* 28 juillet – Un accueil à la hauteur des enjeux

Dans l’esprit des Ukrainiens exilés, la France ne figure pas très haut au palmarès des pays d’accueil. Au cours des premières semaines du conflit, la SNCF a acheminé 10 000 d’entre eux, en transit vers l’Espagne, alors que 15 000 autres entraient par leurs propres moyens, via les Alpes maritimes, également pour rejoindre l’Espagne. Affectée, dans leur pays, d’un manque de notoriété regrettable, la France n’était pas leur destination première. Aussi, l’effectif accueilli a longtemps plafonné autour de 50 000 personnes. A titre de comparaison, la Pologne accueille près de 1,2 million d’Ukrainiens ; l’Allemagne, 800 000 ; l’Espagne, 140 000 ; et le Royaume-Uni, 86 000. Les flux se sont rééquilibrés avec la redistribution qui s’opère au sein des pays de l’Union européenne, notamment du fait des arrivées récentes depuis l’Allemagne et l’Italie.

Le seuil des 100 000 Ukrainiens accueillis en France  a été franchi, fin-juin. Les arrivées se poursuivent actuellement au rythme de 300 personnes chaque semaine. Presque la moitié des arrivants s’est fixée en région PACA, avec une forte concentration sur Nice.

L’Etat raisonne essentiellement en termes de capacité d’hébergement disponible.  Près de 30.000 exilés ont trouvé un toit désigné par la puissance publique (appartements, dortoirs, Samu social, centres de vacances, navire-hôtel …) et 26.000, dans le réseau de  »l’hébergement citoyen », qui n’est pas précisément recensé. Cela fait 56.000 personnes logées au total, dont 18 000 enfants scolarisés. Pour les 45.000 d’entre eux ne figurant sur aucun registre d’adresses, on ignore en fait où ils se trouvent. La débrouille les a éparpillés dans la vaste nature (une image, s’agissant d’une dispersion surtout urbaine). Les étrangers ne sont pas plus contrôlés que cela, lorsqu’ils disposent d’un véhicule.

Quelque 60.000 d’entre eux chercheraient ou auraient déjà trouvé un emploi, souvent sous-qualifié par rapport à leur bagage professionnel. Très peu (moins d’un millier de foyers) ont sollicité des prestations familiales. En septembre, lors du renouvellement de leur autorisation provisoire de séjour de six mois, l’Etat espère améliorer sa connaissance de leur situation et mieux cerne leurs projets et leurs besoins.

Car les ex-résidents d’Ukraine sous protection temporaire ont un haut fonctionnaire spécialement désigné pour gérer leur dispositif d’accueil, en la personne du préfet Joseph Zimet. Celui-ci pilote une cellule interministérielle de crise et dispose d’un budget d’hébergement. Le problème le plus immédiat tient au fléchissement du parc de logements avec l’arrivée des vacanciers estivants. Sans oublier que deux millions de résidents français attendent un logement et souvent depuis longtemps. Les préfectures se tournent désormais vers les villes moyennes, libres de tout afflux touristique, pour mobiliser les 7 500 logements sociaux manquants dans l’immédiat. Ces destinations inconnues des familles ukrainiennes ne les attirent guère : elles préfèreraient rester en terrain connu. L’existence d’un tissus associatif actif peut, néanmoins, contribuer à les rassurer. Mais où sont les bénévoles en été ?

Par ailleurs, M. le Préfet a pu favoriser un assouplissement de la politique vis-à-vis des quelque 3500 étudiants non-ukrainiens (dont un contingent d’Africains francophones) ayant fui la guerre. Ceux dont le projet universitaire n’aura pas convaincu seront pourtant énergiquement ‘’invités’’ à  rejoindre leur pays d’origine. Un poids, deux mesures …

La rencontre des cœurs et des esprits se passe mieux désormais. Les Ukrainiens ont vite réalisé que l’hospitalité des Français était meilleure que ne le laissait entendre le souci très commenté de leur président de ‘’ne pas humilier la Russie’’. 84 % des déplacés interrogés estiment avoir trouvé leur destination fixe jusqu’à un retour espéré au pays. C’est un bon score, d’autant plus que la mobilité restante tient surtout à de brefs allers et retours en Ukraine, en fonction des déplacements du front. Il n’était pas évident, pour beaucoup, que la guerre serait longue et leur désir de rentrer au plus tôt, à ce point contrarié. Aussi, certains ont encore psychologiquement du mal à se mettre au français, ce qui constitue leur principal handicap dans l’accès à l’emploi. Pour eux, cela reviendrait un peu à capituler linguistiquement et à se résigner à un exil durable. Il faut les comprendre. Le préfet Zimet ne doute pas qu’à l’été 2023, ils seront encore parmi nous.

On ne sait plus trop ce qu’il faut leur souhaiter, sinon notre pleine et amicale solidarité. Pensons donc à eux pendant ces longues semaines d’estivage, pendant lesquelles la vie s’arrête. Nos vacances ne seront pas moins agréables si nous veillons à les rendre, aussi, un peu utiles. L’Ours vous embrasse. On se retrouve à la rentrée !

(Nota : les données sont extraites d’un article du Monde – les commentaires sont de l’Ours)

* 21 juillet – Offensive bunga-bunga

La super-coalition nationale parlementaire italienne aura vécu, après la démission de Mario Draghi que l’on annonce imminente. Cette perspective inquiète beaucoup de partenaires de Rome en Europe et pas seulement la Commission et les milieux d’affaires. L’aura du chef de gouvernement et sa réputation de sérieux paraissaient gager une cohérence salutaire de la politique de la troisième économie de l’UE. L’Union ne peut pas se permettre de voir son flanc sud flancher au plus fort des crises qui se superposent.

Draghi a obtenu la confiance du Sénat, mais trois partis de droite et d’extrême droite ont boycotté le vote à la chambre des députés : Draghi exigeait l’unanimité, avec la raideur moraliste qu’on lui connait. Il se voit désavoué et contré par une coalition extrémiste – des Berlusconistes de Forza Italia, des Ligueurs de Salvini et des Frères italiens, en pointe dans les sondages – ce groupe se mettant en embuscade pour investir le pouvoir. L’objectif secondaire de la droite populiste est d’étriller le parti ‘’Cinq étoiles’’, populiste, brouillon et placé en trajectoire d’effondrement, mais accessoirement à même de gouverner avec les Centristes. Les prochaines législatives devant intervenir d’ici janvier 2023, ces partis se sont dégagés de l’inhibition qu’ils avaient à casser l’union sacrée, pour préférer se compter au parlement. On s’attend désormais à des élections anticipées dès l’automne, ce qui ouvrirait une période de relatif vide du pouvoir.

