* 7 décembre – Dissuader les ‘’pirates de la dissuasion’’

Dans le contexte de la guerre hybride contre l’Occident et de l’invasion de l’Ukraine, la dissuasion française est prise à contre par les préceptes russes d’emploi de l’arme comme un instrument offensif sur un champ de bataille extérieur. Le président Macron a jugé bon de revenir, le 9 novembre, à Toulon, sur sa perception de la menace telle que la conceptualise l’analyse française.

Ce réajustement des ‘’lignes rouges’’ franchies par l’adversaire qui déclencheraient ou non une réaction des armes tactiques nucléaires nationales intervient après ses propos du 12 octobre. Ce jour-là, son exposé avait laissé à penser que le recours russe à une frappe, en Ukraine ou dans les confins occidentaux de ce pays, n’appellerait pas de réplique nucléaire de la part de la France. Venant après sa phrase sur la nécessité de ‘’ne pas humilier la Russie’’, cela avait quelque peu ‘’défrisé’’ certains proches alliés de Paris, à l’Est de l’Europe et aussi en Allemagne, qui se sont, bien sûr, gardés de tout commentaire public. Sur le fond, la question est singulièrement complexe à trancher. Est-ce vraiment réaliste de la part d’un ‘’petite’’ puissance nucléaire de prétendre sanctuariser tout son continent ?

Quand bien même cette limite posée à la dissuasion française correspond à ce que beaucoup d’experts occidentaux pensent sans le dire, M. Macron a effectué un retour très visible à sa position initiale d’avant-guerre. Exposée en février 2020, lors de son seul discours de référence sur la dissuasion, celle-ci postule : ‘’aujourd’hui plus encore qu’hier, les intérêts vitaux de la France ont une dimension européenne’’. Plus question donc d’en limiter précisément les contours et, surtout, de paraître se raviser sous l’effet des menaces de Vladimir Poutine. Ce retour aux sources n’est pas qu’une question de subtilités : c’est le rétablissement d’une posture paradoxalement plus solide construite sur l’ambiguïté dissuasive. Elle répond mieux à la menace de la guerre hybride et au flou que ce type d’offensive sur des front multiples (cognitif, cyber, spatial, par les réseaux sociaux, politique et militaire…) entretient sur la détermination précise de la ‘’ligne rouge des intérêts vitaux’’.

Sommes-nous entrés dans le ‘’troisième âge nucléaire’’, celui du XXI ème Siècle, dans l’art de la piraterie nucléaire ? L’un des enseignements les moins prévus du conflit en Ukraine, lequel promet d’être long, est que la dissuasion peut être inversée. Même par une grande puissance, elle peut être utilisée en outil d’agression militaire ‘’classique’’, notamment pour isoler de ses alliés le pays-cible victime de l’offensive. On assiste là à un retournement complet de la façon dont l’atome militaire avait été considéré jusqu’ici : la dissuasion comme meilleur moyen d’empêcher une guerre entre puissances nucléaires majeures, dotées de tout le spectre de l’arme, du tactique au stratégique.

 Il reste que le jeu des décideurs autour du postulat de la ‘’destruction mutuelle assurée’’ connaît, par définition, un préambule psychologique complexe. L’emploi ou non de l’Arme est précédé d’une suite d’affirmations fortes, sans preuve ni certitude aucune pour la partie adverse. En bref, Poutine parle et menace, en mode déclaratoire. Alors, il joue au poker ? On doute en effet qu’il passe jamais à l’acte, sauf à avoir perdu ses repères politiques et tout discernement. Ce serait au point de finalement provoquer la destruction de son pays, le plus vaste du monde. Le bluff participe de son style professionnel, celui d’un menteur expert du FSB. Faut-il lui accorder l’honneur de tenir ouvertement compte de ses rugissements froids et calculés ? La doctrine poutinienne sert en premier lieu de levier d’effroi et de pression sur les opinions publiques. Raison de plus pour ne pas se laisser prendre au piège en lui faisant spectaculairement écho. Les réseaux sociaux, toujours eux, s’en chargent déjà trop bien. Oublions la doctrine russe et, d’ailleurs, ni vous ni moi n’avons à en connaître, n’étant pas président !

