* 22 juin – Le prix de la Concorde

Le propre d’une démocratie mâture est de savoir apaiser les tensions politiques nées de ses confrontations intestines. Loin de s’affaiblir en pratiquant, en temps opportun, la clémence envers ceux qui ont défié les institutions (souvent, avec des motivations respectables), l’Espagne de Pedro Sanchez se grandit en envisageant de gracier les neuf leaders indépendantistes catalans incarcérés pour leur tentative de sécession de la région en 2017.

On se souvient de l’enchaînement dramatique déclenché par le combat des autorités catalanes pour se séparer de l’Espagne : contre le jugement de la justice madrilène, Carles Puidgemont, avait organisé un référendum d’autodétermination, en juin 2017. En octobre 2017, le parlement catalan avait déclaré unilatéralement l’indépendance de la généralité. Une grave crise s’en était suivie, amenant Madrid à prononcer la destitution du gouvernement régional et la mise sous tutelle de la Catalogne. Puidgemont s’était alors réfugié en Belgique. Il ‘aura pas droit à la grâce. Neuf autres dirigeants indépendantistes avaient été condamnés à de lourdes peines de prison en octobre 2019. Ce sont eux que Sanchez souhaite libérer, après un an et demi de détention.


La mesure paraît équilibrée, même si elle ne signe pas encore une réconciliation et un pardon définitifs. Critiquée par les Catalans – qui acceptent la grâce mais voudraient plutôt l’amnistie et la réhabilitation de leurs chefs – elle l’est aussi pour une majorité d’Espagnols (53 %) qui estiment cette clémence excessive et imméritée.
L’équidistance des critiques garantit la pertinence du geste de clémence, à court terme. Mais l’esprit de concorde auquel se réfère le président du gouvernement devra continuer à cheminer pas à pas d’un apaisement vers une paix politique durable. La Catalogne ne devrait plus avoir à porter, à terme, le poids d’une quelconque culpabilité, même pardonnée. Le plus délicat sera de gérer les étapes suivantes tout en comblant la division et l’incompréhension installées dans les esprits. Il faudra du temps et de la patience pour que la Catalogne redevienne pleinement elle-même, fière de son identité politique, économique et culturelle en même temps qu’espagnole. Cette hispanité acceptée est hautement souhaitée par l’Europe, qui pourrait aussi lui accorder, à Bruxelles, un statut ‘’spécial’’ – assurément moins qu’étatique mais plus que régional – à la condition expresse qu’elle n’ampute pas la viabilité ni la souveraineté principale du Royaume. Ce serait une jurisprudence applicable, par la suite, à l’Ecosse, à la ‘’Padanie’ ‘ italienne … qui sait, à la Corse ? Ce pourrait être aussi l’occasion de conférer plus de compétences au Conseil des régions, lequel, au sein des institutions européennes, devrait ambitionner un poids et une audience nettement supérieurs.


Prendra-ton ce chemin jusqu’au bout ? La faiblesse des démocraties est de s’en tenir au court-termisme électoral, ce qui leur imprime une trajectoire en zigzag. Mais c’est pourtant le seul régime politique qui puisse entreprendre de telles mises à jour salutaires.

* 21 mai – Migrants ou marcheurs de combat ?

Manipuler une foule pour créer un état de fait anarchique menaçant un Etat adversaire. Tout détestable qu’il soit, le procédé existe et il est appelé à devenir une arme démographique dans la panoplie des conflits géopolitiques. Il n’y a pas de décompte exact des familles ou individus expulsés de chez eux par la guerre ni, au sein de cet ensemble, de ceux qui ont été poussés, par leur propre gouvernement, à franchir illégalement les frontières de pays voisins. L’intrusion en masse n’est ni plus ni moins qu’un mode de déni du droit et de la souveraineté d’autrui. Si une bonne partie des 40 millions de nouveaux déplacés civils comptés au cours de l’année écoulée sont plutôt des victimes de violences intercommunautaires, des catastrophes naturelles comme d’idées préconçues sur le futur ‘’mirobolant’’ qui les attendrait ailleurs, beaucoup ont été trompés ou conditionnés à marcher en envahisseurs, par une gouvernance perverse. Ainsi, en 1975, la Marche verte, téléguidée par les autorités du Maroc, a eu recours à l’afflux des sujets du roi Hassan II dans le territoire sans maître (L’Espagne s’en étant retirée) du Sahara Occidental. De ce fait, près d’un demi-siècle plus tard, la question de l’autodétermination de l’ex-territoire hispanique n’est toujours pas réglée, malgré les efforts des Nations Unies. La souveraineté exercée sur une part majeure de celui-ci par le Maroc, et pour le reste par une République arabe Saharaoui largement issue des ambitions concurrentes d’Alger, n’existe que de facto et de façon conflictuelle.


Rien d’étonnant, dans ses conditions, à ce que ce soit installée une bisbille entre Rabat, qui veut interdire toute solution ‘’de l’extérieur’’, et Madrid, qui exige une autodétermination des populations. Celles-ci à l’origine limitées à quelques centaines de bédouins, ont cru depuis lors de façon exponentielle.
De là à faire le lien entre la position juridique de l’Espagne, tout à fait honorable, et le legs de sa présence maintenue dans deux enclaves tout au Nord du Rif Marocain, face à l’Andalousie et bien loin des rivages atlantiques du Sahara … et bien le pas a été franchi par le Royaume chérifien. Toujours sur le mode conquérant, une marée humaine a été activée : 8 000 marcheurs, comptant une forte proportion de jeunes, ont envahi l’enclave de Ceuta depuis le rivage, en bénéficiant de la négligence bienveillante des garde-frontalière marocains. Le ton est monté : la ministre espagnole de la Défense a dénoncé une ‘’agression à l’égard des frontières espagnoles, mais aussi des frontières de l’Union européenne’’ et Bruxelles s’est rangé au diapason. Rabat a affirmé que le refoulement brutal de ses nationaux était excessif et disproportionné, une façon de reconnaître en être à l’initiative pour. ‘’punir » sa voisine européenne.
Sans être assimilable à une ‘’agression’’ – la foule  »assaillante » n’était pas armée et elle semble avoir été encadrée – il s’agit bien d’un affreux chantage et d’un procédé hors la loi. Sur le plan humanitaire, l’épisode a fait de nombreux malheureux, manipulés puis trahis. Il a même provoqué deux noyades. Ce type de stratégie aventuriste s’avère payant auprès d’une opinion publique intérieure chauffée au nationalisme mais, à l’international, il est assimilable à une forme de piraterie. Très mauvais pour l’Image d’un pays. L’Espagne a-t-elle payé une forme de rançon politique ? En tout cas, le Maroc fait tout comme s’il avait gagné la partie : 6 000 ‘’migrants’’ infiltrés ont été expulsés au cours des derniers jours et le Maroc les a repris en charge.

Les tensions demeurent, bien sûr, et elles ressurgiront à une prochaine occasion. Quand on regarde la carte, Ceuta et Melilla paraissent bien insérées sur la côte marocaine. Les deux enclaves font partie de l’UE et comptent une population qui ne veut évidemment pas devenir marocaine. La question coloniale reste complexe. Madrid entretient à l’égard du Gibraltar britannique (clairement sur son territoire) la même frustration que Rabat vis-à-vis des miettes de la colonisation espagnole, parallèle à celle de la France. Paris à céder l’essentiel du Sahara à l’Algérie en 1965, avec pour résultat, une  »guerre des sables » entre les deux voisins maghrébins. Raison de plus pour trouver des solutions triangulaires, acceptables par les populations concernées. Un vrai défi … et aussi un casse-tête !