La société française est-elle en train de flancher ? Va-t-elle développer une capacité de résistance aux dispositions d’exception dont on truffe la législation et même la Constitution. On dirait que le socle de nos libertés doit désormais se conjuguer au conditionnel tandis que l’arbitraire policier et la surveillance générale mériteraient, seuls, le mode indicatif ?
Voilà plus de trois mois que l’état d’urgence régit la scène française, à la suite des attentats de novembre 2015. Plusieurs centaines de personnes ont été perquisitionnées ou assignées à résidence, pour l’immense majorité, sans motif ni résultat probant. l’Etat invoque pourtant »les comportements constituant une menace pour la sécurité et l’ordre public ». La justice, elle, ne peut plus rien dire. Le Parlement a approuvé, le 16 février 2016, une prolongation de l’état d’urgence jusqu’au 26 mai. La France s’installe donc, selon l’expression de Jacques Toubon, défenseur des droits, dans l' »ère des suspects ».

L’Union des Jeunes Avocats de France a récemment organisé, à la Maison du Barreau de Paris, un colloque fort intéressant. Il sortait du lot par son soin mis de coller à l’actualité de novembre mais aussi aux perspectives que celle-ci ouvre à nos fragiles libertés : celle de la Loi d’Urgence, bientôt (en principe) constitutionnalisée et de la sanction à venir sur la déchéance de nationalité. Il réunissait un parterre de juristes divers et de qualité, destiné à s’entendre sur le « rempart de nos libertés » que leur profession s’honore d’incarner et amené à se chamailler en même temps sur les responsabilités endogènes à la Société ou extérieures à celle-ci, concourant à cette « Grande Peur de l’Autre » qui envahit rapidement le psyché français.
A preuve, la confusion qui s’est, un temps, installée dans la salle, à l’évocation de la ténébreuse « cinquième colonne » des demandeurs d’asile « illégaux », ou à propos des harcèlements sexuels de la Saint Sylvestre à Cologne ou Hambourg (l’arme sexuelle de Daesh contre l’Occident ?) ou encore sur le thème de nos « errements humanistes » supposés, qui conduisent à mégoter nos soutiens à la Police ou aux Renseignements, dans la tâche primordiale à laquelle leurs pauvres moyens ne sont franchement pas adaptés.
Sagement assis sur son banc, l’Ourson a ouvert les oreilles et a surtout retenu un ton d’alarmisme portant bien au-delà du pessimisme ambiant. Avec des accents convaincants, certains orateurs ont cru reconnaître dans le comportement des Français et de leur gouvernement comme des prémices de guerre civile, réminiscents de ce qui avait été perçu, à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, en Yougoslavie ou en Algérie.
– Un signe avant-coureur en avait été, dès 2014, l’échec de la campagne contre la Loi sur le Renseignement, ce « Patriot Act » à la française, qui va en fait plus loin que son modèle. Cet échec aura été une victoire de « l’autre camp »: celui qui, coûte que coûte, veut remettre les clés du Pays à l’idéologie du Chef, de la « préférence nationale », de la Force et du non-droit. Le second tour des élections régionales a vu, in extremis, les contre-feux des partisans du droit et de l’ouverture. 2017 dira si l’un des camps devra se soumettre à l’autre et si l’affrontement dégénèrera en violence …
– Pour l’heure, les deux blocs se déchirent autour d’une question symbolique, dans le sens fort du terme : citoyens par le sang contre citoyen « en papier »: il-y-a-t’il deux niveaux de nationalité dans notre pays ? Pour la « mauvaise » catégorie, ce serait l’assurance que son sort sera un jour remis, pour son plus grand malheur, aux mains de l’autre catégorie, la « bonne ». Le distinguo va être invoqué à propos de problématiques beaucoup plus fréquentes que celle de la déchéance de nationalité pour les français convaincus de terrorisme. En cas d’arrivée au pouvoir du F.N., les quelque treize millions de binationaux parmi nous auraient raison d’appréhender l’usage extensif qu’il serait fait d’une telle hiérarchisation des Français.
– Autre hypothèse troublante : l’affaire de la déchéance de nationalité ne serait qu’un os médiatique, un leurre qu’on nous jetterait pour nous distraire de l’enjeu principal, qui est celui-ci : la « batardisation » de la Constitution de 1958 instrumentalisant une sortie pour de bon de la démocratie et des droits humains. Un rabaissement de nos libertés, incorporé dans leur socle-même, risque de créer un point de non-retour (sauf changement de régime par la voie forte), car on n’a jamais vu, dans notre histoire, un pouvoir politique renoncer, de lui-même, à des pouvoirs d’exception (notamment dans le cas de la guerre d’Algérie cf. religion-du-renseignement-et-contreterrorisme-la-democratie-derouille);
– Dès à présent, nos lois anti-terroristes sont appliquées à d’autres groupes, de moindre criminalité : les différentes formes de la délinquence organisée, les militants écolo-zadistes, les migrants convaincus de faute ou de mensonge, potentiellement, les Roms, les demandeurs d’asile inciviles, les prêcheurs à barbes trop longues, etc. Même l’idiot du quartier qui, pour plastronner, crie « Allah Akbar ! » va s’en prendre pour six mois. La police va bien vite s’approprier le référentiel de ce qui est correct, honnête ou « terroriste » en matière d’ordre public.
– Non sans une certaine honnêteté, les autorités nous disent que d’autres vagues d’attentats sont à venir incluant, sans doute, quelque « 11 septembre ». Au lendemain d’une telle calamité, que réclamera le »Camp de l’Ordre », sociologiquement majoritaire: un tri ethnique des citoyens, des lois rétrospectives, des tribunaux populaires ou la relégation dans des camps de nos compatriotes musulmans ?
– Nous avons été formatés pour le temps de paix. Celui-ci s’en va mais, pour l’heure, il ne laisse derrière lui qu’un fatras émotif et peu de réflexion, de convictions, de rétrovision historique. On ne peut plus s’introspecter éternellement, se tâter, se plaindre et puis finalement se taire face à la nouvelle donne. Un réveil de tous les citoyens « tombés en sidération » – c’est à dire en léthargie – ne serait pas superflu, pour s’exprimer par litote.
Citation :
« Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »
(Victor Hugo, les Misérables)