* 25 mai – Stratégie : champignons et tuyaux

Appuiera, n’appuiera pas sur le bouton rouge de la frappe nucléaire ? Poutine joue constamment de la menace en levier de guerre psychologique. Mais il se place lui-même devant un dilemme indigeste. Voici une réponse facile, qui ne nous mènera pas loin : Primo : tout dépendra des circonstances, ce qui présage un passage à l’acte dans l’hypothèse extrême du ‘’dos au mur’’, provoquant un réflexe désespéré. Secundo : tout dépend de la perception qu’aurait le Prince du Kremlin de cette situation sans issue. Ce second facteur est le plus dérangeant : on a du mal à entrer dans les arcanes psychologiques de l’autocrate orgueilleux et cynique, travaillé par la trace qu’il laissera dans l’Histoire. Jusqu’à quel point s’est-il auto-intoxiqué ?

Et, tertio : l’hypothèse à privilégier serait celle d’une attaque ‘’en cocktail’’, combinant l’emploi d’armes tactiques (quelques kilotonnes) contre des concentrations de troupes, en combinaison avec des munitions conventionnelles, ce, afin de créer une incertitude dans la perception du type d’obus ou de missiles mis à feu. Il y ajouterait, discrètement, des agents toxiques biochimiques destinés aux villes qu’il entend vider de leur population.

L’Ours Géo reste serein et positif. Il se refuse, pour l’heure, à imaginer un holocauste nucléaire stratégique (pesant en mégatonnes), dépeuplant l’Europe. Même aux yeux calculateurs de Poutine, ce serait d’une nullité crasse. Les experts occidentaux n’excluent pas tout à fait une première frappe, peu ‘’tueuse’’, sur un site non-habité. Elle viserait à effrayer les populations et à forcer leurs gouvernements à concéder des concessions politique (le renoncement à la restitution du Donbass, par exemple).

Côté occidental, le choix de la riposte ne sera pas dévoilé à l’avance,  »ambigüité stratégique » inhérente à la dissuasion oblige. Une réplique calquée sur l’attaque, en recourant à des armes tactiques de l’OTAN – voire de la France -, ne paraît pas être le scénario retenu par les états-majors politiques et militaires. Sauf, bien sûr, dans le cas improbable d’une première frappe russe ciblée sur des lieux de vie civils. Mais ce joueur d’échec se montrerait-il ‘’primaire’’ à ce point-là ?

Les stratèges américains songeraient plutôt à une contre-attaque conventionnelle de puissance comparable à celle de l’atome tactique. Elle ciblerait des unités militaires, des infrastructures, voire un ou plusieurs sous-marins nucléaires lance-engins de l’Adversaire. L’US Navy affirme pouvoir en réussir la traque : vrai ou subtile effort de déstabilisation ? Plusieurs options ‘’décentralisée’’ consisteraient à ‘’neutraliser’’ (belle expression) quelques groupes navals russes en Méditerranée et jusque dans la base de Tartous sur la côte syrienne, Plus fort encore – si la Turquie y consentait – détruire en Mer Noire le pont  de Kertch reliant le Donbass à la Crimée. Une formule séduisante pour ce blog serait d’appréhender et de coffrer à La Haye les mercenaires Wagner trainant leurs bottes en Afrique : cadeau au tribunal de la CPI.

L’Europe, fille de Vénus, est nettement plus ‘’psy’’ que Mars, qui règne sur le Pentagone. Surtout du côté de Paris et Berlin, on ne cessera jamais d’ausculter à distance la tête glacée de Vladimir-le-terrible. On l’a déjà dit, le tandem ne s’intéresse pas moins à sauvegarder des possibilités de signer un jour la Paix avec lui qu’à gagner la guerre par procuration. A l’exception de la France, les ‘’27’’ n’ont pas d’autre choix que de s’en remettre à l’OTAN, donc pratiquement, à l’Amérique. Pourtant, l’Alliance atlantique n’a guère débattu des mesures de rétorsion concoctées au sein du Comité des plans nucléaires. Elles existent, c’est certain, mais allez savoir tout ce qu’il y a dans ces pochettes surprises !

L’incertitude autour d’une riposte française autonome – selon quel mode ? – peut renforcer la main européenne. Au détail près toutefois que si par malheur la dissuasion échouait, une montée des enchères face à la Russie supposerait une ferme propension au suicide (vengé) de la population civile hexagonale. Efficaces, les champignons stratégiques français ne donnent pas le temps de finir d’avaler l’omelette. Un plan parallèle ou alternatif est cité, qui consisterait à démonter les oléoducs et gazoducs russes desservant l’Europe. Ceci paraitrait plus approprié comme réponse à un blocus du gaz. D’ailleurs, que ferait-on de tous ces tuyaux : des affuts de canon, des orgues géantes, où des gazoducs tournés vers l’Amérique ? Si, parmi vous, quelqu’un pouvait tuyauter l’Ours …

