Accord UE-Turquie : les droits fondamentaux en danger

Réfugiés arrivant à Lesbos

Résumé d’article, d’après l’analyse de Mathilde Mase, responsable des programmes Asile, Courrier de l’ACAT 339, juillet-août 2016.

Le 18 mars 2016, l’UE a conclu un accord avec la Turquie, au motif de protéger ses frontières contre les migrations irrégulières. Ce faisant, elle porte gravement atteinte à la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile, mais aussi aux droits de l’Homme dont bénéficient les migrants, comme toute personne (cf., à ce propos l’article L’Europe achète le Grand Turc et ferme la Sublime Porte …. )

– Dès son adoption, l’accord a alarmé l’ONU (Haut Commissariat aux droits de l’Homme), le Conseil de l’Europe (Commissaire aux droits de l’Homme) et les ONG actives sur ce secteur.

La Turquie étant, aux termes de l’accord, considéré comme un  »pays sûr » (NDLR : même si Ankara participe à trois guerres dont deux intérieures ; n’applique pas le droit international de l’asile et de la protection pour les citoyens des pays actuellement en conflit et a suspendu les libertés fondamentales pour ses citoyens, depuis la tentative avortée de coup d’Etat du 15 juillet 2016), tout exilé entrant clandestinement en Grèce, depuis la Turquie, est passible d’un refoulement manu militari vers ce dernier pays. Les demandes d’asile ne sont examinées – de façon expéditive – que si le demandeur serait manifestement mis en danger par un renvoi en Turquie. En violation des obligations actées par la Convention de Genève de 1951 et intégrées dans le socle du droit européen, pour tout clandestin renvoyé, sera admis en Europe un Syrien réfugié dans les  »camps officiels » du gouvernement turc (300.000 sur un total de trois millions, en Turquie).

Dans la limite de 72.000 places au total, les transferts de Syriens effectués via les procédures européennes de réinstallation doivent donner lieu à répartition parmi les pays-membres. On sait ce qu’il en est. En revanche, les demandeurs d’asile d’autres nationalités, même fuyant un conflit, ne peuvent même pas espérer, pour eux, cette forme de  »repêchage ».

– A la veille des vacances d’été environ 400 personnes avaient été renvoyées en Turquie (sans doute 500 à 600, à la rentrés) tandis que seulement deux centaines de Syriens ont été accueillies dans l’UE. On est donc très loin de la mise en œuvre de ces dispositions sur une grande échelle à laquelle on aurait pu s’attendre ! En fait, après seulement deux semaines, le dispositif installé par l’UE aux frontières maritimes de la Grèce a suspendu ses opérations de refoulement, trop ouvertement illégales et discriminatoires, mais aussi gérées sans méthode par un groupe de fonctionnaires européens de formations et de cultures disparates. 140.000 exilés  »non-syriens » restent bloqués en Turquie, sans issue. Les nombreux échos perçus en Europe occidentale quant aux mauvais traitements infligés à certains des fugitifs arrivant en Turquie de même que les cas de  »retours volontaires forcés » vers la Syrie ou de refoulement à la frontière syro-turque de civils syriens fuyant les combats rendaient franchement intenable le postulat d’une  »Turquie, pays sûr ».

– Surtout, le but de l’accord euro-turc était d’inhiber l’afflux humain et non pas d’ouvrir aux demandeurs d’asile une voie d’arrivée légale et en bon ordre vers l’Europe. On a ainsi constaté que la  »dissuasion par l’arbitraire » fonctionne bien : 80 % du flot entrant a déserté les îles grecques de la Mer Egée … pour un accomplir un long détour par la Libye, la Tunisie, l’Italie, impliquant, au passage, des records historiques de noyade en Méditerranée. Ceux qui s’entêtent à tenter la voie des Balkans, n’ont d’autre choix que de se faire recenser et de demander l’asile à la Grèce. Généralement placés en rétention, ils n’auront aucune chance de rejoindre leur destination finale, en Allemagne, en Suède, au Royaume Uni, voire (beaucoup moins nombreux) chez nous.

L’Europe achète le Grand Turc et ferme la Sublime Porte

A l’occasion de son dernier sommet du 7 mars, l’UE s’est offert la Turquie pour 6 milliards d’€uros. Du moins, pense-t-elle avoir marchandé un  »droit de gestion » sur les masses de fuyards s’entassant de part et d’autre de la Mer Egée. La Sublîme Porte se referme : inutile, désormais, de tenter la périlleuse traversée vers l’Europe par la route des Balkans occidentaux. La Forteresse-Europe se barricade et emprisonne sur son rivage méditerranéen les dizaines de milliers de clandestins et autres exilés « mal-documentés » qui s’y trouvent actuellement pris au piège.

En se donnant quand même dix jours pour acter ses décisions, notre U.E en multi-décomposition se fixe pour projet de rétablir,  »selon des modalités accélérées et sur une grande échelle » (termes de son communiqué), la vision égoïste d’un glacis démographique stabilisé sur ses franges. Celui-ci consisterait à ignorer – ou au moins à minorer comme facteur périphérique « absorbable » – la détresse infinie des populations du grand Moyen-Orient de même que l’élasticité limitée de l’accueil que peut leur accorder la Turquie. Oublions donc vite que cette région voisine est devenue « l’enfer sur terre » de notre époque !
Est-ce jouable ? légal ? opérable sur le long terme ?

