La Chine n’a rien à craindre de la visite d’E. Macron

Le président français effectue une visite d’Etat à Pékin au cours de laquelle il est rejoint par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.

Contrairement à celle-ci qui, préalablement, a exprimé toute sa vigilance quant à une tentation chinoise de soutenir le potentiel de guerre de Moscou en Ukraine, il s’est fait très pondéré sur ce problème géopolitique majeur dont on peut subodorer qu’il ne sera pas le point le plus dense de l’ordre du jour. Peu réaliste, le paradigme serait d’attirer la diplomatie chinoise dans une sorte de médiation de paix plus ou moins neutre. Idéalement, de pousser Pékin à prendre langue avec Kiev pour entendre l’autre version du conflit. Un espoir sans doute assez vain.

D’abord, parce que, aux yeux des Chinois, la France n’est plus une puissance politiquement dominante au sein de l’UE, Union dont l’influence a progressivement décru dans le monde à la mesure de l’affirmation du  »Sud global », de l’expansion du modèle politique et économique chinois mais aussi de la  »reprise en main de l’Occident » par les Etats Unis. Ils connaissent trop bien la timidité politique des Européens à leur égard mais ne leur expriment aucune reconnaissance particulière de ne pas s’être alignés sur la posture conflictuelle qu’entretiennent Washington et Pékin. De plus, leurs exportations vers l’Europe ne représente que 15 % de leur commerce extérieur. La capacité de persuasion d’un dirigeant européen est à la mesure de cette taille modeste : Xi Jinping s’y montrera encore plus insensible que Poutine ne l’a été dans la poursuite de son plan guerrier.

Une visite d’Etat escortée par soixante hommes d’affaires représentant le fleuron du CAC 40 ou des PMI très performantes n’incite pas, de toute façon, à une confrontation de points de vue sur la Russie et l’Ukraine. Chacun connait l’inflexibilité des choix chinois comme la crainte des milieux d’affaires de voir leurs investissements et débouchés commerciaux ruinés par des sanctions, en raison de livraisons d’armes à la Russie. On avance donc sur des œufs. Pékin cherche toujours à enfoncer un coin entre Washington et ses alliés européens. L’élargissement de l’OTAN lui est une réminiscence de ce  »vieux monde » dominé par l’Occident et qu’elle veut remplacer par le sien. Elle reproche à la France de ne plus être celle du général de Gaulle,  »alliée mais non-alignée ».

Dans un monde qui n’est plus bipolaire mais éclaté ( »polycentré ») ce rappel du passé n’est plus justifié. Les Chinois ont surement bien noté les propos du président français invitant à ne pas humilier Moscou et ses appels à ouvrir des négociations (dès que Kiev en approuvera le principe, il est vrai). Sa préférence pour une  »politiques d’équilibres » à leurs yeux penche plutôt du bon côté, même elle reste assujettie au leadership américain dans l’OTAN (livraisons d’armements, notamment).

Concernant la question de Taiwan, dans laquelle couve un prochain potentiel guerre majeure et peut-être éminente, la partie française voulait éviter d’avoir à traiter la chose trop au fond. Posture un peu naïve compte tenu de l’instance chinoise à faire réitérer sans cesse l’adhésion de tous ses partenaires au principe de l’unicité de la Chine. Au-delà, Pékin tente de faire reconnaitre son droit à intervenir. Le contexte entre les deux rives du détroit est affecté par une visite en Californie de la présidente Tsai Ying-wen, rencontre à la clé avec Kevin MacCarthy, le président de la Chambre des représentants américaine. Comme par le passé, Pékin réagit par des manoeuvres militaires dans le détroit, ce qui rend l’échange avec le président français sur ce point encore plus périlleux. Décemment, pourrait-il ne rien dire en défense des 24 millions de Taiwanais, pour défendre leur démocratie et pour mettre en garde contre une invasion chinoise ?

Bref, ils n’ont pas grand chose à craindre d’un hôte aux principes tempérés et aux attentes économiques élevées. Restera, au retour en France, à orchestrer pro domo les  »avancées de la paix » issues de cette visite très fructueuse.

*15 décembre – Ukraine : le temps court et le temps long

Deux conférences se sont tenues à Paris, le 13 décembre concernant la situation de l’Ukraine.

La première, intitulée ’’Solidaires du peuple ukrainien’’,  a réuni les soutiens internationaux de l’Ukraine en présence du premier ministre, Denys Chmyhal, et de l’épouse du président Zelensky. Elle visait à répondre concrètement et à très court terme aux besoins urgents de Kiev dans l’objectif de franchir le cap difficile de l’hiver. Cette conférence sur l’aide internationale d’urgence s’est déroulée le matin au Quai d’Orsay pour tenter de rétablir des infrastructures essentielles (énergie, eau, alimentation, santé et transports). Après les conférences de Lugano, Varsovie et Berlin ces derniers mois, cette aide s’adapte à la nouvelle stratégie russe, qui cible depuis octobre les infrastructures ukrainiennes avec de très intenses bombardements. Les représentants de 48 pays et de 24 organisations internationales ont promis à l’Ukraine plus d’un milliard d’€uros, dont 415 millions seront affectés au secteur de l’énergie.

Sur le plus long terme, la seconde, la ‘’conférence franco-ukrainienne pour la résilience et la reconstruction », a rassemblé près de cinq cents entreprises françaises pour répondre aux besoins critiques de l’Ukraine, contribuer à la reconstruction du pays, et investir, à l’horizon du retour de la Paix, dans le potentiel de l’économie ukrainienne. Les perspectives d’investissement ne seront pas suivies d’effet à moyen terme. La reconstruction d’un pays dévasté n’est en effet concevable que dans le cadre d’accords de paix stables et durables. Lors de la seconde guerre mondiale, la perspective en avait été abordée dès la rencontre du 9 au 12 août 1941, au large de Terre Neuve, au plus fort de la bataille contre le 3ème Reich. Roosevelt et Churchill avaient écrit une ‘’Charte atlantique’’ en huit points préfigurant un retour de la Paix au sein de ‘’Nations Unies’’. Il n’est jamais trop tôt pour s’atteler au point le plus dur d’une guerre : le plan long et parsemé de pièges pour en sortir. Devrait-on, au passage, ignorer les stigmates auto-infligés et les craintes existentielles de la Russie ?

Seuls, les protagonistes occidentaux peuvent en accomplir l’effort et cerner progressivement les contours d’un nouvel ordre européen, lorsque la Russie parviendra elle-même à un constat d’impasse et d’affaiblissement rédhibitoire. Réfléchir, comme le fait Emmanuel Macron, à une architecture de sécurité continentale qui rendra sa (nécessaire) défaite plus supportable et garantira les (seuls) aspects légitimes de sa sécurité ne relève pas de la science-fiction ni de la sensiblerie mais d’un réalisme sage, qui voit loin.

