* 18 octobre – Hyper, c’est trop !

 »Hypersonique » est l’avenir de la géostratégie. Bientôt finira l’ère de l’équilibre de la terreur par la parité balistique. Les pions nucléaires seront redistribué entre grandes puissances, sans omettre la part revenant aux Etats voyous perturbateurs du TNP. On passe des courbes stratosphériques au rase-motte en zigzag à une vitesse de fou : cinq, six, sept fois le vitesse du son. La règle pour recréer l’équilibre restera la parité qualitative des systèmes d’arme et quantitative des arsenaux entre des acteurs considérés un par un, sans coalition. Encore faut-il qu’existe aussi une  »envie de dialogue », sans laquelle la course aux armements et le risque d’un passage à l’acte échapperaient à tout contrôle. Or, on le voit partout, il y a peu d’amour et de compréhension entre les géants nucléaires, ces temps derniers. Alors, le missile hypersonique sera-t-il l’arme offensive de déstabilisation de toute la société internationale ? Il faudra quelques années pour le savoir, mais, dans l’intervalle, le risque d’une première frappe décisive, sans capacité de riposte peut devenir plus tentant. C’est, toutes choses égales par ailleurs, la posture d’Israël face au programme nucléaire iranien.

En décembre 2019, la Russie a annoncé, la première, la  »mise en service » d’engins  »Avangard », équipables d’ogives nucléaires. Elle a fièrement avancé qu’ils étaient capables de franchissement intercontinentaux au ras des pâquerettes, à des vitesses rendant tout repérage radar et toute interception impossibles. Mieux ou pire encore, ces missiles de croisières hyper-boostés seraient re-dirigeables en vol sur d’autres cibles et pourraient aborder leur but en surgissant depuis n’importe quelle direction. Les missiles anti-missiles (déjà déstabilisants pour la dissuasion) et les radars pointus du Norad et des frégates Aegis s’en trouveraient totalement dépassés et impuissants. Exit la guerre stellaire, retour au plancher des vaches. Une vraie cause d’alarme pour l’Hyper-puissance américaine, dans un scénario où des milliers d’engins hypersoniques réussiraient contre elle une première frappe paralysante (sans riposte possible). On en est pas là, bien sûr, et l’Amérique a largement le potentiel disponible pour  »combler le gap ». Mais quand même….

Et encore, si l’adversaire était unique et politiquement bien  »balisé », comme l’est la Russie. En championne absolue de la dialectique nucléaire au bord du gouffre, la Corée du Nord, elle aussi, a revendiqué, le 28 septembre, son accession à la technologie hypersonique. Sa maîtrise ne semble pas encore convaincante, mais un essai a eu lieu, parmi une série de tirs balistiques. La Corée du Sud en garde pour elle les paramètres. On peut néanmoins compter sur les Nord-Coréens pour aller jusqu’au bout de leur mise au point, avec l’acharnement qu’ils ont déjà eu à faire la bombe. Pyongyang, dans son délire, affirme  »multiplier par mille (sa) capacité défensive ». Ses cibles favorites se trouvent évidemment aux Etats Unis. Les Nations Unies aussi, dont le Conseil de sécurité suit la crise et tente de restreindre tant se peut la fuite en avant nord-coréenne ont de quoi se faire du souci. Mais d’où Pyongyang s’est-il procuré les secrets de fabrication de son  »arme absolue » ?

Dès août 2018, Pékin a fait connaître l’existence de son projet  »Ciel étoilé 2 » théoriquement capable de croisière à une vitesse de plus de 7300 km/h. Il répond à des normes plus performantes encore que son alter ego russe. Le Financial Times a surtout révélé (sans démenti chinois) qu’il avait réussi, en août dernier, un trajet complexe autour du globe. Lancé sous une fusée Longue Marche, il aurait terminé sa boucle terrestre à 32 km de son point d’impact prévu. C’est peu pour un potentiel vecteur nucléaire. Les progrès spectaculaires du programme chinois ont pris de court l’Occident. Jamais la Chine n’avait étalé un tel avantage stratégique, qui plus est à un moment où ses relations se tendent rapidement autour de la question de Taiwan (l’Amérique est le seul obstacle à une invasion armée) et d’une multitude d’enjeux économiques, technologiques et diplomatiques. Ce n’est pas le contexte idéal pour rétablir l’équilibre autour d’un nouveau système d’arme optionnellement nucléaire. La transition s’annonce délicate.

