»Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même » (Walter Raleigh , 1552-1618, écrivain, poète, courtisan, officier et explorateur anglais – décapité à la tour de Londres)
Depuis la décennie 1980, la géopolitique connaît un beau succès populaire en France. Elle se présente à nous sous plusieurs définitions : ‘’formation et action des puissances politiques dans l’espace’’ (Fondation des études pour la défense nationale) ; ‘’analyse géographique de situations socio-politiques’’ (Michel Foucher, géographe et diplomate français) ; ‘’tout ce qui concerne les rivalités de pouvoirs ou d’influence sur des territoires ou sur les populations qui y vivent » (Yves Lacoste, géographe et historien, fondateur de l’Institut géopolitique Français). A l’origine, cette discipline ne désignait que les rapports de pouvoir entre États, mais son contenu s’est étendu plus généralement à l’étude, dans l’espace, de l’exercice du pouvoir, quelle qu’en soit la nature – étatique, rebelle, économique ou autre – ou l’échelle – du village au continent jusqu’au cosmos. Elle tend aujourd’hui à mettre aussi en avant les désordres de l’écosystème et du climat, particulièrement perturbateurs du système mondial. Autrement dit, elle devient la science politique de la mondialisation, reliant le fait local au système mondial, en faisant un détour par l’étude des crises, des cataclysmes, des ambitions et des excès.
– Quels buts vise-t-elle ? Yves Lacoste en définit l’objectif ainsi : ‘’les raisonnements géopolitiques aident à mieux comprendre les causes de conflit au sein d’un pays ou entre Etats » (ou mouvements armés), mais aussi à »envisager quelles peuvent être, par contrecoup, les conséquences de ces luttes dans les pays plus ou moins éloignés et parfois dans d’autres parties du monde’’ (Yves Lacoste : »Géopolitique, la longue histoire d’aujourd’hui » – Larousse 2006). Le géopolitologue relie ainsi l’histoire passée, riche de ses enseignements, à la prévision ou à la prévention des conflits futurs.
– Comment est-elle arrivée jusqu’à nous ? Le premier penseur géopolitique malgré lui, Hérodote d’Halicarnasse (484-425av. JC) était, comme il se doit, historien et géographe. Il disséqua la menace constituée par les Perses et des Egyptiens pour mieux en prémunir Athènes. On ne peut mettre la géopolitique en œuvre sans coller à l’Histoire. Etudier celle-ci implique de tracer des frontières sur des cartes, de situer dans l’espace les conquêtes et les revers de souverains, de localiser et répartir les populations, etc. C’est de même dessiner des fronts militaires (ou sociaux), des lieux de batailles dont on relèvera l’issue, des infrastructures de défense, des flux humains, en évaluant leur efficacité et leur coût. L’habillage de l’espace permet d’extrapoler les rapports de force à la source des politiques (et des nombreuses erreurs fatales en la matière) et d’analyser les raisonnements et les conduites des grands acteurs, d’en expliquer alors les hauts faits comme les échecs.
De ce raisonnement dans l’espace et au travers des comportements, on tirera des axes de recherche du style : »pourquoi en est-on arrivé là ? », »quels peuvent être les évolutions, les causes de rupture ? », »quel conflit ancien pourrait resurgir, au détour de quelle contradiction nouvelle ? ». Mais le praticien va se heurter à une foule de manipulations historiques, d’intox conscientes ou non, à la »vérité officielle » des propagandes devenues des dogmes historiques, qui polluent, à toute époque, la justification de l’exercice du pouvoir. La géopolitique est éminemment falsifiable : c’est son moindre défaut.
– De façon inhérente à sa composante ‘’politique’’, la géopolitique est, en effet, particulièrement exposée à récupération par les gouvernants civils ou les hiérarchies militaires, même dans l’Etat de droit. Les premiers tâtonnements théoriques remontent aux écrits de Machiavel ou de Clausewitz relatifs aux »bonnes pratiques » pour comprendre et exploiter les rapports de forces. Confisquée à son profit par le pouvoir napoléonien (pour lequel »tout pays a la politique de sa géographie »), elle n’a émergé, en tant que science plus ou moins objective qu’au 19ème Siècle, lorsque l’histoire est rentrée dans les programmes scolaires européens et qu’un public – suffisamment large et déjà bien informé – a formulé l’exigence d’une explication rationnelle des évolutions dans l’Europe des empires. Ces personnes partageaient le souci de cerner, avant les autres, les incidences possibles sur leur vie des troubles courants plus ou moins distants du monde extérieur. Dès 1848, avec l’affirmation des nationalités en Europe, les dirigeants ‘’démocratiques’’ se sont sentis tenus d’expliquer à leurs populations leur politique étrangère. Les journaux ont ouvert des rubriques sur le sujet. Les entreprises, lancées dans l’épopée impérialiste, ont calé leurs stratégies sur ce guide de l’intérêt national. Exclusivement européo-centrée, la géopolitique d’alors, comme l’histoire, ont épousé les causes »patriotiques » de leur époque et les intérêts et valeurs de leurs commanditaires.