* 5 avril – Dissuasion

Notre pensée n’est pas vraiment faite pour le temps de guerre. D’abord, nous ne sommes pas trop sûrs d’être en guerre. L’Ukraine l’est. La Russie viole l’une après l’autre tous les garde-fous (bien nommés) du droit de la guerre, devenu droit international humanitaire. L’Europe n’est qu’en posture de moraliser, d’aider en sous-main, de sanctionner … mais elle ne croit guère être face à un défi vital. Surtout, la France se repose douillettement sur sa théorie-miracle de la dissuasion : les protagonistes sont tous rationnels. Aucun n’aura donc la folie de s’exposer et d’exposer sa population à l’anéantissement juste pour empocher une mise. Pour afficher sa rationalité et stabiliser le jeu, on ne protègera pas sa population contre un feu nucléaire ennemi et l’on maintiendra le dialogue = rationnellement = avec celui d’en face. Ce faisant, on manifeste n’avoir aucune intention d’asséner une première frappe et on ne garde sous la main qu’une force de représailles limitée, au moment de répliquer par un suicide national. Ce qui, avouons-le, n’est pas totalement rationnel. Descartes a ses limites mais c’est bien ce raisonnement subtil qui a fait dire au patron du renseignement militaire français que l’armée de Poutine n’attaquerait pas l’Ukraine en bloc, sur tous les fronts. Trop lourd de conséquences insupportables pour la Russie, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Moscou l’a pourtant fait et de la pire manière. Voilà le général Videau promptement remercié pour la faillite de son analyse, très  »classique ». Et si, plus largement, la conception classique-même de la dissuasion du faible au fort – à la française – n’avait plus prise sur le réel ?

C’est l’idée très dérangeante que développe un stratège français dans l’Obs d’hier. Les indices de caducité de la doctrine  »gaullienne » du général Gallois se multiplient :

  • Poutine est totalement étranger à un raisonnement stratégique en termes de dissuasion. La doctrine soviétique puis russe fait de l’arme nucléaire une arme d’utilisation. On menace de l’utiliser (maximiser le rôle émolliant de la peur); on l’utilise effectivement, au sein d’un cocktail d’armes de destruction massive et de façon graduée pour créer l’hésitation chez l’adversaire (est-ce ma ligne rouge ou sera-ce plutôt le coup d’après ?), on en joue pour étendre sa domination militaire, annexer des populations et leurs territoires. Ceci, sans établir aucun lien avec la protection de son propre sanctuaire national. Cette indifférence est possible en dictature. Le précédent  »Poutine » crée un jeu à trois ou à quatre (agresseur, agressé, défenseurs), qui sort les acteurs de la logique binaire de la dissuasion, celle du  »tout ou rien ». Mourir pour Kiev ? La question se pose à l’Ouest. Elle n’existe pas à l’Est.
  • De 1987 à 2018, les missiles stratégiques dits  »de portée intermédiaire » (INF : de 500 à 5.500 km) ont été limités en nombre et même démantelés. C’était après la  »crise des missiles » du début des années 1980 qui avaient vu les Pershing américains maintenir l’équilibre face aux SS 20 soviétiques pointés sur les capitales et cibles stratégiques européennes. Ce bénéfice a été perdu, par décision de V. Poutine et D. Trump de dénoncer le Traité INF et de reprendre leurs billes. L’Europe est donc à nouveau placée sous l’épée de Damoclès nucléaire de la Russie. Quid de l’équilibre des forces si les Républicains réintégraient Washington ? Les dissuasions françaises et britanniques affichent les mêmes faiblesses de moyens et de doctrine. Dans le pire des cas, cette impréparation pousserait à ne pas aller jusqu’au bout du froid et rationnel raisonnement du  »tout ou rien » et donc, à fléchir.
  • L’Ennemi,  »toujours rationnel ». La France le serait elle, en effet, si, dévastée par une première frappe qui aura fait disparaître ses villes et ses infrastructures, elle décidait de se venger par quelques coups au but, en retour. Elle se placerait alors en attente d’une seconde frappe qui l’achèverait et fermerait les lumières. Quel homme politique ferait le choix du suicide, en démocratie ? Dans le cas de Vladimir Poutine, ses motivations et son état d’esprit n’auraient-ils pas changé entre la phase 1 de son offensive  »à la mode de Crimée », supposée investir l’Etat et le territoire ukrainien par surprise et sans coup férir (en tous cas, sans trop de casse) et la phase 2 , caractérisée par un délire de destruction sadique ? En fait, le dictateur russe est passé de l’hubris conquérant à la frustration destructrice.  »Vous m’empêcher de prendre MON Ukraine, alors je VOUS la détruit ». Pas très rationnel, certes, mais de Néron à Hitler, ça s’est vu ! La théorisation de la dissuasion a simplement  »oublié » la puissance perturbatrice de la colère. Ou encore, que la guerre, surtout lorsque elle est nucléaire, n’est pas un jeu  »cool » et bien structuré. Le hasard et les retours de sort, les échecs, autres contretemps et frustrations en tissent la trame et la réalité de terrain. Cela déraille toujours par rapport aux plans génériques. De plus, les populations savent que, dans une guerre moderne, elles sont la cible principale. Quels motifs auraient-elles à se conformer aux stratégies d’états majors ?
  • Elle parait d’autant plus légère, cette  »dissuasion à la française » qu’avec une centaine d’ogives opérationnelles, elle ne conduit qu’à une option unique : convaincre l’extérieur de sa force pour éviter l’annihilation du Pays. Les Etats-Unis et la Russie en possèdent près de cent fois plus et leurs arsenaux ont culminé avec, respectivement, quelque 30.000 et 40.000 engins de mort. A ce niveau, l’idée même de dissuasion est oubliée au profit du principe douteux de  »frappe préventive » (ou  »représailles anticipées »). La technologie spatiale, le renseignement, etc. permettent de déclencher une frappe contrer l’adversaire, juste quelques secondes en amont de ce qu’on interprète comme son intention de vous attaquer. Evidemment, la technologie trahit souvent ses maîtres et l’on compte dans l’histoire de la Guerre froide, des dizaines d’erreurs ayant conduit le monde à quelques microns du gouffre fatal. A ce jeu là, Paris n’est pas un acteur. Mais face à Poutine le Vengeur, la question reste posée.