Le conflit armé en cours n’en est pas moins sous-tendu par le spectre d’un débordement du territoire ukrainien ouvrant la voie à un élargissement à la zone OTAN dans son ensemble. On l’a perçu dans l’émoi qui a surgi autour du missile antiaérien retombé en Pologne, le 15 novembre. Après ce coup d’adrénaline, une désescalade verbale s’est fait jour dans cette ‘’crise du siècle’’.

Concentrons plutôt notre attention sur les fourbes attaques du général Hiver…

* 5 avril – Dissuasion

Notre pensée n’est pas vraiment faite pour le temps de guerre. D’abord, nous ne sommes pas trop sûrs d’être en guerre. L’Ukraine l’est. La Russie viole l’une après l’autre tous les garde-fous (bien nommés) du droit de la guerre, devenu droit international humanitaire. L’Europe n’est qu’en posture de moraliser, d’aider en sous-main, de sanctionner … mais elle ne croit guère être face à un défi vital. Surtout, la France se repose douillettement sur sa théorie-miracle de la dissuasion : les protagonistes sont tous rationnels. Aucun n’aura donc la folie de s’exposer et d’exposer sa population à l’anéantissement juste pour empocher une mise. Pour afficher sa rationalité et stabiliser le jeu, on ne protègera pas sa population contre un feu nucléaire ennemi et l’on maintiendra le dialogue = rationnellement = avec celui d’en face. Ce faisant, on manifeste n’avoir aucune intention d’asséner une première frappe et on ne garde sous la main qu’une force de représailles limitée, au moment de répliquer par un suicide national. Ce qui, avouons-le, n’est pas totalement rationnel. Descartes a ses limites mais c’est bien ce raisonnement subtil qui a fait dire au patron du renseignement militaire français que l’armée de Poutine n’attaquerait pas l’Ukraine en bloc, sur tous les fronts. Trop lourd de conséquences insupportables pour la Russie, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Moscou l’a pourtant fait et de la pire manière. Voilà le général Videau promptement remercié pour la faillite de son analyse, très  »classique ». Et si, plus largement, la conception classique-même de la dissuasion du faible au fort – à la française – n’avait plus prise sur le réel ?

C’est l’idée très dérangeante que développe un stratège français dans l’Obs d’hier. Les indices de caducité de la doctrine  »gaullienne » du général Gallois se multiplient :