La classe politique n’a pas appris grand-chose du précédent passage aux affaires d’une extrême droite populiste, incapable de gérer et d’inspirer le respect à l’international, car principalement portée par sa propagande xénophobe vulgaire et même carrément raciste. Derrière ce ‘’complot’’ contre l’unité, il est plus que  probable que l’on trouve l’inoxydable Sylvio Berlusconi. A 85 ans, le ‘’Cavalieri’’ ne cesse pas de régler ses comptes personnels, plutôt que de faire oublier son comportement corrompu et dépravé de l’époque où il était premier ministre. En sonnant l’hallali contre Draghi, il lui ‘’rend un chien de sa chienne’’. Précisément, il lui fait payer le fait d’avoir fait obstacle, en janvier, à son accession au palais Quirinal, en remplacement du président Sergio Matarella (finalement reconduit).

Voilà à quoi tient le sort d’un grand pays plongé dans les difficultés et, par-delà, à quoi pourrait tenir la solidité de l’Europe. C’est lorsqu’il faudrait dans l’urgence défendre la démocratie contre ses ennemis, que celle-ci se met à craquer de l’intérieur.  »Craquer », seulement, car rien n’est encore joué, heureusement.

* 18 juillet – Esprit de la Sainte Russie, es-tu là ?

Vous pensez connaître la guerre électronique, la cyber-guerre, la production des fake news sur les réseaux sociaux, la propagande par distillation du mensonge (gros, de préférence)… En fait, vous n’êtes pas au bout de vos découvertes sur ces armes qui tuent depuis l’intérieur du cervelet. Le correspondant du Monde à  Moscou décrit, dans un article truculent, tout un appareillage mental mobilisé en renfort de la ‘’Grande Invasion’’ de Poutine. Présenté à la télé, cela va du zodiac des astres célestes à l’au-delà des défunts et des anges orthodoxes, en passant par les émissions captées des neurones humains.

L’individu Vladimir, baigne dans le (relativement) rationnel. Natif du signe de la balance, il commence par tester le terrain : envahir ceux d’en face ou négocier leur reddition inconditionnelle ? Puis, sa balance tilte vite en faveur de la force. En face, Joe Biden, le scorpion, laisse l’adversaire s’avancer à découvert pour le piquer par surprise. En fait, tout cela est géré par les astres : rangez donc les chars ! Dans l’espace insondable, c’est la pyramide cosmique qui se modifie. La conséquence en est simple : la géopolitique astrologique déchaine des forces obscures à travers notre planète. Ressortez vos vieux DVD de Star Wars !

Pour l’astrologue Svetlana Dragan, une vedette des médias moscovites, la Russie est enjointe par ses défunts ancêtres à ‘’se libérer de son statut de colonie et des modèles imposés par l’Ouest : le transhumanisme, l’extrémisme économique, et en général la suppression de l’homme’’ (par le gay ?) … Dans cette bataille, ‘’l’ancien monde (l’Occident) va s’effondrer’’. Dieu le veut ! D’ailleurs, ‘’selon les astres, la République populaire de Donetsk et celle de Louhansk n’appartiennent pas à l’Ukraine’’. On devine à qui, alors. Laissons tomber les Nations Unies, le droit international et la carte du monde qui orne notre bureau ! Dès 2024, tout va s’améliorer pour la Russie. Aux dires d’une certaine Tamara Goba, localement célèbre, ‘’une nouvelle civilisation va émerger dans les années 2030’’.

Ainsi, tout un petit peuple de prophètes, de mages et de médiums se décarcasse à sanctifier Poutine. Ils rejoignent la contribution théologique du patriarche orthodoxe métropolite, Cyrille : propriétaire du label ‘’Antéchrist’’, il le distribue libéralement à tous les ennemis de la Russie. Pour chacun de ces messages tordus sur You Tube, le remue-ménage prophéto-galactique parvient à attirer jusqu’à 12 millions de fidèles sectaires. La propension au spiritisme ne date pas d’hier en Russie et elle n’est pas marginale : Raspoutine a précédé Poutine. Le succès de l’astrologie chauvine n’est pas étranger au mal vivre général qui tiraille la société russe, largement dépassée par les agissements de ses dirigeants et oligarques. Heureusement, les vidéos émanant de l’au-delà proposent des messages lénifiants : le monde extérieur est terrifiant ; néanmoins, la Russie souffre moins que les autres (grâce à Poutine) ; rien ne sert de chercher à comprendre car rien ne dépend des gens ; il faut borner ses ambitions aux personnes les plus proches et s’occuper de ses moutons … parce que s’affronter au nom d’idées politiques – qui varient tout le temps – n’apporte rien de bon à personne.’’ Edifiant.

Le conseil d’apathie est parfait pour servir l’Ogre du Kremlin, qui n’a pas du tout envie de voir ses concitoyens lui demander des explications. Il suffit de vouer au Chef une confiance sans limite.  »Les cartes dans les mains de Vladimir Poutine étant excessivement complexes pour le Russe moyen, seul le Tsar saura en temps voulu si la Russie va triompher ou mourir.‘’ Il fera au mieux, on imagine. Les astro-géopolitologues russes pratiquent, on le voit, une méga-anesthésie (lobectomie ?) de masse à usage populaire. Et des dizaines de millions de braves gens s’y soumettent de bon gré pour éviter d’avoir des ennuis avec l’Autorité ou d’éprouver l’inconfort de pensées personnelles taraudantes.

Médiums et autres voyants se pressent donc sur les plateaux des télévisions d’Etat. Ils atteignent la célébrité non seulement dans la voyance géopolitique, mais aussi dans la culture (paranormale), les loisirs (qui préparent au combat) et dans tous les domaines surréels de la vie courante. Les plus chanceux des auditeurs pourront, par exemple, consulter Ivan Fomine, médium militaire du FSB, pour nénéficier en direct de ses pouvoirs spéciaux de guérisseur politique. Le mage sait parfaitement quand Zelensky signera sa capitulation, mais comme le fakir du sketch de Francis Blanche, il tait cette révélation. Dans le même temps, le recours des forces ukrainiennes à la magie noire est stigmatisé, force arguments à l’appui. A l’heure de ‘’l’opération militaire spéciale’’, Baba Vanga, une voyante de l’ex-KGB bulgare, décédée en 1996, diffuse ses prédictions post-mortem sur la première chaîne de télévision.

Les hi-techs sont, comme il se doit, convoquées pour bétonner les certitudes et repérer les mauvais éléments. A l’heure où j’écris ce billet, des armées de trolls pétersbourgeois s’énervent à le lire en temps réel. C’est que Anton Vaïno, chef de l’administration présidentielle au Kremlin, ne jure que par le ‘’nooscope’’. Il s’agit d’un réseau de scanners spatiaux satellisés capable de sonder la ‘’noosphère’’ : la pensée émise par mon petit cerveau et ceux de quelques milliards d’autres êtres noo-actifs.

