Sans dessus-dessous est donc le monde géopolitique, après l’agression de l’Ukraine. Avant le 24 février, les crises bloquaient partout, avec, peut-être, la paradoxale exception du dialogue des Six (les cinq permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne) avec l’Iran, sur la prolifération nucléaire. On a d’ailleurs cédé à l’exigence de Moscou d’être exemptée des sanctions occidentales dans ses échanges avec Téhéran. Exception intéressante. Ailleurs, les blocages deviennent des fractures entre blocs antagonistes et les Etats »voyous » s’en donnent à cœur joie (Corée du Nord, Erythrée, Mali et Centrafrique, …). Les rideaux de fer qui tombent sont sans doute le motif principal à voir se profiler une »nouvelle guerre froide », d’ailleurs plus chaude que l’indiquerait ce terme et en plus que deux blocs.
Le plus extraordinaire, vu de l’observatoire de l’Ours, c’est de voir l’Europe réarmer et s’engager dans une guerre en sous-main (le mot guerre est fortement déconseillé, à l’Ouest aussi) contre l’envahisseur russe. Les Etats Unis se découvrent deux fronts et deux adversaires, alors qu’ils s’efforçaient de faire »pivoter » sur l’extrême orient leur axe de priorité stratégique. Réveil en grande alarme face à la Russie de Poutine et mise en garde à la Chine : »n’allez pas au secours de l’Agresseur ». Biden se retrouve, un peu fortuitement, à la tête de la coalition occidentale des démocraties. A Kiev, Volodymyr Zelensky l’appelle à diriger la »contre-guerre », quitte à en élargir le théâtre au monde entier. Mais on dirait la même chose, à sa place. L’Europe n’est pas encore prête pour gérer, en son nom, la crise. Il faudra attendre des années pour »européaniser » l’Alliance atlantique, y rééquilibrer le pouvoir politique. En attendant, on se serre les coudes, à l’Ouest.
La France n’est pas la dernière à participer à – nous dirons – »l’effort de soutien à la défense ukrainienne ». Depuis l’emploi des premiers gaz de guerre, à Ypres en avril 1915, elle détient une responsabilité mondiale spécifique : celle de faire respecter la Convention d’interdiction des armes chimiques (en vigueur depuis 1997). En tant que première victime de cette arme de destruction massive (ADM), elle est missionnée d’être le premier garant contre son usage. L’engagement va en fait de la fabrication, du stockage … jusqu’à l’emploi. Pourtant, on a laissé la Russie, comme la Syrie et jadis l’Irak, constituer des stocks de cette arme prohibée. On sait qu’en 2013, Paris et surtout Washington ont renoncé à réagir conformément à leurs responsabilités, lors des attaques chimiques de Bachar (avec le soutien russe) contre des quartiers »rebelles » de Damas.
Comme pour l’emploi éventuel de l’arme nucléaire par Vladimir Poutine (Paris possédant la seule force de dissuasion activable au sein de l’U.E), celui de l’arsenal chimique illégal de la Russie en Ukraine (ou ailleurs) placerait la France sur l’avant-scène de la riposte. Qui plus est, dans la doctrine stratégique française, « toutes les ADM entrent ensemble dans la dissuasion et donc dans la préparation de la riposte ». Face à une agression chimique ou biologique, l’option d’un recours au nucléaire est posée. Aux termes des Traités de l’Union, ce principe – valable pour sanctuariser le territoire français – connaitrait nécessairement un champ d’application plus large, si l’Europe devait être attaquée. Actuellement, les bombes russes restent »conventionnelles », mais elles tombent néanmoins à quelques dizaines de kilomètres des frontières européennes, en Pologne. Affaire à suivre.
En de telles circonstances, l’Ours géopolitique est perplexe d’entendre le patron de la diplomatie française, après avoir accusé la Russie de »faire semblant de négocier avec l’Ukraine » (une évidence), énoncer qu’en cas d’extermination du peuple ukrainien par l’arme chimique ou biologique, »les sanctions économiques que l’on prendrait seraient absolument massives et radicales, sans tabou ». Seulement »économiques », les sanctions ?! Est-ce à dire qu’on arrêterait, par exemple, de fournir l’armée russe en viseurs, capteurs, systèmes de ciblage made in France ? Apparemment, quelque chose se dégonfle dans la fière posture de la diplomatie française. Si advenait, ce scénario extrême – heureusement improbable (on l’espère) -, le devoir de la France envers le monde serait, en bon pompier, de détruire immédiatement les stocks chimiques ou bio incriminés … sur le territoire de l’utilisateur. En contournant l’Ukraine, bien entendu, pour ne pas devenir belligérant sur ce théâtre d »opérations militaires spéciales ».
Vous avez le droit d’avoir le tournis.