* 8 juin – Euro-guns et vieilles dentelles

Sous la contrainte de la guerre, Bruxelles se fait ‘’bras armé de l’Europe’’. Pour autant, la machinerie européenne ne puise que partiellement dans son expérience, reprise de l’UEO, en matière de mise en place d’états-majors et de ‘’génération de forces’’(généralement pour des opérations extérieures).

Ce qui booste l’esprit de défense de la Commission résulte du dynamisme de sa présidente, une ancienne ministre de la Défense d’Allemagne, médecin et mère d’une floppée d’enfants. Ursula von der Leyen paraît bien épaulée par son commissaire au marché intérieur et à l’industrie de défense, le Français Thierry Breton, qui, ayant un passé de patron d’armement, s’applique à relayer les initiatives de sa patronne, en direction des grandes entreprises. La coopération entre les  »Vingt-sept » pour le développement d’armements communs et interopérables vise à fonder une base industrielle technologique de défense échappant, autant que ce peut, à l’emprise américaine (tout en gardant les normes OTAN). Aujourd’hui, l’industrie européenne n’obtient guère que 40 % des commandes de matériel de guerre passées dans l’U.E. On se bat pour préserver des différences techniques et commerciales plutôt que de les dépasser.

Ce à quoi Donald Trump n’était pas arrivé, Vladimir y est parvenu en mode accéléré. La survenance, le 24 février, du ‘’scénario impensable’’ – une guerre aux frontières extérieures de l’Union, impliquant un déploiement d‘armement lourd sans précédent – a sorti de torpeur les dirigeants européens. Auparavant hors-champ pour la Commission européenne, l’investissement dans la défense s’est imposé comme priorité stratégique : ‘’ L’Europe est en danger. La guerre est à nos portes. L’OTAN a créé une fausse sensation de confort’’, a ainsi diagnostiqué, Josep Borrell, le haut représentant pour la politique extérieure.  Le projet en cours de lancement évite les termes trop anxiogènes : on parlera de ‘’fin du désarmement silencieux’’, pas de ‘’réarmement’’ tout court. Telle est la couche de vernis psy, qui ne change rien au fond de l’affaire. La pondération du ton vise aussi à ne pas alarmer les Etats Unis, dont on a trop besoin face à Poutine. On travaillera à l’Europe de la défense pour que l’Union devienne plus forte  »dans l’intérêt, bien sûr, de l’Alliance atlantique’’. On ‘en est pas encore à songer d’y prendre le pouvoir.

Parlons ‘’technique’’ et  »gros sous ». ‘’Le choc de l’Ukraine’’ a conduit les Vingt-Sept à programmer 200 milliards d’euros de dépenses pour les prochaines années. A elle seule, l’Allemagne se dit prête à porter la moitié de cet effort budgétaire. A l’heure actuelle, 11 % seulement des investissements des  »Vingt-sept » sont mutualisés. Pour remettre les arsenaux nationaux à niveau, constituer les stocks – tombés au plus bas selon le bilan qu’en dresse l’Agence européenne de défense (AED) -, les objectifs de standardisation et de non-redondance valent postulats. Ceci, au niveau du développement des systèmes comme à ceux de leurs production et de leur acquisition. Le non-gaspillage sera de mise. Ainsi, concernant les forces terrestres, l’urgence à court terme va à la production de blindés et du ‘’char du futur’’. Ce sera sans doute le tank franco-allemand (MGCS) à produire, si possible, en nombre de versions limité (il y en a douze actuellement), alors qu’aux Etats-Unis, le char M 1 Abrams constitue le seul modèle en dotation. On veillera aussi à la constitution des stocks de munitions suffisants. Le remplacement des avions de combat multi-rôles européens (Rafale et Tornado) devrait se faire – si Airbus et Dassault voulaient bien coopérer – par un seul type de système de combat aérien, le ‘SCAF’’ franco-allemand. De même s’agissant des systèmes de défense antiaérienne et antimissiles. La production de drones de moyenne altitude, programmée avant la guerre d’Ukraine, devra être amplifiée et accélérée. La nécessité de s’équiper vite ouvrira néanmoins des fenêtres d’opportunité à la production américaine. A la fin de 2022, la Commission tentera d’ébaucher un consortium d’acquisition avec, à la clé, une exemption de TVA. Il en faudra vraisemblablement plus pour convaincre les états-majors de renoncer à leurs spécifications techniques nationales.