Le correspondant du Monde se demande si, à force d’asperger leur petit monde de ce jus de cerveau toxique, Poutine et ses gens n’y croient pas un peu, eux aussi : sont-ils contaminés par leur propre para-tambouille ? La réponse coule de source : observez leurs décisions et leurs actions. Elles les caractérisent sans le moindre doute, comme DINGOS. CQFD.

* 11 juillet – Sri Lan-crash

Le Sri Lanka vit plus qu’une crise, un effondrement. Le président Gotabaya Rajapaksa fuit la fureur du peuple alors que le pays sombre dans l’abîme. Après son frère, l’ex-premier ministre démis le 12 mai, le président a été chassé du palais par des nuées de manifestants. Principal auteur du chaos, il a été mis à l’abri à bord d’un navire militaire, dans les eaux territoriales du sud. La résidence officielle du premier ministre a été mise à feu. Pendant ce temps, des milliers de manifestants restent mobilisés, à Colombo, pour chasser une bonne fois pour toutes la dynastie cleptomane des Rajapaksa. Aux  commandes de l’Etat depuis deux décennies, leur clan a mis en faillite l’économie de cette ile de 22 millions d’habitants et laissé un vrai désastre derrière lui. Gotabaya prétend vouloir se retirer le 13 juillet, ‘’pour assurer une transition pacifique’’. Peu importe qu’il démissionne aujourd’hui, demain ou dans les prochaines heures, ce sera toujours trop tard :  le mal est déjà fait et ses racines sont profondes. Comme tous les ‘’hommes forts’’ populistes, le personnage a été adulé par les masses, avant qu’elles ne retournent leur colère contre lui, une fois réalisés son échec et sa malhonnêteté. Ce genre d’histoire se répète à l’infini sur les cinq continents.

En convoquant une réunion de classe politique, l’actuel premier ministre, Ranil Wickremesinghe, aura tenté en vain de former un gouvernement d’union nationale. La tâche semble impossible pour celui-ci, qui avait prêté serment le 12 mai dernier, au lendemain de l’éviction de Mahinda Rajapaksa, son prédécesseur honni. Les partis de l’opposition sri-lankaise cherchent, de leur côté aussi, à mettre sur pied un gouvernement. Les démissions se sont produites en cascade au sein du pouvoir, le premier ministre proposant également la sienne. Il est peu probable que ceci ait un quelconque effet sur la foule, chauffée à blanc mais non-armée. Après le président et le premier ministre, la charge du gouvernement revient en principe au président de la Chambre des représentants, Mahinda Yapa Abeywardena. Mais, sur qui parier, dans l’atmosphère de chaos qui prévaut ?

Les manifestations monstres à Colombo sont largement dues à la grave crise économique que traverse le pays. S’y superpose une détestation tardive du clan mafieux des Rajapaksa. L’effondrement de l’économie est sans précédent depuis l’indépendance en 1948. Les Nations Unies estiment que 80 % de la population n’a plus les moyens de s’offrir trois repas par jour. La pénurie d’énergie – plus aigüe qu’en Europe – et l’effondrement de la monnaie entrainent une rareté générale de tous les produits de la vie courante et une inflation folle. Il y a quelques jours, Gotabaya Rajapaksa en était réduit à supplier Poutine de lui faire parvenir un peu de pétrole et de gaz, à crédit. Il a curieusement invité les touristes, effrayés par ce grand désordre, à revenir en nombre pour faire repartir la croissance et rééquilibrer les comptes. Le pays négocie in extremis un plan de sauvetage avec le Fonds monétaire international (FMI), lequel imposera vraisemblablement des hausses d’impôts.

Le volet international de cette crise comporte aussi de gros enjeux. Au sortir, en 2009, d’une longue guerre civile entre la majorité (bouddhiste) cinghalaise et la minorité (hindouiste) Tamoule, la diplomatie lankaise a glissé de l’orbite géopolitique de l’Inde – jugée trop favorable aux Tamouls – à celle de la Chine. Formidable forteresse stratégique sur les grandes routes maritimes entre mer d’Arabie et Golfe du Bengale, Sri Lanka était devenu un maillon fort des ‘’nouvelles routes de la Soie’’ tissées par Xi Jinping. La marine chinoise y relâche en force. Ce point d’appui peut être rapidement militarisé.

Le clan au pouvoir à Colombo avait largement sollicité l’énorme capacité d’investissement chinoise, servant ses intérêts personnels au passage et faisant fi des avis du FMI sur sa mauvaise gestion. Aujourd’hui, l’île est sans doute la plus lourdement endettée – et ceci, à court terme – parmi les alliés de Pékin dans la région. Le fardeau a atteint le point où elle a dû rétrocéder à ses créanciers chinois un port, sa zone industrielle et diverses autres infrastructures. La mise en faillite générale de l’économie menacerait de  »re-siniser », par rebond, une bonne partie de ses avoirs financiers et de faire d’elle une quasi-colonie. Dans ces circonstances, la Chine, trop liée au clan Rajapaksa, a beaucoup perdu son aura politique… et l’Inde, plus proche à tous points de vue, guette l’occasion de lui contester la place.

Sri Lanka est donc une des affaires à suivre, sur la grande scène agitée de l’’’Indo-Pacifique’’.

* 28 juin – Bienvenue en Forteresse Europe !

Notre attention au monde n’a pas le don d’ubiquité : certains sujets nous tiraillent, puis nous lâchent pour refaire surface plus tard. Les murailles dressées par l’Europe contre les malheureux qui tentent d’y trouver un havre sont de ceux-là. Le plus récent de nos réveils a pris la forme de ‘’(18, puis) 37 morts au pied de la clôture hérissée autour de Melilla’’. Sans doute guidés par des passeurs, ils étaient plus de 2000 exilés subsahariens à affluer simultanément, la semaine dernière, devant l’enclave espagnole bordant le littoral méditerranéen du Maroc. Cent trente sont passés en force, au terme d’une escalade folle. Pris en étau entre les deux polices espagnole et marocaine, le reste de cette petite foule désarmée a été gazé, frappé. Beaucoup ont été blessés, trop sont morts. On n’entre pas comme cela impunément en Europe !

Ces gens payent au prix fort le rapprochement récent entre les deux royaumes. En but à des menaces algériennes sur ses fournitures de gaz, Madrid a viré de bord à 180 ° quant à sa ligne politique – jusqu’alors sévère – sur le Sahara occidental ex-espagnol. Le gouvernement de centre-gauche a obtenu, en retour, de pouvoir s’en remettre à Rabat pour contenir le flux humain à ses frontières. D’autres exilés venant de Layoune au sud tentent, eux, le passage vers les Canaries. Le plus souvent, en vain, aussi. Les communiqués  diffusés par les deux capitales pour dégager leur responsabilité sur ces morts tragiques exonèrent la garde civile espagnole comme la gendarmerie marocaine. Il y a manifestement une entente, pour ne pas dire une connivence.