La défaite russe provoquera un complet réaménagement du système despotique de pouvoir du Kremlin. Il faut miser sur la fin du  »poutinisme ». Qui sait, elle pourrait même rapprocher (un peu) le système politique russe de nos principes démocratiques. Ceci impliquerait un degré de contrition et une nouvelle volonté de coexistence pacifique de la part de Moscou. Mais, il y a des ‘’mais’’ incontournables pour ne pas faire germer le besoin de revanche et l’esprit de haine : ne pas occuper le sol russe ni surexposer l’OTAN en vainqueur et éviter d’humilier cette nation qui se conçoit en grande puissance, lui accorder une marge raisonnable de sécurité souveraine ; enfin, recréer les bases d’une coopération conforme aux principes de la Charte des Nations Unies (le droit dont on ne doit priver aucun Etat légitimement constitué). C’est un peu les limites pointées par Aristide Briand à l’égard du fardeau excessif imposé à l’Allemagne de Guillaume II par le Traité de Versailles du 28 juin 1919.

Abuser des fruits d’une victoire censée à nouveau marquer ‘’la fin de l’Histoire’’ (référence à la chute de l’URSS en 1991) détruirait sûrement la Paix. Le plus délicat restera l’instauration d’une justice réparatrice. Il faudra que la Russie y contribue sa part, même s’il est bien évident que le gros des ressources destinées à l’Ukraine – peut-être des milliers de milliards de dollars – proviendra du système multilatéral, lui-même alimenté par l’Occident. Plutôt un plan Marshall et une offre de réconciliation, une fois la Justice passée, que les fourches léonines d’un Traité de Versailles avec ses clauses impossibles et ses lendemains guerriers. Mais, s’il est bon de penser à une paix durable, il faut se garder d’en parler trop et trop tôt pour ne pas choquer inutilement ceux qui souffrent, aujourd’hui, sous les drones et les missiles de l’agresseur russe.

Le temps court avant le temps long…

* 8 décembre – Contrer la Russie dans les Balkans occidentaux

Tirana a accueilli le 6 décembre un sommet entre l’Union européenne et les Balkans occidentaux. Jusqu’où l’Union européenne promet elle d’étendre son expansion dans la steppe et les monts ? Après les vagues – encore mal digérées – des élargissements à l’Est du début du siècle, la sagesse, dictée par plus d’un siècle d’Histoire, aurait été de ne pas mettre son doigt dans l’engrenage des tensions dans la zone des Balkans. La question russe et les conséquences inattendues de la guerre en Ukraine en ont voulu autrement. De plus, le grignotage chinois de ces pays, par l’investissement et la corruption politique, agace. Restait, sous couvert de protéger la région des visées poutiniennes, à s’engager dans une sorte de fuite en avant de promesses de candidatures plus ou moins difficiles à tenir. On fait donc la queue au portillon communautaire …

 Longtemps confrontés à l’indifférence européenne, les Balkans occidentaux redeviennent une source d’attention soutenue. Dans ce contexte, le sommet en Albanie est l’occasion pour les Européens de réinvestir politiquement la région. Ces derniers mois, le chef des Serbes de Bosnie a réaffirmé son soutien à Vladimir Poutine. Optant pour l’offensive de charme, pour mieux se défendre, l’Union européenne cherche avant tout à contrer le jeu d’influence du Kremlin.

Un exemple patent en est la Bosnie-Herzégovine, qui n’a rempli aucune des conditions posées par l’Union européenne pour lancer une procédure. Près de sept ans après le dépôt de sa candidature, elle devrait se voir enfin accorder, d’ici à la fin de l’année, le statut de candidate à l’Union européenne. L’an dernier, les tensions politiques ont fait craindre un retour des violences communautaires, 27 ans après la fin de la guerre. Ce statut de candidate devrait lui être conféré, uniquement parce que l’Europe veut éviter une mainmise russe sur sa composante serbe. Toutefois, si la Commission européenne a déjà rendu un avis favorable, le dernier mot reviendra aux 27 États membres. Il n’y aura pas consensus pour accélérer le pas.

Après avoir longtemps patienté, l’Albanie et la Macédoine du Nord ont, elles aussi, obtenu, l’été dernier, le précieux sésame de candidates à l’adhésion. Au-delà de la lointaine perspective d’entrée dans l’Union, il sera aussi question d’énergie et d’infrastructures. L’UE veut montrer aux pays des Balkans occidentaux qu’elle est capable, comme la Chine, de financer de grands projets. Il sera question aussi bien évidemment de la politique de sanctions prises à l’encontre de la Russie. Ce sujet cause des frictions, puisque la Serbie, bien que candidate elle aussi à l’UE, s’y déclare résolument hostile. Ceci a conduit la Commission européenne à juger, avec sévérité, que Belgrade avait reculé sur la voie de l’adhésion. Ainsi, les cancres de la classe balkanique seront-ils sanctionnés.

L’enjeu s’impose d’ancrer les pays des Balkans occidentaux dans la sphère européenne, aussi longtemps qu’une menace russe y pèsera. Il n’y a pas (encore) d’annonce spectaculaire à attendre du sommet, hormis la photo de famille édifiante des dirigeants européens posant auprès de leurs homologues de la région, également courtisés par la Chine, la Russie et la Turquie : ‘’chasse gardée, n’y touchez pas’’. La géopolitique parle en faveur d’un large front d’endiguement de la Russie actuelle : le court terme domine totalement l’approche communautaire. L’aura de l’UE paraît à son zénith mais l’approfondissement souhaitable de l’Union pourrait bien en pâtir, à l’inverse, par une perte de cohésion, par dilution et éparpillement. Si la paix devait revenir un jour dans la région, il est probable qu’une approche plus tempérée et moins inclusive succéderait à la politique de la mère poule découvrant une portée de poussins abandonnés à eux-mêmes.

* 5 Décembre – L’allié franc

La suprême coquetterie de la diplomatie française est de prétendre ne jamais s’aligner sur son plus grand allié. Dès le premier jour de sa visite d’Etat à Washington, le président français a célébré sur le tapis rouge l’amitié franco-américaine, à sa façon. Les deux républiques sœurs devaient ‘’essayer ensemble d’être à la hauteur de ce que l’Histoire a scellé entre [elles], une alliance plus forte que tout ». L’ère de la ‘’frime machiste’’ pour tenter d’amadouer D. Trump étant heureusement révolue, entre dirigeants amis on en vient à se parler franchement. Emmanuel ne s’est pas privé d’entonner ce registre diplomatique bien français.