Entre 1999 et 2021, les dépenses militaires ont augmenté de 20 %, dans l’U.E, de 66 % aux Etats-Unis, de 292 % en Russie et de 592 % en Chine ! Il est horrible de réaliser jusqu’ à quel point la guerre a fait son retour dans les préceptes géostratégiques en cours. Hormis en France, dont les armées sont dispersées sur le terrain, la question de l’efficacité des dispositifs de défense est posée. Plutôt être moderne et réactif que nécessairement surarmé. L’aptitude est avant tout affaire d’êtres humains.

C’est un peu ce que vient de rappeler le groupe ‘’Renew’’ (Renaissance) au Parlement européen, en menaçant Ursula d’une motion de censure … sur la Pologne. En se soumettant (en apparence ?) à l’injonction  bruxelloise de dissoudre sa Cour de discipline judiciaire, Varsovie aurait n’aurait fait que replâtrer grossièrement l’état de droit en vielles dentelles caractérisant ce pays politiquement archaïque. Mais c’est aussi le principal Etat du front, exposé aux menaces les plus immédiates et les plus fortes.

Ne devrions-nous pas, alors, ménager la Générale en Cheffe ?

* 17 mars – Boum, quand votre cœur fait ‘’Boum !’’ (Trenet)

Je crains avoir déjà trop parlé des ventes d’armes françaises aux régimes belligérants du sunnisme. Au moins, du côté chiite, on est à peu près sûr que rien n’est vendu : les Russes s’en chargent. Mais j’avance ce constat un peu à l’aveuglette puisque, fidèle à l’Ancien régime, la France n’autorise aucune supervision des ventes d’armes par son Parlement et couvre ses transactions ténébreuses par le secret Défense (en revanche, équiper des pays alliés et des démocraties ne me pose aucun problème). S’agissant d’une composante de politique extérieure qui engage la responsabilité de la Nation toute entière et sur le long terme, cette singulière exception française au sein de l’Occident implique que pour les beaux yeux de tel ou tel prince du Golfe , ma patrie peut se rendre coupable de complicité de crime de guerre (le cas du Yémen et auparavant du Rwanda), sans l’avoir compris, ni voulu, et que mes compatriotes peuvent être confrontés à des incriminations ignominieuses, voire à la justice internationale, sans aucune possibilité de recours.

Mon député est M.Jacques Maire, le fils du regretté Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, une personnalité attachante qui était populaire auprès des Français. Jacques, aussi, sait montrer du courage, à l’occasion. En novembre, avec sa collègue-députée Michèle Tabarot, il a soumis une motion parlementaire proposant d’instituer une délégation parlementaire permanente aux exportations d’armement, sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement. Avec une (petite) poignée d’autres parlementaires, M. Maire avait obtenu, en préalable, qu’une mission d’information puisse s’enquérir auprès du Gouvernement de la politique française en la matière, sans empiéter bien sûr sur la prérogative décisionnelle de l’Exécutif. A présent, le rapport annuel de deux pages concédé au Législatif en dit moins sur le sujet que les principaux médias généralistes.

En France, les ventes d’armes- légitimes comme sulfureuses – sont le fait du Prince élyséen, au terme d’un processus interministériel tarabiscoté, conduit par les services de Matignon, le Secrétariat général à la Défense et à la Sécurité Nationale (SGDSN) en étant le coordinateur suprême. L’outil dédié en est la Commission Interministérielle pour l’Étude des Exportations de Matériels de Guerre (CIEEMG), laquelle prépare les propositions de décision de façon cloisonnée. On peut avoir rédigé l’avis qui lui est soumis et, ensuite, ne jamais savoir quelle décision aura été prise. Il arrive aussi que tous les services concernés convergent sur un avis partagé mais que le Prince tranche pour l’exact contraire, sans avoir à l’expliquer.