La France ne se comporte guère mieux, qui refoule allègrement tous ces errants importuns ou culturellement connotés. Il n’y a pas un an, l’émotion était à son comble quant au sort des centaines de milliers (peut-être des millions) d’Afghans piégés aux mains des talibans par la chute de Kaboul. Il n’a pas fallu longtemps pour que la police française (les préfets et leurs agents d’exécution) expulse ceux parvenus jusqu’à son territoire, pour un retour simple vers l’un enfer absolu. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas les bonnes âmes de verser une larme médiatique sur les milliers de victimes du récent séisme dans la province de Paktika.

L’agence Frontex veille sur les frontières et tient des statistiques. C’est important pour rassurer les gens. La route des Balkans occidentaux est particulièrement dans sa ligne de mire. Depuis l’an dernier, elle a vu tripler sa fréquentation par des fugitifs, la plupart syriens et afghans, chassés par les persécutions. Frontex compte ainsi, entre janvier et mai, 40 675 passages, quasiment la moitié du total des 86 420 franchissements illégaux des frontières que l’agence de l’UE recense sur la période. Le sous-total des fugitifs fuyant la guerre en Ukraine par cette route a été sorti de ses statistiques. Curieux, non ?

Toujours est-il qu’un grand nombre d’exilés passe et repasse en boucle de la Grèce à la frontière croate de l’UE. La police croate, qui les refoule très brutalement, n’omet pas de les délester de leur argent et de leurs téléphones à chacun de leur passage. Certains en sont à leur cinquième ou sixième tentative …

On pourrait aussi citer le refoulement et la déportation systématiques inaugurés par le gouvernement de Boris Johnson, depuis les côtes de la Manche jusqu’aux collines du Rwanda, un pays assez inquiétant sur le plan des droits humains. Elle s’inspire de la formule mise au point par le gouvernement australien précédent pour ‘’délocaliser’’ les exilés sur Nauru ou la Nouvelle Guinée – Papouasie.

On reste quand même médusé devant la passivité du Parlement et de la Commission européenne, lesquels avaient souhaité mettre un peu d’ordre dans la pratique communautaire de l’asile. Tout cela paraît bien fini : la xénophobie primitive d’une partie de nos citoyens-électeurs et la complaisance démagogique de leurs élus (le  »tout sécuritaire ») a tranché le débat. Une vraie recette pour la guerre des cultures façon Samuel Huntington. Alea jacta est !

* 30 mai – Goût des armes, goût du sang

Tout un chacun prétend détester la guerre. Dont acte. Pour être pertinent, il faut distinguer la guerre que l’on trame ou que l’on provoque de la légitime défense, laquelle contraint à prendre les armes pour seulement sauver sa peau. Les armes posent question, par essence, tant il apparaît que leur possession incite à leur usage et à une agressivité qui ne s’exprimerait pas sans elles. Un Etat surarmé et vindicatif est dangereux, à l’instar d’un adolescent frustré équipé d’un fusil automatique. Mêmes pulsions. Entre Poutine, qui menace de se venger de l’Occident au moyen ‘’d’armes secrètes’’ et le jeune Salvador Ramos, qui a froidement assassiné 19 enfants et leurs deux institutrices dans une école primaire d’Uvalde (Texas), on ne constate pas de grande différence. Leurs frustrations (l’un, du tournant  »occidental » pris par l’Histoire ; l’autre, des moqueries que lui ont valu son bégaiement et sa jeunesse ratée) ne se seraient probablement jamais catalysées avec une telle violence s’ils n‘avaient disposé de l’arsenal qui confère le pouvoir sur la vie d’autrui. Les deux se sont offert des armes à l’occasion de célébrations. A 18 ans, il faut avoir vomi son enfance pour s’attaquer à une école primaire, armé d’un fusil d’assaut acquis en cadeau d’anniversaire, dans un supermarché … ou de missiles hypersoniques qu’on lancera contre des barres d’immeubles. Quel monde de tueurs !

Dans un cerveau dopé aux hormones mâles, rempli de pulsions de domination et de vengeance, l’envie de tuer ne traduit pas une folie mais une rémanence du ‘’cerveau reptilien’’ de nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, mangeurs de viande crue. Ni l’éducation ni les soins n‘y font rien. Les armes ont toujours été les parements et le permis de tuer d’une  »élite » masculine dominante. L’invocation conservatrice de ‘’rares cas d’abus imputables à quelques désaxés’’ est une excuse hypocrite : ça ne tient pas la route. Il suffit de comparer les Etats Unis au reste du monde occidental.  Où ailleurs verra-t-on plus de 80 tueries de masse dans des écoles, chaque année ? L’addiction aux réseaux sociaux ‘’mentalement déstructurants’’ ou aux groupes hyperviolents, le machisme imbécile sont identiques en Europe et aux Etats-Unis. Mais ces tares ne provoquent pas les mêmes bains de sang, devant lesquels le système américain apparaît paralysé.

Le pays des ‘’minutemen’’ – ces citoyens armés immédiatement mobilisables contre l’agresseur anglais – s’est lui-même pris au piège et ce, depuis longtemps. Le second amendement à sa constitution relatif à la liberté du port d’arme pour tous et partout n’a plus aucun fondement logique dans une contrée qui n’est pas en guerre. La proportion des coups de feu qui sont des actes d’agression est sans commune mesure avec les rares cas de légitime défense réelle. Si l’amendement subsiste c’est qu’il sert des buts inavoués, bien différents de l’autoprotection des civils. Au-delà des peurs et des sectarismes haineux (le ‘’grand remplacement’’ des blancs par des  »populations de couleur », le suprémacisme, la haine de l’Etat, le néo-nazisme, les mafias, l’obsession des complots, l’insécurité précisément provoquée par la diffusion des armes), plusieurs cercles y trouvent leur compte :

1- Les associaux, nombreux, qui s’en tiennent à leur jouissance personnelle du port d’armes, sans considération aucune pour la société ; les milieux criminels, aussi ;

2- La National Rifle Association (NRI), qui promeut leur culture et en recueille l’argent ;

3- Tous les simplets effarouchés imputant à un déficit de dispositifs sécuritaires ce qui est en fait un excédent d’armes en circulation ;

4- Les médias qui font de l’audimat avec ces drames sans poser les questions de fond (pour ne pas perdre de lecteurs ?) ; Même funeste, l’exhibition d’une arme serait une liberté individuelle de l’ordre du sacré …

5- Les Républicains du Congrès, qui perçoivent dans les catégories précitées leurs meilleurs soutiens électoraux ; Pour eux, tout ce qui génère de la peur chez les braves gens est politiquement porteur ;

6- Les partisans du recours à la ‘’flibusterie’’ au Congrès, permettant à une minorité de bloquer tout processus de réforme. Le conservatisme figé du système américain l’éloigne de la démocratie.