Première à bénéficier d’une visite d’Etat sous la présidence Biden, la France veut, avant tout, s’afficher comme un partenaire qui pèse parmi les Européens et, accessoirement, dans le monde. Ensuite, elle souhaite obtenir de Joe Biden la confirmation sans équivoque qu’il soutient le développement d’une Europe de la Défense. Une multitude d’autres sujets ont été discutés – espace, nucléaire, Ukraine, Chine, Iran, climat –, sans révéler d’inflexions de part et d’autre de positions connues à l’avance.

Si la dénonciation du ‘’marché du siècle’’ des sous-marins australiens, inspirée par Washington, a trouvé un épilogue pragmatique avec la compensation financière accordée par Canberra, la question de la participation à l’alliance AUKUS (Australie, Royaume Uni, USA) n’a toujours pas trouvé sa conclusion. Elle a en fait été discrètement contournée pendant la visite. Présente dans la zone Indopacifique – ce que nul ne nie –la France aurait-elle modéré son envie obstinée d’en être donc d’en découdre ? Il n’est pourtant pas dans sa vocation stratégique de se muer en obstacle militaire à l’hégémonisme rampant de la Chine dans la région. Surtout, dans la dimension nucléaire. Se tenir à l’écart d’un clash stratégique avec Pékin parait plus conforme à son approche réaliste et modérée de l’Extrême-Orient. Elle a donc dû se raviser, d’autant plus que c’est désormais sur le front Est de l’Europe que s’exerce, disons, sa ‘’solidarité primordiale’’ au sein de l’Alliance atlantique.

Concernant la guerre en Ukraine, la conférence de presse commune a laissé entrevoir, dans la fraternité d’armes, un décalage de perspective géopolitique. Pour les Etats Unis, l’engagement dans la défense de la souveraineté de Kiev est puissant mais plutôt circonstanciel, sur une échelle de temps limitée. Il importe d’éroder au maximum la capacité offensive de la Russie et de clore la guerre sur un retrait rétablissant le statuquo initial. Joe Biden n’exclut pas de prendre langue, dans un tel scenario, avec Vladimir Poutine, lorsque celui-ci demandera l’armistice. La position française de garder un canal d’échanges avec le Kremlin parait plus exigeante sur le long terme : établir une paix juste et durable dans le temps, conforme à la Charte des Nations Unies et pleinement définie aux revendications souveraines de Kiev, ce qui pose la question épineuse de la récupération de la Crimée, celle du jugement des coupables de crime d’agression et implique des conditions précises pour réintégrer la Russie dans le concert européen. La différence d’angle découle de la géographie : Washington ne souhaite pas se laisser détourner de ses priorités stratégiques : l’endiguement de l’expansion chinoise et la primauté du leadership mondial.

Globalement les deux pays ont pu projeter l’image de solides alliés capables de pondération et de lucidité. Il n’en a pas été de même sur les sujets de l’économie.

En l’occurrence, Macron n’a pas mâché ses mots. D’emblée, il a plaidé contre l’Inflation Reduction Act – un programme ‘’super agressif’’ de subventions massives à l’environnement, destiné aux entreprises basées aux Etats Unis.  Le plan d’investissement de 430 milliards de dollars qui le sous-tend alloue 370 milliards à la réduction de 40 %, d’ici à 2030, des émissions de gaz à effet de serre. Il constitue aux yeux européens une aide massive à l’export et une forte incitation à délocaliser l’investissement européen vers les USA. L’opération, vu son ampleur, menace, selon Macron, de ‘’fragmenter l’Occident’’. L’expression est plutôt alarmiste.

Cette loi constitue pourtant un beau succès de Joe Biden, qui a obtenu de haut vol son adoption par le Congrès. Elle n’est guère susceptible d’aménagements. Et ce n’est que pour la forme que Paris recommande de veiller à synchroniser (au sein du G 8 ?) les programmes des deux rives atlantiques poursuivant les mêmes objectifs et susceptibles d’être ‘’décidés ensemble’’. L’actualité des derniers mois – la crise énergétique et le coût de la guerre en Ukraine – commencent au contraire à creuser un ‘’décalage’’ entre l’Europe et les Etats-Unis. Car ‘’Europe’’ est sans doute le mot clé. L’investissement en Europe, ainsi mis en danger, risquerait de vaciller et de faire du Vieux Monde une simple ‘’variable d’ajustement’’ dans le bras de fer entre Washington et Pékin…

Sans doute, le message (plus que subliminal) est principalement adressé à Bruxelles : l’arme d’un ‘’Buy European Act’’ – franchement protectionniste – serait-elle devenue la seule efficace contre le rouleau compresseur des subventions américaines ? C’est une belle vision culpabilisante pour le partenaire américain mais fort peu réaliste. Le marché unique est de taille supérieure et il peut en théorie répliquer souverainement. Cette thèse instillera-t-elle de la mauvaise conscience au géant américain ? Ce serait méconnaître le nationalisme du Congrès. Qui doutera encore que l’allié français n’est pas ‘’aligné’’ ?

* 28 novembre – Dans l’œil persan du nucléaire

Le torchon brule être l’Iran et l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA). On en est même à des provocations et des représailles du côté de la République islamique. Celle-ci accélère sa course vers le nucléaire militaire. On s’en alarme à la lumière des multiples indicateurs convergents :

* Deux nouvelles usines de production d’uranium enrichi – Natanz II et Fordo – ont été mises en route avec des centrifugeuses ultra performantes ;

* Selon l’AIEA, l’Iran dispose de 386 kgs de matière fissile enrichie à 20%  et de 62 kgs, à 60%. L’engagement qu’il avait pris en 2015bspécifiait un taux limite de 3,67% ;

* La fuite en avant est ancienne. Avec la mise en service de Natanz II (ligne de production à 60 %) et la dénonciation assumée de toutes les limites par le pacte JCPOA passé en 2015 avec les six Etats mandatés par la communauté internationale (USA-Russie-Chine-France-Royaume Uni et RFA), elle a pris un tour radical depuis la reprise de contact d’avril 2021. Le retour dans les négociations des Etats Unis de Joe Biden n’a eu aucun effet positif sur l’attitude obstinée de Téhéran.

De fait, depuis quatre ans, la République islamique rejette toutes les obligations précédemment acceptées et s’affranchit de toute discipline de non-prolifération. Elle a commis presque toutes les transgressions prohibées par le TNP, hormis l’essai et l’emploi de l’Arme.

Sa ‘’nucléarisation’’ vise une capacité de domination régionale au Grand Moyen-Orient, autant, qu’une sanctuarisation de son territoire. Elle cherche à repousser l’influence américaine mais anticipe aussi de former des binômes de confrontation avec Israël et les émirats sunnites du Golfe. Dans le premier cas, l’adversaire est déjà nucléaire. Dans le second, ils pourraient rapidement se rapprocher du seuil. La région évolue dans un parti pris de prolifération entre les Etats. Le ‘’Grand diable américain’’ n’est pas – à l’image de la Corée du Nord – son unique souci obsessionnel ni sa cible, même s’il est utilisé en prétexte pour son programme nucléaire.

