diminue rapidement de 15 % sa consommation de gaz. En vertu de quoi, les membres  »disciplinés » s’ouvriraient un droit à la solidarité des autres, si les temps devenaient invivables. Avec aigreur, les pays du Sud interprètent ce plan comme équivalent à  »payer pour la dépendance allemande au gaz russe » et donc pour les choix erronés faits par Berlin.

Si l’embargo russe paraît inévitable, beaucoup d’industries dépendant directement du gaz vont souffrir. Ceci affectera leur capacité-même à produire, comme on le voit déjà en Allemagne, chez BASF ou chez Uniper. Certains experts prédisent que la moitié de ces firmes pourrait mettre la clé sous la porte.

Qui donc sacrifier dans une situation de  pénurie : les industries, les transports, les ménages, les administrations ? Si les industries opèrent en première ligne, à l’arrière, les ménages vont écoper du plus dur des désagréments. Manger ou se chauffer (il faudra choisir) ? La facture Enedis ou Engie réglée par les consommateurs a déjà fortement augmenté et continuera à s’envoler à l’avenir. Le bois de chauffage a disparu du marché. Un retour de la ‘’chasse au gaspi’’ nous guette : gare au réglage trop élevé des radiateurs ou à la surconsommation sur l’autoroute !

Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, beaucoup avaient vu, dans les sacrifices imposés par cette  guerre, une sorte d’appel ou d’opportunité à prendre le grand tournant ‘’décarboné’’. Se dissocier du gaz et du pétrole pour passer aux sources d’énergies vertes pouvait permettre à l’Europe d’entamer vraiment sa transition verte vers le zéro émission de CO2 visé pour 2050. C’eût été se propulser à hauteur des enjeux qui attendent les prochaines générations. Oublions tout ça ! Le contraire se produit, carrément. L’alternative au gaz russe se trouvera finalement dans le bon vieux charbon gras et dans les huiles lourdes fossiles achetés au prix du Saint Emilion aux émirs du Golfe (l’arabo-persique ou celui du Mexique). Actuellement, la demande de houille atteint un pic à en exterminer les derniers climatologues survivants.

On assiste en fait à un choix apeuré des gouvernements, privilégiant la tranquillisation immédiate du consommateur en manque, déconnecté de la chose géopolitique. En d’autres termes (je me répète) : la peur d’une flambée de colère des gens, l’hiver prochain, l’emporte sur l’intérêt de tous à réduire les dégâts climatiques et ceux de la guerre à plus long terme. Les successeurs des successeurs (etc.) des actuels dirigeants se débrouilleront bien du problème. Comme en toute affaire médiatico-politicienne, le court-termisme sortira en grand vainqueur.

Rassurez-vous ! Dans trente ans, de nébuleuses énergies renouvelables devraient remplacer complètement notre bon vieux gaz fossile actuel. Il s’agirait d’éthers produits dans des méthaniseurs agricoles, accessoirement, d’autres tirés des boues de stations d’épuration ou encore d’installations de stockage de déchets. On nous dit que plus de trois cents de ces machines aux mauvaises effluves seraient déjà raccordées au réseau. Mais, pourra-t-on attendre trente ans encore ? Ce ne sera peut-être pas nécessaire. D’ici là, il suffirait de transformer en gaz new look les riches ressources agricoles d’une Ukraine russifiée et de son maître russe. Comment ça, le serpent se mord la queue !!