7-  L’impuissance générale de la classe politique en général. Elle s’inquiète en majorité du phénomène de meurtres d’enfants en masse, elle le déplore – avec des mots poignants – mais elle renonce à s’attaquer au mal à sa source. Ainsi, hier, de Joe Biden : ‘’Nous devons agir. Quand, au nom de Dieu, allons-nous nous opposer au lobby des armes à feu ?’’ Attendons-nous à ce qu’il le répète encore et encore » …. Réponse : oui, on attendra. L’Amérique a-t-elle jeté l’éponge ? Le blocage du jeu politique à Washington décourage la majorité des Américains, pourtant opposée à la folie de ’’un arsenal tueur pour tous’’. Espérons quand même un réveil, que le bon sens et l’essence de la démocratie prévalent un jour.

Un petit jeu : de Salvador Ramos à Vladimir Poutine, la traduction des sept points précédents dans leurs équivalents  internationaux : 1 = dictature armée ; 2 = Complexe militaro-industriel ; 3 = Populisme ; 4 = conditionnement, propagande ; 5 = Etat policier ; 6 = Lobbies parlementaires ; 7 = Nations Unies.

* 23 mai – La potence et la pitance

 Ce n‘est pas la troisième guerre mondiale, encore moins le retour de la guerre froide. Nous (pays occidentaux) ne sommes pas belligérants. Nous sommes protagonistes d’une guerre de prétérition et d’exclusion d’un type nouveau. Le conflit n’est pas seulement entre la Russie (et la Biélorussie), d’un côté, l’Ukraine et les membre de l’Alliance atlantique, de l’autre : il est mondialisé. ‘’Mondialisé’’ ne veut pas dire ‘’mondial’’, la nuance a son importance. Les pays occidentaux ne sont pas suivis par les Etats émergents, qui ne leur sont pas ‘’alliés’’ et dont ils n’épousent pas (ou très mollement) la cause. Du point de vue stratégique, la moitié de l’humanité en nombre d’individus ne suit pas l’Ouest et s’abstient de sanctionner Moscou. La riposte à l’agression de l’Ukraine vise une exclusion de la Russie du système mondial multilatéral, économique, culturel et sportif. Cette stratégie consiste à ‘’user l’agresseur’’ et à l’appauvrir économiquement. Elle est, assurément, bien calibrée comme réponse à une ‘’guerre hybride’’ polyforme conduite par une puissance nucléaire (inattaquable sur le plan militaire) insérée dans la mondialisation, où se situe donc sa vulnérabilité.

Sur ce plan, les Occidentaux sont suractifs à la manœuvre. On n’a jamais tapé aussi fort, de toute l’histoire contemporaine, avec les artilleries économique, financière, judiciaire, le blocus technologique et le boycott commercial, l’interdiction des médias ‘’protagonistes’’, les restrictions à la circulation, les mesures ciblées individuelles, la paralysie des liaisons aériennes, les confiscations et, bien sûr, les livraisons d’armes à l’Ukraine dont la part d’engagement américaine compte déjà en centaines de milliards de dollars (au moins, cinq fois plus que tous les alliés réunis). Mais ils ne rallient le reste du monde pas à leurs sanctions et les trous sont nombreux dans la raquette, à commencer par l soutien chinois au régime russe.

Les Russes, placés sur la défensive, ripostent avec les atouts commerciaux limités qui sont les leurs. Ils recourent traditionnellement à l’arme énergétique, gênante à court terme, mais qui, au fond, stimule la nécessaire transition  écologique dans ce domaine.

Venant d’un bord ou de l’autre, les coups de serpe infligés aux marchés sont prodigieusement coûteux. Pour la Russie, par définition, mais en fait pour tous les acteurs économiques, compte tenu de l’impact de ces effets collatéraux, hautement perturbateurs, sur les marchés mondiaux. Le nombre de biens agricoles ou industriels en situation – présente ou prochaine – de pénurie est tel que l’économie mondiale, relancée après la pandémie, rentre en phase d’inflation et de ralentissement, la spirale de stagflation augurant, un peu partout, de répercussions longues et socialement explosives. C’est la seconde crise de l’offre créée par des politiques humaines depuis la précédente crise du Covid. Pour la partie la plus pauvre du monde émergent, l’effet indirect des sanctions signifie même la perspective de famines et de désordres sociaux dans le cours de l’année. Le Sri Lanka vient d’établir le modèle de la faillite par dépendance extérieure et aucun continent n’en réchappera.

C’est précisément par ce type de conséquences que le conflit en Ukraine est mondialisé, sans constituer pour autant une guerre mondiale. Il ne faut donc pas rester sourd à l’exaspération et à l’inquiétude de nombreux dirigeants du Sud qui craignent la survenance de révoltes sociales autour du pain, du prix des denrées alimentaires ou de l’énergie. Quand en plus, la gouvernance est médiocre, la crise constitue l’amorce d’une descente aux enfers.

Ce blog accorde de la crédibilité à la théorie des ‘’intersocialités’’ (la scène internationale animée par des contradictions sociales et inter-sociétés et non pas par un monopole des Etats en la matière), développée par le professeur Bertrand Badie. En résumé, cet éminent enseignant en sciences politiques, perçoit trois traits nouveaux dans la guerre par proxy et par exclusion livrée à l’agresseur russe :

1 – Poutine s’est enfermé dans un schéma, franchement archaïque, de conquête territoriale par la force 100 % militaire. Il ruse, ne se fie qu’à lui-même et ne se laisse pas entamer par les sanctions ni par l’isolement. En bon dictateur, il juge que la société ruse ‘’suivra’’ bon an, mal an. Sur ce point, la ‘’perception du Prince’’ devrait s’avérer faussée. Il n’avait pas pressenti le patriotisme ukrainien ni le réflexe unitaire des Occidentaux. La myopie est un handicap e stratégie.

2 – Les Occidentaux et leur réflexe d’Alliance autour des Etats Unis donnent à l’Oncle Sam une forte prééminence sur l’Union Européenne. C’est un peu un retour en arrière, mais rien d’autre ne s’avère efficace sur le plan militaire. Paris et Berlin sont soucieux de sauvegarder des canaux pour conclure, un jour, la Paix. De ce fait, le tandem franco-allemand se voit contré par les Européens de l’Est, pour qui ‘’l’heure est au combat défensif, pas à la négociation’’. Ils marchent au pas cadencé derrière Washington. Des frictions apparaissent, en perspective…

3 – L’issue de ce nouveau type de guerre ne se trouve pas dans‘’ la bataille décisive’’, mais bien dans la capacité de résilience et de cohésion des sociétés (dont les forces combattantes). De ce point de vue, nous avons surtout à craindre la ‘’colère du Sud’’, où domine la perception de l’Europe, des Etats Unis et du G7 comme ‘’Club néo-colonialiste, accaparant les ressources et l’argent’’. Le phénomène des migrations reste le principal mode d’ajustement dont on y dispose face aux détraquements de notre monde, forgé par le Nord. Dommage que les sociétés émergentes aient si peu de compassion et de solidarité envers les Ukrainiens ! Mais, que voulez-vous, nous (Occident) sommes aussi loin de la perfection.