Les deux récentes résolutions passées au sein de l’Agence de Vienne, déplorant le manque de coopération de Téhéran ont rencontré des répliques rageuses du côté de l’intéressé. Les déclarations américaine et européenne laissant entrevoir une aggravation des sanctions n’ont pu qu’amplifier le phénomène, engendrant de nouvelles menaces de vengeance. Tous les ponts directs sont pratiquement rompus.

Le durcissement de ton de la République islamique procède d’une stratégie de rupture dont on peut imputer la responsabilité au Guide, l’ayatollah Khamenei mais qui porte aussi la marque du fer de lance du régime chiite théocratique, à savoir les Gardiens de la Révolution (Pasdarans), véritable ‘’empire au sein de l’Etat’’. L’un comme les autres sont depuis deux mois à la pointe de la répression – sans pitié – de la ‘’Révolution des Femmes’’ (qui est aussi celle des classes urbanisées). Le port du voile et l’accès au statut de puissance nucléaire de facto constituant deux facettes du système de pouvoir et de contrainte, on ne s’étonnera pas de la dérive ‘’furieuse’’ de l’Iran officiel. On peut s’attendre que le rééquilibrage des pouvoirs qui s’opère au sein des organes dirigeants accorderont un peu moins d’autorité aux prélats et plus de contrôle pour leurs prétoriens galonnés.

Quant au reste du monde, il n’a guère de recette pour enrayer le cours nucléaire de l’Iran.

* 23 novembre – Les mauvais coups de Guangong

Guangong (un avatar de Mars), le dieu extrême-oriental de la guerre, est de retour, avec sa face écarlate et ses yeux exorbités.

Dans les années 1990, il nous avait amené les guerres des Balkans au sein de l’ex-Yougoslavie (dont la Bosnie), aux franges de l’Arménie et de l’Asie centrale ex-soviétique : nous n’avions pas tiqué. Il a fait souffler le vent du terrorisme jihadiste sur l’Europe, dans la décennie suivante. Cela nous a alors a poussé à intervenir militairement – même si ce fut sans succès – en Afghanistan, en Iraq, puis au Sahel : nous étions fort courroucés. Il s’est fait manipulateur de la démocratie et il a brouillé notre jugement en exploitant les réseaux sociaux à l’occasion des grands scrutins déterminant le cours de nos démocraties. Il s’est démultiplié à propos du Brexit et de l’alternance populiste portant au pouvoir Donald Trump aux Etats-Unis : on s’est dit : que ce mauvais vent s’arrête !

Il a ensuite pris le visage fuyant et hypocrite de la guerre dite hybride, lors de la renaissance de la guerre froide autour des émancipations ukrainienne et biélorusse : dans notre quotidien, la vie sur internet et la sécurité de nos infrastructure se sont teintés de risques. Ils sont désormais perçus comme inhérents au ‘’système’’ : nous sommes devenus pessimistes et méfiants. Mais nous sommes cru encore en paix. Les dernières illusions sont tombées au spectacle de la seconde guerre d’annexion de l’Ukraine : la ‘’question russe’’ réintroduisait le guerre froide sur fond de course au nucléaire latente. Aujourd’hui, Moscou nous coupe le gaz, nous menace d’un holocauste nucléaire, nous crie au visage que nous sommes les ennemis détestés que l’on veut abattre : nous voilà comme deux ronds de flan …

Au diable le déni de l’agression ! Nous revoilà tout proches de la guerre de Grand Papa. Le 15 novembre, un anti-missile est tombé sur la Pologne et l’article IV (consultations de crise) de la Charte de l’Alliance atlantique a été invoqué. Le ‘’Mein Kampf’’ d’Adolphe renaît sous la forme de ‘’l’opération spéciale’’ (très spéciale, en effet) du sieur Vladimir. L’Histoire est repartie dans les années 1940 : elle boucle la boucle et ne se stabilisera plus, contrairement aux hypothèses benoîtes du faux prophète américain Francis Fukuyama (‘’la Fin de l’Histoire et le dernier homme’’). Il faut se réarmer, moralement et militairement pour la ‘’haute intensité’’. Qui l’aurait cru lorsque le mur de Berlin est tombé, il y a 33ans ?  Pas moi (ni l’Ours), soyons honnêtes.

Aux frontières de l’Union européenne, les gens meurent sous les bombes et les missiles, victimes d’une tentative folle d’annihiler ce qu’on ne peut pas leur arracher par la force. Les champs de bataille sont aussi des champs de torture. Les enfants sont enlevés par centaines de milliers pour être russifiés. Des ‘’camps de filtrage’’ sont dressés dans les profondeurs du territoire russe. Les centrales nucléaires sont bombardées. De l’autre bord, Moscou envoie au casse-pipe ses soldats ethniquement non-russes : Tchétchènes, Ingouche, Bouriates, etc., profitant de l’occasion pour ménager son vivier primordial de Russes ethniques (24 soldats morts seulement à Moscou, sur peut-être 100.000 tombés au combat). Cette offensive russe est bien d’essence coloniale, portant la marque d’un empire continental jacobin et cleptomane, devenu toxique et tueur. Le groupe privé Wagner et ses guerriers sans âme s’émancipent politiquement et deviennent un Etat dans l’Etat, jugeant avec mépris l’armée étatique. Poutine n’est pas à l’abri.

De la paix froide, on passe à une sorte de guerre totale, néanmoins pondérée par la dissuasion nucléaire et aussi, un peu, par le comportement resté humain des Ukrainiens. Ils incarnent la résistance à la barbarie pure, l’arrière populaire soutenant l’avant combattant : on les admire et on doit les soutenir, ne serait-ce qu’en tant qu’alliés également placés sous la menace poutinienne. Les peuples qui veulent se libérer finissent par l’emporter. Mais au prix de quels méandres arriverons-nous, un jour, à négocier une paix qui soit juste, légale et durable, une vraie paix ?

Clausewitz estimait que la guerre est un caméléon. Ses voies, buts et moyens varient au gré des circonstances. C’est un tourbillon incontrôlable qui ne maintient que l’apparence d’une certaine cohérence, grâce à la propagande. Il emporte les décideurs vers des stratégies qu’ils n’avaient pas initialement décidées ni même voulues. Les défis à la raison, même celle qui sert les pires causes, conduisent à une forme de chaos universel. Telle est bien la dimension globale des conséquences de cette guerre : elle entrave la vie au Nord et compromet le développement au Sud. L’humanité envers soi-même comme envers les siens se perd en route. On le sent, mais on ne veut pas se l’avouer, car la marche arrière est impossible… et la marche avant, elle, est suicidaire. C’est là que se trouve aujourd’hui l’inflexible Vladimir Poutine, assurément plus très loin de sa faillite finale.