En principe, Paris est tenu par le Traité multilatéral sur le Commerce des Armes et par la position européenne adoptée en 2008. Les principaux critères de conformité concernent le respect des engagements internationaux, celui des droits humains dans le pays de destination finale et celui du droit humanitaire international. Le délit absolu est de livrer des armes utilisables contre les populations civiles, dans un conflit. Justifier son respect du droit ? Ce n’est pas un sujet aux yeux du Ministère de la Défense. Préposée aux slogans creux et à la langue de bois, Mme Parly, la ministre, affirme sans fard : ‘’Nous continuerons de mener cette politique dans le respect le plus strict des exigences, en pleine conformité avec nos valeurs et nos engagements internationaux. Nous ne ferons aucune concession sur ce cadre rigoureux, pas plus que sur l’exigence de transparence vis-à-vis des Français.’’ Heureusement qu’elle parle au futur, parce que , en ce qui concerne le passé et le présent, c’est ‘’circulez, il n’y a rien à voir’’. Au vu des faits constatés un peu partout au Moyen-Orient et en Afrique, on a un mal fou à croire à ce scrupuleux respect des lois si bien proclamé. A écouter les industriels du secteur, c’est plus simple : leurs chiffres d’affaires et leurs profits signifient autant d’emplois pour les ouvriers français, alors, les tergiversations morales…  Cette explication est autrement plus convaincante. De fait, le secret entourant les armes destinées à des royaumes-voyous est essentiellement une affaire de rente interne.

Quant à mon député, qui se démène courageusement sans être aucunement un adversaire du Gouvernement (il appartient même au parti majoritaire), il lui reste ses yeux pour pleurer et sans doute un peu de rage face au mépris qu’on lui oppose. Depuis novembre, il n‘a pas reçu un mot de réponse à son initiative. Sur la question qu’il pose, il a été ‘’politiquement excommunié’’.

* 28 janvier – Etat comptable, sans état d’âme

Afin de « réexaminer » la décision prise sous la présidence Trump, l‘administration Biden suspend certaines ventes de munitions de précision à l’Arabie saoudite et celles de chasseurs F-35 aux Emirats arabes unis. Le département d’Etat américain précise qu’il s’agit de s’assurer que ces ventes d’armement répondent aux objectifs stratégiques du Gouvernement. Présentée comme une mesure de routine administrative, cette décision représente en fait un tournant politique spectaculaire. Ces contrats ‘’récompensaient’’, en effet, la reconnaissance par Abu Dhabi de l’Etat d’Israël et le rapprochement amorcé entre Riyad et Jérusalem.
Prôné de longue date par le Parti démocrate, le tournant n’en est pas moins spectaculaire dans sa signification stratégique. Les deux capitales du Golfe, jusqu’alors très étroitement alliées aux Etats-Unis (et à la France), se voient publiquement désavouées dans leur façon de mener l’expédition militaire au Yémen, face aux rebelles Houtis (chiites). La prolongation du conflit depuis plus de cinq ans, dans des conditions effroyables, entache la légitimité des soutiens occidentaux et mobilise les opinions publiques, indignées par ce scandale. A son arrivée aux affaires, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, s’était prononcé pour « mettre fin » au soutien américain. Joe Biden s’engage donc dans un réexamen stratégique couvrant aussi les politiques étrangère et industrielle (quel revers cinglant pour le lobby militaro-industriel !). Recherche-t-il une levée de l’assujettissement des Etats Unis à une cause qui n’est pas la leur (l’hégémonie sunnite), ou une mise en garde à de ‘’bons clients’’ un peu trop associés, à divers niveaux, à la menace de l’islamisme prosélyte, ou encore un signal positif de basse intensité à destination de l’Iran, dans le but d’amorcer un dialogue ? On pourrait tout aussi bien y voir un sursaut de conscience face au drame humanitaire que vivent les Yéménites, à fortiori quand il résulte de la volonté de princes adeptes du gouvernement par l’assassinat.

Dans tous les cas, ce geste courageux fait ressortir la position rigide et opportuniste de la France qui, dans ce drame du Moyen Orient, ne cherche qu’à tirer des profits pour son industrie d’armement nationale, surtout lorsque l’Amérique se désengage. Ce volet mis à part, ses intérêts stratégiques sont strictement les mêmes que ceux mis en avant par la nouvelle administration de Washington. Dans la vieille monarchie républicaine, le seul fait de manifester une sensibilité sur un contrat export sulfureux vous range au nombre des ‘’séparatistes’’, fauteurs de désindustrialisation et de chômage de masse. Autant fermer le Quai d’Orsay.