* 12 mai –  »l’Europe qui nous broie »…

Quand on se proclame ‘’insoumis’’, ce n’est pas pour se mettre à plat ventre devant l’Europe. Premier présupposé : ‘’l’Europe n’est pas à nous, c’est la chose inventée par des Eurocrates de malheur pour nous tourmenter’’.  De Jean Monnet à Ursula, ce fut une succession de bourreaux au service d’une idéologie ‘’euro-citoyennicide’’ faite de libéralisme à tout va. Que ne sommes-nous donc Vénézuéliens ou Cubains et heureux ! Et puis, on a volé au Français, le référendum de 2005. Ce n’est pas faux, mais tout le monde, à commencer par les citoyens ‘’spoliés’’ s’en trouve mieux. Surtout, quand on se réclame de la haute veine des sans-culottes de 1789 et des gilets jaunes de 2019, il n’est pas question de placer quelle confiance que ce soit dans des gens ‘’élitistes’’ (des aristocrates ?) qui sévissent au-delà des frontières de la Patrie, qui sont sacrées.

 Le programme définitif de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale n’est pas encore détaillé, mais la France Insoumise a pris la main sur la future politique étrangère d’un Hexagone hypothétiquement rebasculé à gauche. Celle-ci inscrit dans sa feuille de route la ‘’désobéissance’’ à une partie (imprécise) des traités européens. La souveraineté issue de l’électorat l’emporte sur la souveraineté européenne et sur le droit, qu’importe les partenaires et la voix des minorités ! On avait déjà entendu ça à l’autre bout de spectre (spectre est vraiment le mot juste). On retourne au XIX ème siècle, sans transition.

La Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), tel est le nom de l’alliance des gauches en vue des législatives françaises de juin. Elle a été passée entre les quatre grandes formations : la France insoumise (LFI), en chef de file ; Europe Ecologie-Les Verts (EELV) ; le Parti communiste français (PCF) ; le Parti socialiste (PS), en Tom Pouce de la famille. La NUPES se propose de rompre avec les politiques économiques libérales. Celles de la France : cela semble normal, si cette coalition arrivait au pouvoir – mais aussi avec l’acquis communautaire, sans passer par les voies légales qu’ouvrent dans ce sens le parlement européen et la révision des traités (prônée par Emmanuel Macron), notamment la réforme des institutions explorée par la Convention sur l’avenir de l’Europe. Celle-ci s’est récemment close. Le parlement de Strasbourg et la Commission de Bruxelles en reprennent les conclusions à leur compte. Qu’importe, encore …

C’est une question de style, avant tout. Réformer, mettre aux voix, négocier au sein de la famille européenne, ce n’est pas dans l’ADN du brillant tribun qui mène la révolte. Rien de bien ne doit advenir qui ne porte sa marque personnelle. Et sa marque, c’est une sorte de légende de Che Guevara transposée en Hexagonie, seulement dans le verbe : toute avancée sera arrachée par la force, le sang et la sueur des militants. C’est le genre de romantisme archaïque censé exalter la jeunesse et qui maintient fringant son chef. Transgresser, désobéir, appeler au soulèvement, cela vous donne une forte image en évitant les explications trop compliquées sur le pourquoi du comment de la politique étrangère.

Evidemment, au-delà de cette flamboyance orale, on va devoir s’accommoder des basses réalités si, toutefois … Le cadre légal européen n’autorisera pas tous les écarts ni tous les reniements : en droit français, les directives, règlements et Traités constitutifs de l’Europe s’imposent à la législation nationale, à l’instar des traités et conventions internationales. Ce sera un peu gênant de devoir faire équipe à Strasbourg avec le Rassemblement National, la Hongrie de Viktor Orban ou de voir Vladimir Poutine savoure intensément la grande pagaille bruxelloise préparée par les Gaulois réfractaires. Qu’importe ! En tout cas, l’Homme du Kremlin saura que ces Gaulois-là ne tiennent pas trop à aider l’Ukraine militairement. Enfin, il est plus qu’improbable que les trois partenaires associés à LFI au sein de l’alliance accepteraient un tel jeu d’embrouilles, s’ils participaient au gouvernement du Premier ministre auto-proclamé.

Le programme de LFI, légèrement imposé aux partenaires, n’en possède pas moins des points forts, notamment dans ses chapitres de politiques sociales et environnementales. Mais comment se persuader que le populisme qui le caractérise dans les affaires diplomatiques serait, par sainte vertu de son auteur, radicalement absent de ces deux domaines propres à susciter des attentes bien réelles ? Qui croira aussi que la ‘’désobéissance’’ constitue la voie requise par les Français pour passer de la Vème à la VI ème République ? Ou pour engager les transitions énergétique et agricole ? L’alternative politique que constitue la NUPES doit beaucoup à celui qui la conduit, mais elle est en même temps obérée par le terrible manque  de crédibilité de la personnalité qui la porte, exceptionnelle par son orgueil et par son art accompli de jouer le langage qui plaît. Qu’importe ?

Mettrait-on un Jean-Paul Marat ou un Georges-Jacques Danton contemporains à la tête des destinées de la France ?

* 21 avril – Entre les deux, le cœur balance

Le sort en est jeté : plus rien ne devrait sensiblement modifier le choix des Français, sauf bien sûr une erreur des sondages. Le  »grand débat » du second tour laissera beaucoup de citoyens sur leur faim. Sans oublier les observateurs du monde entier, qui se demandent une fois encore, vers quel avenir incertain ou confus le Pays de Voltaire veut les entrainer ? En particulier, s’agissant de l’avenir de la Paix ou de celui de l’Europe. N’existe-t-il pas d’alternative à ces tableaux en mode  »slogans » des politique intérieure et extérieure (en fait, les mêmes) ? Ils sont si antagonistes, si peu nuancés. Dans l’ambiguïté d’un enrobage destiné à endormir l’appréhension, les positions de la candidate de l’extrême droite sont bien celles, décryptées par les précédentes brèves de ce blog. Sinistres !