– Le mot lui-même est d’usage plutôt récent. ‘’Politische Geographie’’ est apparu, en Allemagne, dans les écrits de Friedrich Ratzel (1844-1904), botaniste et géographe ‘’patriote’’, engagé dans l’expansionnisme colonial et le ‘’sea power’’ (expansion maritime) pour le compte du 1er Reich. L’universitaire suédois Rudolf Kjellen (1864-1922) contractera le terme, en 1905, en ‘’Geopolitik’’, qui avait l’avantage de pouvoir servir aussi d’adjectif. En Prusse, la science géographique était la plus avancée qu’ailleurs en Europe et l’histoire était largement enseignée. La pensée d’Emmanuel Kant y avait préparé les esprits, en parvenant à conjuguer l’étude de l’espace à celle du temps. A la même époque, le »darwinisme social’’, appliqué aux relations entre groupes humains,cherchait à accréditer l’idée que la ‘’loi de l’espèce’’ accordait tous les privilèges aux peuples les plus forts, à l’image de l’Evolution œuvrant contre les éléments faibles, dans la nature. Cette conception raciale a connu du succès en Europe, dans la première moitié du XXème siècle. Elle a empoisonné la science de l’Histoire et donc la géopolitique qui lui est cousine.
– La cousine anglo-saxonne de l’école allemande s’est développée dans l’optique d’une domination globale à maintenir sur les océans et sur les terres.
Le »sea power » (théorie de l’empire maritime), tel que conçu par le stratège naval américain Alfred Mahan (1840-1914) définit la puissance d’un État (en l’espèce le Royaume-Uni) par la domination des mers ou océans.Son travail consiste donc il s’est spécialisé dans l’étude des principes stratégiques historiques régissant le contrôle des mers. Mais la planète comporte aussi une »île mondiale » au milieu des océans. Halford John Mackinder (1861-1947) pose en postulat que, pour dominer le monde, il faut dominer l’île mondiale et principalement le cœur de cette île, le Heartland, »pivot géographique de l’histoire » (allant de la plaine de l’Europe centrale à la Sibérie occidentale et en direction de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud). Pour rester une grande puissance mondiale, l’Angleterre doit aussi s’attacher à se positionner sur terre en maîtrisant les moyens de transport par voie de chemin de fer. L’approche géopolitique anglaise renvoie à une volonté de domination du monde via le commerce, en contrôlant les mers, puis désormais les terres.
– Au lendemain du premier conflit mondial, l’Allemagne, prise dans »l’étau du Traité de Versailles’’, en inaugura une nouvelle dimension, défensive et victimisée. Les spécialistes allemands théorisèrent scientifiquement les injustices imposées par les vainqueurs et justifièrent la préparation d’une revanche contre les ‘’vieilles’’ démocraties (cf. les ‘’Zeitschriff für Geopolitik’’ de Karl Haushofer, revue très prisée du monde politique allemand dans l’entre-deux-guerres). La pensée stratégique de Vladimir Poutine reflète assez bien cet état d’esprit, de nos jours.
– Dans les années 1930, le nazisme s’est emparé de cet outil, pour en faire ‘’une sorte de slogan pseudo-scientifique’’ (Yves Lacoste p 18), exaltant la population allemande dans sa guerre de conquête et d’oppression (‘’lebensraum’’/ espace vital ; ‘’Staat als Lebenform’’ / nature organique de l’Etat, etc.). Il était donc inévitable, au lendemain de la seconde guerre mondiale, que la science géopolitique, dévoyée par les propagandistes nazis, ait sombré dans la stigmatisation et le tabou. En France, cela a duré trois décennies. Hormis l’ouvrage de Vidal de la Blache ‘’France de l’Est’’, les géographes ne s’intéressaient guère au politique et les historiens préféraient travailler entre eux.