  • Poutine est totalement étranger à un raisonnement stratégique en termes de dissuasion. La doctrine soviétique puis russe fait de l’arme nucléaire une arme d’utilisation. On menace de l’utiliser (maximiser le rôle émolliant de la peur); on l’utilise effectivement, au sein d’un cocktail d’armes de destruction massive et de façon graduée pour créer l’hésitation chez l’adversaire (est-ce ma ligne rouge ou sera-ce plutôt le coup d’après ?), on en joue pour étendre sa domination militaire, annexer des populations et leurs territoires. Ceci, sans établir aucun lien avec la protection de son propre sanctuaire national. Cette indifférence est possible en dictature. Le précédent  »Poutine » crée un jeu à trois ou à quatre (agresseur, agressé, défenseurs), qui sort les acteurs de la logique binaire de la dissuasion, celle du  »tout ou rien ». Mourir pour Kiev ? La question se pose à l’Ouest. Elle n’existe pas à l’Est.
  • De 1987 à 2018, les missiles stratégiques dits  »de portée intermédiaire » (INF : de 500 à 5.500 km) ont été limités en nombre et même démantelés. C’était après la  »crise des missiles » du début des années 1980 qui avaient vu les Pershing américains maintenir l’équilibre face aux SS 20 soviétiques pointés sur les capitales et cibles stratégiques européennes. Ce bénéfice a été perdu, par décision de V. Poutine et D. Trump de dénoncer le Traité INF et de reprendre leurs billes. L’Europe est donc à nouveau placée sous l’épée de Damoclès nucléaire de la Russie. Quid de l’équilibre des forces si les Républicains réintégraient Washington ? Les dissuasions françaises et britanniques affichent les mêmes faiblesses de moyens et de doctrine. Dans le pire des cas, cette impréparation pousserait à ne pas aller jusqu’au bout du froid et rationnel raisonnement du  »tout ou rien » et donc, à fléchir.
  • L’Ennemi,  »toujours rationnel ». La France le serait elle, en effet, si, dévastée par une première frappe qui aura fait disparaître ses villes et ses infrastructures, elle décidait de se venger par quelques coups au but, en retour. Elle se placerait alors en attente d’une seconde frappe qui l’achèverait et fermerait les lumières. Quel homme politique ferait le choix du suicide, en démocratie ? Dans le cas de Vladimir Poutine, ses motivations et son état d’esprit n’auraient-ils pas changé entre la phase 1 de son offensive  »à la mode de Crimée », supposée investir l’Etat et le territoire ukrainien par surprise et sans coup férir (en tous cas, sans trop de casse) et la phase 2 , caractérisée par un délire de destruction sadique ? En fait, le dictateur russe est passé de l’hubris conquérant à la frustration destructrice.  »Vous m’empêcher de prendre MON Ukraine, alors je VOUS la détruit ». Pas très rationnel, certes, mais de Néron à Hitler, ça s’est vu ! La théorisation de la dissuasion a simplement  »oublié » la puissance perturbatrice de la colère. Ou encore, que la guerre, surtout lorsque elle est nucléaire, n’est pas un jeu  »cool » et bien structuré. Le hasard et les retours de sort, les échecs, autres contretemps et frustrations en tissent la trame et la réalité de terrain. Cela déraille toujours par rapport aux plans génériques. De plus, les populations savent que, dans une guerre moderne, elles sont la cible principale. Quels motifs auraient-elles à se conformer aux stratégies d’états majors ?
  • Elle parait d’autant plus légère, cette  »dissuasion à la française » qu’avec une centaine d’ogives opérationnelles, elle ne conduit qu’à une option unique : convaincre l’extérieur de sa force pour éviter l’annihilation du Pays. Les Etats-Unis et la Russie en possèdent près de cent fois plus et leurs arsenaux ont culminé avec, respectivement, quelque 30.000 et 40.000 engins de mort. A ce niveau, l’idée même de dissuasion est oubliée au profit du principe douteux de  »frappe préventive » (ou  »représailles anticipées »). La technologie spatiale, le renseignement, etc. permettent de déclencher une frappe contrer l’adversaire, juste quelques secondes en amont de ce qu’on interprète comme son intention de vous attaquer. Evidemment, la technologie trahit souvent ses maîtres et l’on compte dans l’histoire de la Guerre froide, des dizaines d’erreurs ayant conduit le monde à quelques microns du gouffre fatal. A ce jeu là, Paris n’est pas un acteur. Mais face à Poutine le Vengeur, la question reste posée.

* 18 mars – De la vodka dans le gaz

Sans dessus-dessous est donc le monde géopolitique, après l’agression de l’Ukraine. Avant le 24 février, les crises bloquaient partout, avec, peut-être, la paradoxale exception du dialogue des Six (les cinq permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne) avec l’Iran, sur la prolifération nucléaire. On a d’ailleurs cédé à l’exigence de Moscou d’être exemptée des sanctions occidentales dans ses échanges avec Téhéran. Exception intéressante. Ailleurs, les blocages deviennent des fractures entre blocs antagonistes et les Etats  »voyous » s’en donnent à cœur joie (Corée du Nord, Erythrée, Mali et Centrafrique, …). Les rideaux de fer qui tombent sont sans doute le motif principal à voir se profiler une  »nouvelle guerre froide », d’ailleurs plus chaude que l’indiquerait ce terme et en plus que deux blocs.