Un autre problème est que pour les Azerbaïdjanais, Turcs, Rwandais, Erythréens… – et même jusqu’à l’immense Chine – le ton est donné d’un retour de l’annexionnisme guerrier ,sur toile de fond de célébration de l’enterrement du droit. L’Europe devra réécrire sa propre vision stratégique du monde en termes bien plus tranchants et sur le long terme. Le G 20 s’exprime, grâce à elle, contre la guerre en Ukraine. Taïwan ne sera pas annexée dès demain. Mais le nouveau ‘’désordre mondial’’ appelle contre lui un retour général aux valeurs – actualisées – qui avaient fondé la Charte de San Francisco de l’ONU. Une entreprise titanesque, s’il en est !

* 22 novembre – Du foot et du gaz

Il y avait un temps où le petit émirat du Qatar avait besoin de la France pour faire respecter son existence. Nicolas Sarkozy l’a particulièrement choyé dans les années 1990, lui offrant des armes performantes pour assurer sa défense, l’encourageant à acquérir en franchise fiscale un empire immobilier à Paris et dans l’Hexagone, l’invitant à se forger l’image d’une puissance de premier rang dans le monde du football, aux dépens même de certains critères éthiques. Ceci l’a bien aidé à faire gagner sa candidature à l’organisation du ‘’Mondial de tous les excès’’, qui a débuté, douze ans plus tard, le 20 novembre.  

L’histoire de ce pays est jeune : trois émirs s’y sont succédé depuis sa séparation du Royaume Uni. Mais, pour le moins, elle est assez chargée… et son ascension internationale à vitesse ‘’balistique’’ explique la persistance de ses archaïsmes autant que les critiques qu’il s’attire à l’international. S’y mêlent  une insolente épopée énergétique et commerciale, avec les impacts écologiques et sociaux que l’on peut imaginer, un tapageux comportement de ‘’nouveau riche’’ avide cherchant à se mettre partout en avant, des choix géopolitiques hasardeux au sein du monde arabe, un voisinage jaloux, la disgrâce du wahhabisme, enfin, commune aux Etats du Golfe.

L’attribution de la Coupe du Monde au Qatar, en 2010, par la Fédération internationale de Football (Fifa) n’a guère choqué initialement. Malgré ses bizarreries – l’énorme budget et le coût humain cruel du chantier, la tenue de l’évènement en plein hiver, la climatisation générale des sites – rien n’annonçait que la fête pourrait être gâchée. Il n’est pas sûr qu’elle le soit, d’ailleurs, les récriminations mondiales ayant fait de cette péninsule étroite du Golfe un Etat ‘’people’’, chic et choc, incontournable. Le buzz fait désormais partie de son identité mondaine. Tamim Al Thani, l’émir actuel, est un pragmatique qui saura escamoter quelque temps la pudibonderie austère de la Religion, même si le tournant consistant à accueillir ‘’tous les supporteurs’’ (comprendre ‘’dont les minorités sexuelles’’) reste en travers de la gorge de ses sujets intégristes. Il mettra ce qu’il faut d’argent pour se faire pardonner les contributions quatariennes à la misère de la main d’œuvre et à la crise climatique. Il saura faire donner ses médias (dont Al Jézira) – le véritable étendard médiatique de l’Emirat – et flatter ceux des autres.

Est-ce la perspective d’un triomphe par le ‘’soft power’’ de ce pays du Golfe gorgé de pétrodollars et trop vite promu en puissance ? Sans doute, oui. L’accès à la gloire sera officiellement celui de l’émir, Tamim Al Thani, âgé de42 ans, au pouvoir depuis 2013. Il se sera sorti vainqueur du parcours d’obstacles de la préparation de la Coupe. Ces lauriers seront partagés avec son père, le cheikh Hamad, âgé de 70 ans, dont le rôle a été crucial dans le miracle gazier comme dans la désignation par la FIFA. La famille va s’auto-glorifier. De fait, la finale du Mondial est programmée le 18 décembre, jour de la fête nationale du Qatar célébrant cheikh Jassim Al Thani, le père-fondateur du Qatar.

Le pays part pourtant d’une situation peu enviable, lorsqu’il a fait le pari audacieux de l’exploitation de l’immense gisement de gaz offshore qu’il partage avec le colosse Iranien, son voisin sur la rive Est. Il y a investi plusieurs fois son PIB sans maîtriser ses débouchés d’exportation, faute de gazoduc. Mais il a gagné la manche en transformant, le premier, son pactole inerte en gaz naturel liquéfié exportable par la voie des mers. Les remous les plus sérieux seront venus du blocus des années 2017-2020, imposé sur terre et dans les airs, lorsque Doha a été mis au ban par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn. L’Emirat a alors payé l’hostilité que lui avait valu son engagement massif derrière les Frères musulmans de Mohammed Morsi, après le chute du président égyptien Hosni Moubarak. A son rôle très décrié dans le printemps arabe de 2011 s’ajoutait des soupçons de culpabilité complaisante à l’égard de Téhéran. Enfin, sa prétention à la notoriété mondiale à travers la coupe du monde de football avait achevé d’exciter la jalousie saoudienne (le Qatar est le premier Etat arabe à tenir cet évènement). Une telle accumulation de revers aurait dû faire un sort à ce prestigieux projet. Mais dans sa quête, le petit peuple des Qataris (300.000 âmes) a puisé une forte cohésion et n’a rien cédé. Le prince saoudien Mohamed ben Salman a fini par lâcher sa proie et par rétablir les communications et la circulation des biens et des personnes en 2017.

Le Qatar reste enfin le pays du Golfe le plus coopératif avec l’Occident au sein de l’OPAEP (les pays arabes exportateurs) ce qui laisse présager que nos gouvernements ne lui feront pas de misère. Doha n’a plus besoin de Paris mais, quid de la réciproque … ? Alors, vive la ballon rond !

* 17 novembre – Bonnes idées pour le G 20

Plusieurs bonnes idées et une certaine sagesse cartésienne imprègnent les interventions françaises à l’occasion du G 20 de Bali.

* Ce qu’il convient de retenir du discours d’Emmanuel Macron, ce sont d’abord les circonstances prenant le forme d’un dramatique incident de tir ukrainien par-delà la frontière polonaise. Cela invitait à la circonspection. Le champion du ‘’en même temps’’ s’en est bien tiré, évoquant la ‘’journée terrible pour l’Ukraine et le peuple ukrainien’’ au cours de laquelle plus de 85 missiles avaient frappé le pays agressé. Devant la presse, alors que toutes les hypothèses semblaient possibles, il a notamment recommandé la prudence et souligné l’épreuve terrible affectant les villes de Kiev, Lviv et Kharkiv touchées par des frappes russes et privées d’électricité par des températures glacées.