Soyons caricatural : au centre-droit, une évidente compétence mais d’essence bureaucratique, sans proximité naturelle avec les gens. Néanmoins, la Démocratie et la recherche de la Paix sont là. A l’extrême droite, l’incompétence – mal dissimulée – que compense une image très travaillée de proximité avec les besogneux … et autant avec les dictateurs populistes. Perspective d’enthousiasme populaire, deuil des institutions démocratiques, dérapage possible de la préférence nationale vers la guerre civile et extérieure : c’est le grand frisson !

Le second tour sera un sondage en grandeur réelle sur ce que croient être les Français. Un peuple émotif et idéologisé, sans doute. Une nation cassée en deux peuples. D’un côté, les partisans de l’intégration au monde, avec l’apport régulateur de la diplomatie et de l’Etat de droit. De l’autre, des personnes  »déclassées », en souffrance, accablés par le ressentiment et portés au repli autarcique. Le désir de justice contre  »ceux d’en haut », peut même donner place à un désir de vengeance (la doctrine  »gilets jaune »).

Selon la France à laquelle on s’identifiera, la perception du grand débat divergera du tout au tout. Un bloc de citoyens préfèrera retenir les postures, le niveau de langage, l’empathie. Un autre, l’analyse et la raison, y compris leur propre résignation. S’agit-il alors vraiment d’un débat national ? Non. ce n’est qu’une scénographie élaborée par les protagonistes eux-mêmes, dont les séquences se sont succédé de façon décousue (le pouvoir d’achat, puis la question de la Paix et de la guerre !). Il n’ y aura pas eu de fil conducteur, ni de mise en perspective suffisante des questions imbriquées ou interdépendantes. Les candidats l’ont voulu ainsi, les journalistes acceptant de n’être que les chronométreurs de leur débit oral.

Le public n’aura pas eu accès à des visions politiques de long terme. L’adaptation des institutions de la République aux nouvelles exigences démocratiques de la société n’a été traitée que par un bord et à coups de sabre. Les voies de la Paix (mais quelle paix ?), la crise climatique, l’avenir de l’Europe, la gouvernance dans le monde émergent n’auront pas été abordées en tant que questions liées. On a même assisté à une piteuse convergence autour de l’envie de se débarrasser des migrations, lesquelles traduisent l’état de notre monde, ce monde que nos parents ont en grande partie forgé mais qu’on ne reconnaît plus (est-ce là une remarque  »identitaire ?).

Bref, les électeurs (et les abstentionnistes) français vont tenter, dimanche, de changer le monde, à la mesure de leurs émotions, sans être aidés dans leur effort d’appréhension du réel. Ce serait finalement plus clair de parler uniquement des valeurs qui sont celles du Pays, de son histoire, de ses penseurs, de sa sociologie. Les scénarii préétablis dans les programmes électoraux sont toujours battus en brèche par la course folle du monde. Puisqu’on en arrivera nécessairement à improviser, face à l’imprévu, il faudrait, en tant que citoyen, privilégier la voix de sa conscience et l’auto-développement de son discernement.

Bon vote (ou bonne pêche) à tous !

* 18 avril –  Traite des exilés et jugement de Dieu

Vraiment pas drôle ! Alors qu’à l’Est de l’Europe la démocratie se bat pour survivre, sur la Manche et sur sa rive Nord, la plus ancienne des démocraties s’échine à déporter en masse des malheureux, comme au 19 ème siècle puis sous Staline. A Londres, quelques-uns marchent sur la tête ! Le fait est là : le gouvernement de Boris Johnson a annoncé, le 14 avril, un accord avec celui de Kigali (Rwanda) visant à transférer manu militari, dans ce pays distant de 6500 kms, les demandeurs d’asile parvenus ‘’illégalement’’ au Royaume-Uni : un non-sens puisque fugitifs, ceux-ci n’ont pas à justifier d’un visa mais seulement des persécutions avérées ou justement craintes qu’ils ont subies.

L’accord de déportation a été négocié en secret, depuis neuf mois, entre Londres et Kigali. Contre une généreuse rétribution, il vise à dissuader les passages par la Manche – entre 500 et mille par jour, en bateaux pneumatiques ou dans des camions – et à donner consistance aux promesses xénophobes du Brexit : moins de résidents étrangers, plus de contrôle des frontières. Hypocritement, Boris Johnson maquille ses motivations en une lutte contre les passeurs ‘’lesquels engendrent trop de misère humaine et de morts’’ (petite larme émue). Il admet, un peu moins fuyant, ‘’vouloir en finir avec l’immigration illégale… le seul moyen d’accueillir ceux qui ont vraiment besoin de protection’’.

Mais les accueillir où ? Apparemment, si certains de ces exilés devaient décrocher le statut de réfugié, ce serait de la part du Rwanda et pour y rester. Contre toutes les dispositions de la Convention de Genève sur les réfugiés, il s’agit, donc d’un projet de refoulement pur et simple britannique doublé d’un examen des cas par les autorités rwandaises. Aucune garantie de protection ne serait alors donnée aux intéressés, au bout du compte. Pour ceux qui seraient déboutés, libre aux autorités rwandaises d’en faire ce qu’elles veulent. L’on sait qu’elles ne sont pas réputées pour leur comportement humanitaire ni démocratique, que la torture y a toujours cours … qu’importe !

Le Royaume Uni vit, avec cette pénible affaire, un nouvel épisode de son Brexit. Il est clair que la plupart des Brexiters idéologiques s’accommoderaient parfaitement de de dévoiement du droit. Des précédents existent, notamment de la part du très xénophobe premier ministre libéral australien, Scott Morrison, mais Canberra n’a jamais délégué à Nauru ou au gouvernement papou – ses garde-chiourmes stipendiés – le soin de statuer sur le sort administratif des retenus à jamais parqués dans leurs camps. Pour le monde comme pour l’Europe, Johnson et sa ministre de l’Intérieur, Priti Patel, ont conçu une monstrueuse première, qui pourrait bien leur revenir en pleine face, par effet boomerang. Il y a trop d’ambiguïté à jouer ainsi avec les fêtes de Pâques, l’actualité ukrainienne très prégnante et, qui sait, peut-être aussi l’effet repoussoir du second tour de la présidentielle, en France.

Dès l’annonce du dispositif, les associations humanitaires britanniques ont bien sûr crié au loup. Johnson lui-même s’attend à des recours en justice. Le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR) fait écho aux ONG. L’opposition parlementaire travailliste a appelé le Gouvernement tory à démissionner pour cette nouvelle forfaiture venant après le scandale des fêtes pendant les confinements. La presse insulaire évoque le risque d’une mutinerie au sein de la fonction publique, certains bureaucrates menaçant même de démissionner. Plus percutant, en pleine semaine sainte, la hiérarchie de l’Église anglicane pointe du doigt de ‘’graves questions éthiques’’.  La faute ‘’ne pourra pas survivre au jugement de Dieu’’. Que dire de plus ?  Que Boris, le populiste sans vergogne, n’est pas encore sorti de l’auberge, ni très stable au 10 Downing Street.