La conception bien française de la dissuasion – au niveau d’arsenal le plus bas possible – était déjà sérieusement entamée par la  »Guerre des étoiles » et par le recours aux missiles de croisière de longue portée. Des étapes intermédiaires ont été aménagées entre les scénarios extrêmes d’entrée en conflit. La France pourra-t-elle rester longtemps dans la course ? Le doit-elle, d’ailleurs ? Elle a une campagne présidentielle devant elle pour y réfléchir.

* 24 mai – A quand la bataille de l’Arctique?

Ce blog a précédemment traité des deux dérives qui compromettent les  fragiles équilibres naturels de l’Arctique : d’une part, l’exploitation économique, rendue possible par le réchauffement climatique, laquelle menace  l’écosystème fragile de la Région; D’autre part, la militarisation de ce continent et de ses eaux adjacentes (désormais libres l’été), qui dessine une aire de rivalités géopolitiques. Il est donc logique que le Conseil de l’Arctique, qui s’est tenu le 20 mai à Reykjavik, en Islande, a débouché sur une déclaration prônant la préservation de la paix et la lutte contre le réchauffement climatique. Dalida chanterait ‘’Paroles, paroles, paroles …’’ tant cette rhétorique pieuse n’a pour but que d’occulter les tensions et désaccords persistants entre membres de ce  Forum de coopération économique. Le Conseil a été désarmé, au fil des décennies par les convoitises et les rivalités d’Etats qui le traversent.

Ce forum intergouvernemental regroupe, depuis 1996, les pays riverains, nordiques, nord-américains et la Russie ainsi que des observateurs intéressés. Il n’avait pas été créé pour régler des questions géostratégiques. Pourtant, des relents de Guerre froide s’y manifestent. Faute de mieux, on y forge des ententes de façade qui ne sont qu’un tribut creux rendu aux grands principes sans lendemain. Antony Blinken, avec une franchise bien américaine, a dénoncé ‘’l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique ». Chacun aura reconnu l’empreinte lourde de la Russie, qui, de son côté, martèle que l’Arctique constitue pour elle ’’une zone d’influence légitime’’ et dénonce dans la foulée « l’offensive » occidentale dans la région’’.

A partir des 14 bases militaires qu’elle a construites ou modernisées, l’armée russe multiplie les gesticulations militaires, allant jusqu’à simuler des attaques aériennes contre les réseaux radar de l’OTAN et à effectuer des opérations aéroportées massives au-delà du cercle polaire. Il s’agit de démontrer sa capacité de projection stratégique dans des conditions climatiques extrêmes. En face, l’Alliance atlantique montre aussi les dents en augmentant la fréquence de ses manœuvres défensives. L’exercice « Trident Juncture » conduit en 2018, avait bénéficié d’une génération de forces d’ampleur inégalée, mobilisant 29 Etats membres rejoints par la Suède et par la Finlande. Moscou l’avait très mal pris. L’objectif à atteindre, de part et d’autre, serait désormais une invasion réalisable sous 48 heures.

Moscou contrôle de facto le passage du Nord-est, tant pour l’utilisation des brise-glace que sur le plan militaire. Les russes y ont introduit la flotte commerciale chinoise qui s’impose comme la plus grosse ‘’utilisatrice’’ et acquitte d’importantes redevances. L’expansionnisme russo-chinois se tourne désormais vers le passage du Nord-ouest, moins accessible du fait des milliers d’archipels qui barrent la navigation, mais néanmoins praticable l’été depuis, quelques années. Ces eaux et territoires canadiens restent isolés et très peu peuplés. Ceci constitue le maillon faible du dispositif de l’Alliance. Même avec l’appui des Etats Unis, ces territoires sont quasiment indéfendables. Ottawa en a pris conscience depuis une quinzaine d’années et s’efforce d’établir des ports défensifs en eaux profondes, au moins en certains points du passage, et d’y maintenir quelques effectifs humains, sous des latitudes invivables.