Le plus extraordinaire, vu de l’observatoire de l’Ours, c’est de voir l’Europe réarmer et s’engager dans une guerre en sous-main (le mot guerre est fortement déconseillé, à l’Ouest aussi) contre l’envahisseur russe. Les Etats Unis se découvrent deux fronts et deux adversaires, alors qu’ils s’efforçaient de faire  »pivoter » sur l’extrême orient leur axe de priorité stratégique. Réveil en grande alarme face à la Russie de Poutine et mise en garde à la Chine :  »n’allez pas au secours de l’Agresseur ». Biden se retrouve, un peu fortuitement, à la tête de la coalition occidentale des démocraties. A Kiev, Volodymyr Zelensky l’appelle à diriger la  »contre-guerre », quitte à en élargir le théâtre au monde entier. Mais on dirait la même chose, à sa place. L’Europe n’est pas encore prête pour gérer, en son nom, la crise. Il faudra attendre des années pour  »européaniser » l’Alliance atlantique, y rééquilibrer le pouvoir politique. En attendant, on se serre les coudes, à l’Ouest.

La France n’est pas la dernière à participer à – nous dirons –  »l’effort de soutien à la défense ukrainienne ». Depuis l’emploi des premiers gaz de guerre, à Ypres en avril 1915, elle détient une responsabilité mondiale spécifique : celle de faire respecter la Convention d’interdiction des armes chimiques (en vigueur depuis 1997). En tant que première victime de cette arme de destruction massive (ADM), elle est missionnée d’être le premier garant contre son usage. L’engagement va en fait de la fabrication, du stockage … jusqu’à l’emploi. Pourtant, on a laissé la Russie, comme la Syrie et jadis l’Irak, constituer des stocks de cette arme prohibée. On sait qu’en 2013, Paris et surtout Washington ont renoncé à réagir conformément à leurs responsabilités, lors des attaques chimiques de Bachar (avec le soutien russe) contre des quartiers  »rebelles » de Damas.

Comme pour l’emploi éventuel de l’arme nucléaire par Vladimir Poutine (Paris possédant la seule force de dissuasion activable au sein de l’U.E), celui de l’arsenal chimique illégal de la Russie en Ukraine (ou ailleurs) placerait la France sur l’avant-scène de la riposte. Qui plus est, dans la doctrine stratégique française, « toutes les ADM entrent ensemble dans la dissuasion et donc dans la préparation de la riposte ». Face à une agression chimique ou biologique, l’option d’un recours au nucléaire est posée. Aux termes des Traités de l’Union, ce principe – valable pour sanctuariser le territoire français – connaitrait nécessairement un champ d’application plus large, si l’Europe devait être attaquée. Actuellement, les bombes russes restent  »conventionnelles », mais elles tombent néanmoins à quelques dizaines de kilomètres des frontières européennes, en Pologne. Affaire à suivre.

En de telles circonstances, l’Ours géopolitique est perplexe d’entendre le patron de la diplomatie française, après avoir accusé la Russie de  »faire semblant de négocier avec l’Ukraine » (une évidence), énoncer qu’en cas d’extermination du peuple ukrainien par l’arme chimique ou biologique,  »les sanctions économiques que l’on prendrait seraient absolument massives et radicales, sans tabou ». Seulement  »économiques », les sanctions ?! Est-ce à dire qu’on arrêterait, par exemple, de fournir l’armée russe en viseurs, capteurs, systèmes de ciblage made in France ? Apparemment, quelque chose se dégonfle dans la fière posture de la diplomatie française. Si advenait, ce scénario extrême – heureusement improbable (on l’espère) -, le devoir de la France envers le monde serait, en bon pompier, de détruire immédiatement les stocks chimiques ou bio incriminés … sur le territoire de l’utilisateur. En contournant l’Ukraine, bien entendu, pour ne pas devenir belligérant sur ce théâtre d »opérations militaires spéciales ».

Vous avez le droit d’avoir le tournis.