* Autre bonne idée : Emmanuel Macron a dit avoir discuté, avec le président chinois Xi Jinping, du principe d’une visite de sa part en Chine au début de 2023.  L’existence d’un espace de convergence – y compris avec les grands émergents, la Chine et l’Inde – devrait faciliter une intermédiation française pour pousser la Russie à la désescalade. Le président français souhaite voir la Chine jouer un rôle de persuasion sur Moscou dans l’optique d’une sortie de guerre, symétriquement aux sanctions des Occidentaux. Une première étape serait d’éviter une reprise violente de l’offensive russe au cours des prochains mois, quand le refourbissement des arsenaux, le changement des conditions météo et l’arrivée des nouvelles classes mobilisées en renfort réhausseront l’intensité des combats.

* Emmanuel Macron a sèchement lancé un appel au calme à l’Iran, dénonçant l’agressivité croissante de la République islamique à l’égard de la France. Celle-ci, dit-il, aurait toujours été dans une approche de discussion, de respect du pouvoir iranien(?!) – ça se discute – et donc déplorait les récentes  prises en otages de ses nationaux (il y en a sept, aux mains des Pasdarans et du clergé chiite), des actes ‘’inadmissibles’’. Téhéran est priée de ‘’revenir au calme’’, au respect des ressortissants français et à l’esprit de coopération. Ceci une fois dit, Paris sait réserver ‘’un chien de sa chienne’’, en retour aux mollahs. Il lui suffit de magnifier ‘’le courage et la légitimité’’ de la révolution des femmes et de la jeunesse iranienne, après des semaines de manifestations. Qui plus est, après la réception de dissidentes le 11 novembre à l’Élysée, tant fustigée par Téhéran. Plus cela sera désagréable aux autorités iraniennes, moins elle se privera de ce petit plaisir vengeur. En y rajoutant  un rien de provocation aux titre de ses valeurs universelles : ‘’Ces femmes et ces jeunes défendent nos valeurs, nos principes universels… Je dis ‘’nous’’, je ne parle pas de la France. Ils sont universels, ce sont aussi ceux de notre Charte des Nations Unies : l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de chaque être humain’’. On entend d’ici grincer les dents des théocrates barbus : ils répliquent en accusant Paris de se cacher derrière la révolution populaire en cours. In fine, la France fustige la récente série de frappes de missiles et de drones sur les communautés kurdes sur le sol iraqien. Non qu’elle fasse encore grand-chose pour ses anciens alliés.

* Autre bonne idée : au même titre que l’Union européenne qui en est membre, Paris dit soutenir l’intégration pleine et entière de l’Union africaine au G20, comme ‘’élément clé’’ de la recomposition des « règles de gouvernance des institutions internationales’’. C’est de bon sens. Cet élan de solidarité est peut-être une pure vue de l’esprit mais, formellement, elle réhaussera le crédit de l’ancienne métropole coloniale auprès des Etats-clients qui la boudent désormais.

* Le président français a également annoncé son projet de s’atteler aux conditions d’un véritable ‘’choc de financement vers le Sud’’  par la tenue, en juin prochain à Paris, d’une conférence internationale sur un nouveau pacte financier Nord-Sud. Cette logique s’impose : ‘’nous ne devons pas, nous ne pouvons pas demander à ces pays de soutenir le multilatéralisme, si celui-ci n’est pas en capacité de répondre à leurs urgences vitales’’. Bonnes idées et paroles fortes qui seront peut-être suivies d’actes. Mais le président a bien d’autres chats à fouetter…

* 16 novembre – Pluie de missiles, orage diplomatique

Frisson, … l’Occident – et le monde – se sont perçus, un court moment, confrontés au scénario cauchemar d’un engrenage entre l’OTAN et la Russie, après que des éléments de missile se sont abimés en territoire polonais, à quelques kms de la frontière ukrainienne. Le G 20 a débattu l’affaire, par ailleurs soumise à consultations à l’OTAN, au titre de l’article IV de la Charte atlantique. Pour la première fois depuis 1945, le sol de l’Union européenne semblait ciblé par une frappe d’agression. Une enquête est en cours. La circonspection s’est néanmoins imposée, vu la hauteur exceptionnelle des enjeux et les conséquences potentielles d’une éventuelle réplique occidentale. On se souviendra du 16 novembre comme ouvrant des perspectives inédites qui donnent le vertige. Le réflexe de prudence a été sage : le gouvernement polonais a vite sonné la fin d’alerte, de l’alerte précisément déclenchée par la retombée d’un anti-missile ukrainien. Il s’agirait d’un effet collatéral de la ‘’pluie de missiles’’  précipitée sur l’Ukraine par l’armée d’invasion russe.

Bien que très malheureux (il a fait deux victimes), l’épisode a fourni une illustration saisissante de l’acharnement russe à détruire son voisin de l’Ouest, là où il ne peut pas le mettre sous sa botte. Il est survenu au lendemain d’une cuisante défaite russe dans la cité sudiste de Kherson, libérée grâce à l’alliance de la vaillance ukrainienne avec les armes occidentales. S’en est suivie la vengeance de Moscou sur les villes ukrainiennes, visant à en détruire les infrastructures et à terroriser leurs populations, plongées dans la pénombre et dans le froid.

Le moment (mal) choisi ne pouvait qu’impressionner les participants aux deux grands fora internationaux en cours : la COP 27 de Charm El Sheikh et, plus encore, la réunion du G 20, à Bali. Partant, la propension du monde émergent – et même de la Chine – à l’évitement du sujet a été battue en brèche. L’isolement patent de la délégation russe, conduite par Serguei Lavroff, combinée à la plume habile de la délégation française, ont produit un texte articulé autour de la ‘’condamnation de la guerre, qui sape l’économie mondiale’’. Personne ne contestant le fait que l’initiative en est imputable à la seule Russie, la responsabilité de l’agresseur ressort bien en filigrane. Nouvelle défaite, diplomatique, celle-là, pour Poutine.

Souhaitons-lui tous les déboires d’une action criminelle ratée et la contestation du peuple russe, en retour.