En fait, le dérèglement du climat – quatre fois plus rapide et plus important au pôle Nord qu’ailleurs sur le globe – crée un bouleversement géostratégique majeur doublé d’une aubaine économique. Avec la hausse des températures, la banquise d’été aura totalement disparu d’ici 2030, ouvrant des parcours maritimes bien plus court entre l’Europe à l’Asie : moins d’un mois au lieu d’un mois et demi par la route habituelle via le canal de Suez. De plus, le sous-sol de l’Arctique regorge de minerais exploitables : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares, et il contiendrait 22 % des réserves mondiales d’hydrocarbures non encore découvertes. Voilà qui aiguise les appétits et pourrait justifier des différends sur la délimitation des zones économiques exclusives, voire des opérations d’appropriation comme le Chine en fait au-delà de sa mer adjacente !

La Russie compte bien faire quadrupler sur les quatre prochaines années son eldorado gazier du Pôle. Et accroître d’autant, également, le volume marchand en transit, pour une bonne part, en partenariat avec la Chine. Celle-ci lui fournira les capitaux et sera comme chez elle en matière de navigation. Le groupe français Total s’est associé à ce montage, non sans prendre des risques politiques à terme. En effet, depuis plusieurs années, Pékin s’impose progressivement en partenaire économique et scientifique dominant et affirme un intérêt jaloux pour l’eldorado situé à 1 400 km de ses côtes les plus proches . La Russie pourrait s’en inquiéter un jour. Une station scientifique chinoise a été construite au débouché du passage Nord-Est, sur l’archipel norvégien du Svalbard. Tous les pions sont en place pour un grand jeu de géopolitique polaire.

* 14 avril – Saucissonner l’adversité stratégique

Relever les défis un par un, selon leur degré d’urgence. Après trois mois passés à la Maison Blanche, le président Biden ne peut guère douter être soumis à des tests. En sus de ceux inhérents à l’instabilité et l’imprévisibilité du système international, il doit éviter les chausse-trappes que lui tendent des grands et moyens acteurs du camp anti-démocratique (ou anti-occidental, ce qui est quasi-synonyme). Poutine, Xi Jinping, Erdogan et les centrales jihadistes l’attendent au tournant : c’est un fait et le chemin est truffé de mines. Un peu dans la précipitation, il vient de réajuster, tout en la confirmant, la retraite de ses troupes d’Afghanistan. Curieux choix que celui de la date : le 11 septembre comme échéance, ce qui revient à caler l’admission d’une défaite sur l’anniversaire du désastre subi y a vingt ans. La dure réalité est qu’il n’y a plus rien d’utile à escompter de cette présence militaire étrangère, vomie par la population. Entre parenthèse, c’est un redoutable signal pour la France au Sahel (et au-delà), qui s’est piégée de façon très comparable et doit fait face aux mêmes ennemis.


Une fois soldée la Bérézina dans le bourbier afghan, Washington ne tarde pas à ‘’engager’’ ceux de ses adversaires avec qui des tractations sont encore possibles. En-haut de la liste figure Vladimir Poutine. L’autocrate ‘’tueur’’ (selon les dires récents de Biden) a ainsi reçu un appel de sa part et, pas trop vexé de sa qualité d’assassin, a dit bien vouloir se prêter au jeu des tractations entre ‘’grands’’, un statut essentiel pour son aura nationale. Prêts à se parler pour le bien de « la sécurité mondiale »- un concept plus policier que celui de ‘’stabilité internationale ‘’ ou de ‘’paix mondiale’’- les deux hommes d’Etat ont commencé à discuter de la situation en Ukraine, alors que le regain des échauffourées et la concentration de forces russes à la frontière font redouter une relance de la guerre au Donbass.
Joe Biden a proposé à son interlocuteur-adversaire de tenir, au cours des prochains mois, une rencontre au sommet dans un pays tiers. L’espoir serait de passer de la nouvelle guerre froide, bien engagée, à une ‘’relation stable et prévisible entre les deux puissances ». Pas un partenariat, donc, mais une détente. Poutine doit encore confirmer, mais la seule perspective d’une redéfinition des relations russo-américaines a de quoi donner la migraine au troisième larron : la Chine de Xi Jinping. Les relations entre Moscou et Washington sont aujourd’hui minées par des confrontations sectorielles autour de l’Ukraine, de la Syrie, des ingérences électorales, de la cyber guerre, du développement d’armes nouvelles, d’opérations d’espionnage et d’autres mauvais procédés. Contenir ces animosités au sein d’un tout ‘’gérable’’ ferait beaucoup pour dissiper le cauchemar stratégique que constituerait une alliance sino-russe ferme et solide, face au camp occidental.