– La géopolitique a néanmoins resurgi – sous d’autres vocables et dans une optique essentiellement stratégique – avec la guerre froide. Parmi d’autres, la crise de Berlin (1948-49) et celle des fusées à Cuba (1962) ont vu les deux blocs »jouer » une partie au bord du gouffre, autour de cartes et de paris raisonnés sur le comportement l’un de l’autre. L’Alsace-Lorraine ‘étant plus à récupérer, pour la France, le plus géopolitique tenait aux conflits coloniaux, dont elle ne parvenait pas à s’extraire. Une nouvelle application de la géopolitique est apparue en rapport avec ce problème, appelant une approche plus civile et institutionnelle que classiquement militaire. Elle correspondait aussi aux évolutions de la science politique : éclairer la problématique des résistances nationales, les perspectives tant d’une pérennisation des affrontements que de l’octroi des indépendances, l’atout du pétrole saharien et des sites d’expérimentation nucléaire, les choix de souveraineté dans et hors de l’OTAN. Si entre les deux blocs, on s’accuse avec acrimonie, de menées »géopolitiques’’, (c’est dire…), dans la France du général de Gaulle, on parlera plutôt ‘’d’options de politique étrangère’’. Mais on sait bien de quoi il s’agit.
– En décembre 1978, l’incompréhension saisit les politologues français : les communistes vietnamiens lancent une invasion contre les communistes khmers rouges, alors qu’on croyait impensable un conflit entre vainqueurs de la ‘’guerre américaine’’ du Vietnam. En février 1980, c’était au tour de la Chine communiste de ‘’punir’’ son voisin vietnamien. L’URSS met alors la Chine en garde et fait entrer sa marie en mer de Chine. Le tropisme classiquement ‘’idéologique’’ des commentateurs français s’en trouve complètement pris de court. Le Monde en conclut qu’il faudrait chercher, ‘’dans la géopolitique’’, un complément d’explication à l’histoire classique. Le monde journalistique embraye. Le terme, dont l’origine allemande était alors complètement oubliée, s’en trouve réhabilité. Il est rapidement réinvesti dans d’autres conflits atypiques (Liban, Afghanistan, Iraq-Iran et surtout l’implosion de l’URSS, en 1991, et la nouvelle donne européenne, les équipées américaines en Iraq, en 1991 et 2003, les visées chinoises en Mer de Chine, plus récemment les incursions de la Russie de Poutine dans les Etats voisins… ). Depuis 1976, une revue de géographie et de géopolitique vaut référence pour l’école française éponyme. Elle s’appelle, bien sûr, ‘’Hérodote’’.
– Dans ce blog, fort peu académique et plutôt branché sur l’actualité du monde (sans omettre l’influence de l’Histoire), je suis mon propre fil : «géopolitique = géographie + politiques + sociologie + échanges économiques + rapports de puissance, de domination ou d’émancipation ». La chronologie des »brèves » (une ou deux par jour) s’appliquent à montrer que le monde bouge, au quotidien, dans tous ses retranchements, zones de lumière ou zones d’ombre. Il faut courir derrière pour ne pas perdre la »grande image » de notre époque. Les cartes sont le plus souvent remplacées par des dessins d’ours, car il faut bien éviter d’assommer le client-lecteur mais les cartes sont dans la tête de l’Ours.
S’agissant d’ambitions, de rivalités ou de luttes, le cercle des acteurs concernés n’a cessé de se diversifier. Ainsi, Al Qaida et Daech sont devenus des grands classiques de l’analyse géopolitique, dans notre ère de fusionnement de toutes les sciences humaines. Chacun d’entre nous est un micro-acteur car les grands flux de la mondialisation puisent à source des individus »atomisés » au sein des sociétés. Je fais mienne la théorie du Prof. Bertrand Badie (enseignant à l’IEP), comme quoi les contradictions qui s’expriment à l’international répondent à des dynamiques très comparables voire identiques à celles que l’on perçoit sur la scène sociale. Il n‘y a pas de cloisonnement de part et d’autre des frontières et des mers : les mêmes sciences humaines opèrent de la même façon. La pluralité vaut aussi pour les domaines de mise en tension, qui outre le social, le militaire, la culture et les valeurs qu’elle porte, les épopées historiques, les croyances religieuses, englobent de plus en plus la technologie (le numérique, les réseaux, les robots, les armes de destruction massive, les biotechnologies, l’espace, la météorologie, l’écologie, les réalités sociologiques, etc.). En fait, en dehors des affaires immédiates du village (quoi que…), de la routine des jours heureux, des faits divers les plus fortuits, de l’éducation de base, de la chansonnette et du sport (quoi que, encore…), la géopolitique s’intéresse à tout ce qui fait bouger le monde. Pas moins…