* 14 novembre – Parler rivalité

Joe Biden et Xi Jinping se rencontrent aujourd’hui à Bali, en marge du G 20. Ils ont déjà eu cinq entretiens téléphoniques ou en visioconférence mais c’est leur premier contact de visu depuis l’investiture du premier. Les deux hommes avaient toutefois déjà eu l’occasion de se jauger alors que Joe Biden était vice-président de Barack Obama. Ces entretiens interviennent après la reconduction de Xi Jinping, le mois dernier, pour un troisième mandat  »historique » à la tête du Parti communiste chinois, lui assurant une réélection comme président en mars 2023… et après des élections de mi-mandat aux Etats Unis, moins dommageables qu’on s’y attendait pour l’autorité du président américain, notamment en politique étrangère.

En Ukraine, les États-Unis sont protagonistes face à la Russie mais aussi en posture d’extrême méfiance face à la Chine. Les deux dirigeants se donnent pour objectif de gérer de manière responsable la rivalité entre Chine et États-Unis, a indiqué dans un communiqué la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre. Washington a aussi l’espoir que les deux rivaux arrivent à travailler ensemble  »là où (leurs) intérêts concordent ». Les Américains ont en tête le climat, la lutte contre le trafic de stupéfiants et la santé mondiale.

Joe Biden et Xi Jinping vont évoquer un éventail de sujets  internationaux et régionaux, a-t-elle indiqué, sans mentionner explicitement la sécurité de Taïwan, la plus forte source de tension.  »La doctrine sur Taïwan n’a pas du tout changé », a assuré Joe Biden, en évitant de reformuler ses précédents propos qui avaient enflammé Pékin, selon lesquels l’armée américaine défendrait Taïwan si l’île était attaquée. Sur cette question qui affecte gravement la stabilité mondiale, le rapport de forces dictera sans doute sa loi. La Russie est, à plus court terme, une épine dans le pied des deux puissances : Joe Biden voudrait que la Chine prenne ses distances avec Moscou. Une pure vue de l’esprit. Mais Pékin ne veut pas se laisser empêtrer dans son accointance avec Moscou.

De fait, la Chine a récemment émis un signal – vu comme positif à Washington – en se prononçant contre la menace d’utilisation d’armes nucléaires. Elle s’est retenue d’accomplir un effort généralisé pour contourner ouvertement le régime de sanctions, même si elle le dénonce. Le risque d’une rétractation de son commerce extérieur sous l’effet de répliques américaines porte la marque d’une gestion prudente et relativement pragmatique. De leur côté, les Etats-Unis sont sur une posture offensive de mise en garde : ils ont durci leurs contrôles à l’exportation de technologies du numérique, ce qui pourrait compliquer le développement de semi-conducteurs chinois de pointe. Pékin paraît encaisser le coup…

À l’agenda également sera portée la Corée du Nord. À l’heure où Pyongyang multiplie quasiment au quotidien les tirs de missile, dont certains à longue portée, susceptibles d’atteindre Guam, Hawaï, voire-même la Californie, Washington exhorte Pékin à user de son influence sur l’inflexible Kim Jong Un. Mais Pékin ne se targue pas de disposer d’un tel levier sur son petit voisin nucléaire, sans doute avec raison, tant l’autre est braqué sur une stratégie de sauvetage par la nuisance..

Les deux rivaux ne font aucun pari sur cette rencontre au sommet. Pour Jake Sullivan, conseiller à la défense nationale, ‘’il ne faut pas attendre des résultats concrets et spécifiques de cette réunion’’. Les deux dirigeants vont essentiellement se jauger mutuellement en face à face, à un croisement de leurs destinées respectives, dans l’idée de s’imposer des ‘’lignes rouges’’ sur ce qui pourrait porter leur méfiance à un niveau de conflit ouvert. Connaître son ennemi aussi bien que soi-même est une clé stratégique très classique. L’Histoire tend à montrer que ce difficile décryptage de l’Autre ne va jamais aussi loin qu’il le faudrait pour établir une détente durable ou pour s’épargner de coûteuses erreurs.

* Lundi 7 novembre – Méthodes civiles de guerre

L’Ours Géo et moi nous sommes absentés pour célébrer la fête des défunts plantigrades. A notre retour, autant vous le dire : le soleil ne s’était pas levé sur la pénombre géopolitique que nous traversons.

L’Ukraine tout d’abord. A la bataille des drones lancée par la Russie sur les populations civiles comme militaires de son adversaire a succédé une guerre de destruction des infrastructure et des moyens de la survie de l’Ukraine, comme Poutine l’a pratiquée en Syrie (le terrain d’expérimentation du nouveau chef militaire de l’’’opération spéciale’’).

Déjà, l’échange d’engins volants Shahed iraniens contre des drones turcs marquait un élargissement du cercle des protagonistes aux deux pôles ennemis de l’Islam : un détail peu rassurant. Sans oublier les livraisons nord-coréennes à Moscou, qui introduisent un forcené de plus dans la bergerie en feu. Mais derrière ces facteurs de contagion, s’est dessinée une nouvelle stratégie russe de ‘’tuer le civil par le civil’’. Kiev a répondu par des drones ‘’suicides’’ aux bombardements opérés par le flotte russe depuis Sébastopol en Crimée occupée. Moscou en a pris prétexte pour redoubler sa campagne de destruction systématique des infrastructures, cherchant à couper toutes sources d’énergie à la population comme à l’économie. En novembre, ceci veut dire plonger des dizaines de millions d’habitants dans le froid, la nuit et peut-être la disette.

Quelle géniale trouvaille, ce front de destruction civilo-civil, après l’utilisation des centrales nucléaires comme des explosifs atomiques menaçant des territoires entiers ! Il est déjà acquis que le temps de la reconstruction sera plus long que celui qu’aura duré la guerre : l’Ukraine est rasée, poche après poche de son territoire. Mais les Ukrainiens résistent plus que jamais et, avec le soutien des armes occidentales, ils encerclent désormais Kherson, la capitale du Sud, que les Russes vide de sa population (où aboutit-elle ?).

L’autre arme ‘’civile’’ de Poutine s’adresse au monde entier et particulièrement au Sud de la planète, consommateur des céréales acheminés par la Mer Noire. C’est la planification de la faim ou du moins de son spectre. Le gouvernement de Moscou s’est un temps retiré de l’arrangement négocié par la Turquie et les Nations Unies pour ‘’laisser sortir’’ le précieux graal alimentaire. Ce schéma dispose le retrait des mines placées sur le chenal de sortie des eaux ukrainiennes en échange d’un engagement russe à ne pas s’emparer du corridor humanitaire aux fins d’attaquer Odessa. Kiev a donné de nouvelles garanties sur la ‘’démilitarisation’’ du chenal et la démonstration visée par Moscou (l’Ukraine et l’Occident fomentant la guerre sur le passage du blé, des engrais et du maïs) a fait long feu. De fait, dans la présentation que Poutine a faite devant un ‘’pensoir’’ stratégique local, la diplomatie russe mise à fond sur une représentation belliciste de l’Occident, qui serait prêt à sacrifier le monde en émergence à sa ‘’haine de la Russie’’. Sa thèse prône un ‘’nouvel ordre mondial’’ fondé sur la mise hors-jeu de l’Europe et des Etats Unis (et de leurs autres alliés), avec un retour très ‘’Westphalien’’ et démagogique à la ‘’souveraineté absolue des peuples’’.