* 03 mars – Les Ouïgours en proie à l’ordre colonial

Depuis 2017, une campagne de long terme est conduite par les autorités chinoises contre la minorité ouïgoure du Xinjiang (Turkestan chinois). Les rafles se multiplient pour les regrouper dans des camps d’internement. A partir de documents administratifs chinois, une étude du chercheur allemand, Adrian Zenz, examine les déplacements forcés imposés aux jeunes ruraux turcophones. Il met en lumière un plan colossal de construction de camps d’internement, servant, entre autres, à l’utilisation massive de cette main d’œuvre captive pour la cueillette du coton. Le Xinjiang en fournit 20% de la production mondiale. Plusieurs formes de contraintes, proches de l’esclavage, sont recensées :
-Considérés aptes à rejoindre la ‘’vie normale’,’ les éléments ‘’déradicalisés’’, (‘’diplômés’’, en terminologie officielle) ne sont pas libérés mais affectés sous régime disciplinaire, dans les usines voisines ou dans les fermes d’Etat pour être exploités à la récolte du coton.

-Par ailleurs, nombre de jeunes chômeurs (‘’main-d’œuvre surnuméraire’’) du Sud de la Région sont recrutés et formés en vue de leur placement direct dans les usines, au Nord . Une fois ‘’diplômés’’, les jeunes auront été enrégimentés : ils ne reviendront plus dans leur famille. Selon la recette, la ‘’rééducation’’ commence par séparer les enfants de leurs familles pour les acculturer complètement.

-Les éléments ‘’suspects’’, dont on n’a pu rectifier la pensée, sont repérés par la surveillance vidéo et des algorithmes d’interprétation des comportements. Ils restent en détention et risquent la torture.

Pour A. Zenz, ces transferts massifs ne visent pas, au premier chef, à traiter la pauvreté du Sud-Xinjiang, mais d’abord à réduire la densité et la cohésion des Ouïgours dans leur berceau historique, puis à canaliser un néo-prolétariat discipliné dans les entreprises d’Etat. Ces traitements répondent à la définition du travail forcé adoptée par l’Organisation internationale du Travail (OIT). De 1,6 à 1,8 million de jeunes Ouïgours ruraux seraient visés par cette ‘’ingénierie démographique’’.

-Dès 2017, Zenz avait également signalé la campagne de réduction forcée de la natalité ouïgoure – stérilisations et avortements forcés, obligation de port du stérilet – conduisant certains juristes à dénoncer une forme de crime contre l’humanité. Ce régime combiné de travail forcé et de dénatalisation aboutit, en effet, aux yeux du chercheur, à une opération de destruction, en tant que telle, de l’ethnie ouïghoure.


Les déviances de la politique chinoise des minorités évoquent étrangement celles de l’anthropologie coloniale dans les empires du siècle dernier. Mépris socio-racial, exploitation économique forcée de la main d’œuvre dans les entreprises des dominants, assimilation des enfants par déracinement géographique, obsession de répression politique et culturelle des éléments ‘’pensants’’, la Chine au Xinjiang évoque les pires recettes de la France coloniale comme d’autres puissances impériales. Depuis 1949, la Chine, par contraste avec l’Occident, n’a rien appris, car la politique n’y laisse aucun interstice à la conscience éthique. L’introspection est interdite, réprimée et quasi-inexistante. Les Mandchous, qui ont dominé l’Empire, du 17ème au 20ème siècle, ont optiquement disparu, totalement assimilés aux Hans. Aucune trace de leur langue n’a subsisté. Les Tibétains résistent en s’accrochant à leur religion. Leur région n’a pas d’usine où les entasser, mais ils n’en ont pas moins perdu tout contrôle de leur économie et de la vie dans les villes, dominées par les colons. Les Mongols, ethnie écartelée entre Chine et Mongolie, ont renoncé à leur unité. Leur culture survit difficilement. La révolte des Ouïgours a poussé quelques-uns d’entre eux vers le jihad. De quoi inquiéter à Pékin. Mais, en voulant les réduire par la force, Pékin s’aliène le monde turc et s’expose à la colère de l’Umma. Une décolonisation n’est pas concevable sans éveil démocratique.