* 14 avril – Diplomatie du charter

Il y aurait une campagne, en France, et – tiens donc ! – on y parlerait, pour une fois, de politique étrangère. Pour commencer, de  »l’Etranger », en oubliant un peu que tout un chacun est l’étranger de presque tous les autres. Mais,  »l’Etranger » constitue le socle solide des vieilles allergies gauloises. S’il n’est pas blond aux yeux bleus et bien doté de fortune, on en profitera pour se défouler largement sur les loosers misérables, qui ont été assez stupides pour se laisser chasser de chez eux par la faim, la guerre ou la dictature. Notons l’accord significatif des deux candidats en lice pour le top office pour embarquer les déboutés de l’asile ou du marché du travail à bord de bétaillères volantes :livraison en vrac aux autorités de là-bas, au Sud.

J’ai eu l’expérience de gérer les droits de survol et d’escale des charters affrétés, sous Jean-Louis Debré, par le ministère de l’Intérieur. Les vols partaient vers des pays pour la plupart sub-sahariens. La place Beauvau dressait, certes les listes de malheureux, et enfournait en carlingue ces perdants du jeu de l’oie, avec deux policiers d’escorte chacun pour  »retour à la case (départ) ». Le coût de ces voyages était astronomique. Mais, ces Messieurs les préfets ne négociaient point avec les gouvernements concernés. C’était au petit rigolo de service du Quai d’Orsay de téléphoner aux excellences de ces pays pour solliciter le droit de poser les avions-paniers à salade français dans leurs aéroports exotiques.  »De quelle nature est la cargaison de l’aéronef ? » . Réponse :  »Ben, heu, c’est du coke en stock, comme dirait Tintin… ce serait à vous, on vous le rend avec toutes nos excuses ».

Vous devinez bien la suite. Contrairement aux vols commerciaux civils régulés par des conventions d’application permanente et générale, les charters d’Etat doivent se soumettre, au cas par cas, au régime d’autorisation par l’Etat de destination. Souverain, celui-ci me répondait le plus souvent :  »Pour l’avion c’est oui, mais pour sa cargaison (humaine), demandez à votre ministre de l’Intérieur qu’il appelle notre président ». Le charter se posait, était aussitôt entouré d’un cordon armé. Le contrôle aérien local lui commandait de repartir une fois le plein fait, sans laisser descendre ses passagers. Les policiers français balançaient alors leur cargaison vivante, avec ou sans passerelle, mais pas sans brutalité. Ensuite, je savais que la France-Afrique se déclencherait tardivement et j’imaginais que le viol de souveraineté et les mauvais traitement trouvaient réparation sous une forme de passe-droit ou une autre. La mode actuelle est au codéveloppement : la moindre aide publique à ces pays doit être proposée selon les exigences de la police française, autorité suprême de notre politique extérieure.

Quand l’affaire était menée sur les lignes commerciales d’Air France, des révoltes de passagers outrés par le spectacle et des refus d’embarquement de la part des équipages mettaient le vol en suspens. S’il avait quand même lieu, l’ensemble des passagers pouvaient se trouver empêché de sortir de l’appareil, une fois à destination. Finalement, on les bloquait au Nord, ils nous empêchaient de quitter la carlingue, au Sud, la réciprocité était assurée, qui reste le principe de base des relations extérieures.

A quelques nuances, près qui moderniseraient les détails du récit, ce sont ces scènes qu’il va falloir revivre. Quelqu’un au Nord s’est-il jamais mis dans la tête des opinions publiques africaines ? Ce comportement méprisant a de quoi faire détester la France, même s’il ne dissuadera jamais d’en faire sa destination, au prix d’une incroyable galère et d’y tenter une vie nouvelle. Il est malsain de laisser diffuser l’image d’une France, terre de miel et de lait, néanmoins habitée par des racistes et des policiers violents. Marianne n’est plus du tout populaire au Sahel. L’accueil des Ukrainiens dans l’Hexagone n’est contesté par personne, mais c’est le contraste de traitement réservé aux uns et aux autres qui interpelle. Il n’est pas conforme à la constitution française, ni à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui toutes deux requièrent l’égalité en droit et en dignité entre les nationaux, les résidents et les fugitifs. De nombreuses personnalités africaines l’ont rappelé récemment, que l’on n’a pas voulu écouter.

Etonnez-vous que les voix de 41 Etats, parfaitement respectables, du monde émergent aient manqué à l’Assemblée générale des Nations Unies pour condamner l’agression et les atrocités en Ukraine !

* 6 avril – Dévastation et spéculation

En ordre de marche ou en débris calcinés, les colonnes de chars n’arrêtent pas les spéculateurs. Le redéploiement sur le Donbass et sur le littoral de la cohorte russe laisse derrière lui d’indicibles charniers. La thèse d’une vengeance aveugle face à une résistance ukrainienne qui a contrarié ses plans est largement documentée : sur le terrain, les atrocités ont été constatées par de nombreuses sources. Le tribunal Pénal International aura de la matière pour alimenter ses réquisitoires. Au Conseil de Sécurité des Nations Unies, l’administration américaine avance l’existence de ‘’camps de filtration’’, destinés à déporter des populations ukrainiennes vers des destinations inconnues en Russie. De même source (à vérifier) plus de 600.000 personnes en seraient déjà victimes … pour laisser la place à des colons russes ? Après Staline et Hitler, de telles monstruosités glacent le sang.

Pendant ce temps-là, les marchés boursiers continuent – sans ciller – leur petit bonhomme de chemin. Les volumes d’échange sur les dettes d’entreprises russes et ukrainiennes ont bondi, de 100 millions de dollars avant le 24 février à 300 millions, voire 500 millions de dollars, au cours de mars. Selon un analyste financier de la place de Paris, les boursicoteurs cherchent à se défaire de leurs actifs russes ou ukrainiens et « il n’y a jamais eu autant de transactions sur des valeurs russes depuis mars 2020 ». Ces actions, ukrainiennes comme russes, sont devenues ‘’toxiques’’ et les agents économiques s’en débarrassent rapidement, pour des raisons qui tiennent tant aux risques financiers encourus qu’à leur réputation auprès des clients.

Mais, à en croire le Financial Times, la spéculation marche à double sens : une grosse dizaine de ‘’profiteurs de guerre’’, spécialisés dans l’achat et la revente de dettes souveraines de pays en faillite financière, s’emploient à ‘’faire de l’argent’’ sur la Russie et l’Ukraine » (le journal financier cite Aurelius, Silver Point ou Golden Tree). Pour une poignée de dollars, ils rachètent l’Ukraine sacrifiée et la Russie exsangue. Ils espèrent revendre leurs proies plus tard, à prix d’or.

Y aurait-il quelque chose d’indécent dans notre bréviaire économique ?