Le tableau d’un futur commun placé sous la loi de la jungle et sous celle de l’exclusion est censé flatter la fibre des régimes non-alignés ou tiers-mondistes. Il est sûr que Cuba, le Mali, le Venezuela, la Corée du Nord, l’Erythrée et la Centrafrique applaudissent à cette claque flanquée à l’ordre mondial de 1945. L’Afrique subsaharienne, en particulier, manifeste à New York son désintérêt pour le calvaire ukrainien. Certes, certains gouvernements s’en démarquent (timidement), mais la rue salue la hardiesse de ‘’l’homme blanc fort’’ qu’elle voit en Poutine. C’est en termes de neutralité complaisante ou désabusée que Moscou entend recueillir un bénéfice inquiétant : désintéresser les Nations Unies de son agression en Ukraine et contre l’Occident, s’assurer la plus grande marge politique possible pour mener jusqu’au bout une offensive en tout point criminelle aux termes de la Charte de San Francisco et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

S’il se généralisait sur la rive nord de la Méditerranée, ce mépris du droit pourrait rendre un peu moins spontané l’accueil fraternel dans l’UE de  personnes qui fuiraient la misère chez elles tout en se montrant satisfaites du mal fait à l’Europe. On doit savoir écouter ses frères, de façon réciproque. C’est maintenant au tour du Vieux Monde de les éveiller patiemment à la réalité du sinistre ‘’nouveau monde’’ actuel.

* 18 octobre – Message pour les Etats Unis

On le sait, KIM Jong-Un déteste être oublié ou passer inaperçu. Il exècre aussi avoir à ses frontières l’armée américaine, forte de toutes ses ogives nucléaires. Il enrage, enfin, devoir voisiner avec cette maudite Corée du Sud pro-occidentale qui devrait lui appartenir et donc à ses yeux fantoche. Sa dynastie entend ferme remettre la main dessus dès qu’elle ne sera plus sous protection US. Pour faire déguerpir les Américains, son dada consiste à  muscler sa République Démocratique Populaire (RDPC) en un bunker nucléaire imprenable et même intouchable. Il se doit donc de prouver qu’il peut frapper fort et loin : moins sur Tokyo, en l’occurrence, que sur Guam, Hawaï ou la Californie… Il est maître de LA BOMBE , ne s’en cache surtout pas et procède à des tirs d’essai au vu de tous. Il l’a fait à six reprises déjà avec force publicité auprès des masses enthousiastes. La 7ème serait – dit on – pour bientôt, mais la miniaturisation des charges fissiles pourrait parallèlement avancer par voie de simulation.

Côté balistique, c’est un déluge de missiles de moyenne et longue portées. Il en a lancé plus de 170 en deux ans, dont deux Hwasong-12 de portée de 4 600 kilomètres. Ceux-cci ont aimablement effectué leur trajectoire balistique au-dessus du Japon, en 2017 puis tout récemment. A chaque tir, 979 km d’apogée et 20.000 km/h à l’impact, des sirènes précipitant la population du nord de Honshu aux abris :que stratégique on comprend l’émotion des Japonais. En fait, le survol de l’archipel nippon offre une trajectoire plus pratique encore que stratégique pour faire retomber les engins dans les eaux du Pacifique et éviter une erreur et une contre-frappe. D’évidence, la fréquence frénétique de tirs – actuellement, un tous les deux jours – mériterait une mention dans le Guinness Book of Records. Mais l’ennemi que Pyongyang adore le plus haïr, répétons le, ce sont les Etats Unis.

On comprend que, face à ce mode  »viril » négociation, l’Amérique se fasse du souci. Le bonhomme de Pyongyang n’est pas fou. Il suit, de façon implacable, la feuille de route dictée par son grand-père, fondateur du Régime, et par son père, ceci en parfait dictateur, froidement, sans aucun état d’âme. L’objectif suprême est logiquement de sanctuariser son régime, d’où la récente loi rendant ‘’irréversible’’ le statut de puissance nucléaire du Pays. Washington commence à sérieusement douter de ne jamais négocier avec KIM la dénucléarisation de la péninsule coréenne : un retrait de ses armes nucléaires contre le gel du programme nord-coréen.

Ce programme est aussi une bombe pour le monde. Il invite les puissances régionales à se défaire du Traité de 1970 sur la non-prolifération (TNP). Ce Traité est considéré comme le principal pilier de la stabilité du monde, du moins relativement à la menace de guerres nucléaires. Il interdit la constitution d’arsenaux cachés (on pense entre autres, à l’Iran, à Israël …) et appelle les puissances  »possessionnées » à ouvrir des négociations de contrôle et de réduction. Pyongyang en a violé toute les clauses et ruiné l’idée-même d’une discipline en la matière. Sans pronostiquer quand, on peut être sûr qu’un jour, à ce droit foulé aux pieds succèdera une guerre atomique et donc plusieurs.

Mais imiter le Royaume ermite en lançant à leur tour des missiles en Mer jaune n’était pas une réponse adéquate, de la part des forces américaines et sud-coréennes. L’avoir fait, tout en se prétendant ‘’ouverts au dialogue, à tout moment’’ est une incohérence ou tout au plus un artifice de com pour les opinions publiques intérieures. Il y a une indéniable faiblesse à tourner autour du pot en voulant gagner du temps.

 Le ciel du Japon ne sera plus calme pour longtemps, mais les cieux américains non plus, potentiellement du moins. Telle est la logique de la dissuasion, celle mettant en jeu deux attaques croisées potentielles. Les missiles à courte portée – jusqu’à 800 kilomètres – objet d’une cinquantaine d’essais ces quatre dernières années – sont, eux, plus susceptibles d’emploi dans une vrai guerre planifiée. Séoul s’équipe de son côté de vecteurs et de charges conventionnelles ultralourdes (8 tonnes) et donc très puissantes, dans l’idée d’équilibrer la force destructrice de son frère ennemi nucléarisé. Ces armes créent la surprise et donnent l’avantage sur le champ de bataille. C’est juste ce à quoi vise Pyongyang vis-à-vis de la Corée du Sud.

Les négociations de dénucléarisation restent inscrites dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Uines, mais plus vraiment à l’agenda, faute de négociation. La dernière conférence de révision du TNP a été un flop. Malgré son souhait de le faire, l’Humanité ne sait plus trop comment assurer sa survie.