– Tout n’est pas forcément mauvais dans ce plan grandement improvisé où se mêlent un sursaut d’inquiétude de Berlin face à la « déferlante » et un remarquable opportunisme de la part du Sultan. Au passage, des contreparties substantielles lui sont cédées, serait-ce du bout des lèvres, par le Conseil Européen, en termes d’ouverture de nouveaux chapitres du dossier d’adhésion turc ou de circulation plus aisée des ressortissants turcs en Europe. Elles vont plutôt dans le sens de l’équité, même si la fixation faite sur les milliards promis au gouvernement – très corrompu – d’Ankara est de nature à inquiéter. Mais c’est là un autre sujet.

Istanbul, Byzance, Constantinople : Sublime Porte
Istanbul, Byzance, Constantinople : Sublime Porte

– Ce qui choque, au XXIè Siècle, c’est que l’on décrète la déportation en masse, le refoulement vers la Turquie de populations déjà parvenues en Europe et, ce, après quelles épreuves ! La logique prévalant est de faire peur, de dissuader au plus vite, avant l’été, les candidats qui s’apprêteraient à partir. Imagine-t-on la souffrance et le désespoir infligés aux malheureux qui se croyaient à l’abri et vont être renvoyés vers la case-départ ? A-t-on prévu quelque chose pour les familles qui, migrant par échelons successifs, se trouvent prises à contre-pied, avec des chances de regroupement soudainement ruinées ? Pense-t-on éviter les réflexes d’évitement de ces hot spots installés en Grèce ou en Italie, les actions de résistance potentiellement violentes, face à Frontex, de la part de ces gens qui auront galéré absolument pour rien pendant de longues années ? Imagine-t-on enfin que les passeurs, désignés comme les méchants de l’Histoire – sans doute, ils le sont – ne trouveront aucune alternative à la route actuelle Mer Egée- Grèce-Balkans ? Déjà, en Albanie, certains s’apprêteraient à prendre le relais des trafiquants Turcs pour ouvrir une nouvelle voie d’accès à l’Italie. La triste réalité veut que tant que des « passants » se bousculeront pour partir, ils susciteront des « passeurs » dans leurs rangs ou dans leur entourage.

Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) des Nations-Unies peut-il accepter de cautionner une politique de refoulement vers la Turquie, absolument contraire aux obligations de la Convention de Genève de 1951 et que l’on justifiera, à posteriori, par un accord de réadmission opportunément signé entre Athènes (en fait, l’U.E.) et Ankara. Et voudra-t-il continuer à gérer malgré tout, à l’intérieur de la Turquie et aux frontières de la Syrie, les camps de déplacés alors que l’U.E. en a remis les clés à la Turquie ? Enfin, comment combiner un projet repoussant les réfugiés, d’Ouest en Est, en liaison avec l’OTAN, à un autre, formulé avec la même Alliance Atlantique, consistant à créer, d’Est en Ouest, des « zones sûres » humanitaires protégées au plus près des zones de guerre syriennes ? Que fera-t-on des Kurdes de Syrie, proches du PKK : les livrer tout ficelés à la Turquie ou laisser celle-ci procéder à son propre tri au delà de ses frontières, quitte à saper la seule infanterie qui vaille contre Daesh ?

– Principale bizarrerie du dispositif envisagé, le troc « un syrien contre un syrien » dépasse l’entendement. En poussant plus loin encore la logique du quota de demandeurs d’asile, contraire à la Convention de Genève, on instaure une sorte de compte-gouttes pour mieux étrangler le flux : la Turquie « réadmettra » chez elle, aux frais de l’Europe, un « mauvais » migrant (« n’ayant pas besoin de protection internationale », selon le communiqué de l’UE) que si, en échange, l’Europe en prélève un « bon » dans le vivier turc de demandeurs d’asile disposant d’un dossier bien documenté. Le moteur d’un tel échange ne sera plus l’existence effective d’un besoin de protection pour des populations menacées mais la capacité de Bruxelles et d’Ankara à « se tenir par la barbichette », pour peut-être bientôt « se donner une tapette », au premier accès de mauvaise humeur… et il y en a souvent entre eux. Les réfugiés subiront alors l’interruption du goutte-à-goutte et s’affronteront entre « bons » et « mauvais » sujets pour se positionner au mieux par rapport à leurs nouveaux maîtres. Quand on considère la vaste zone grise qui s’étend du demandeur d’asile non-prioritaire au migrant économique qui a tout perdu et ne peut rebrousser chemin, on peut s’inquiéter des conditions du tri expéditif qui va être opéré, en Grèce comme en Turquie. Là aussi, respectera-t-on l’existence des familles ou s’accrochera-t-on à la logique purement géographique de la procédure de Dublin (renvoi vers le premier pays de transit, qui a prélevé les empreintes et enregistré la personne) ?

– D’évidence, le grand tournant de la politique européenne ne rend pas compte que de la question des réfugiés. Le partenariat avec la Turquie – pays malade en interne mais plus que jamais stratégique dans un Moyen-Orient incandescent – y tient sa part et, partant, la posture sécuritaire européenne face au terrorisme de Daesh et d’Al Qaida. La nécessité existe aussi de recoller une unité sérieusement ébréchée entre les Etats européens : Est contre Ouest, pays d’accueil contre pays de transit. Un consensus à 28 inespéré pourrait rendre leur chance aux décisions inappliquées des précédents sommets concernant la « relocalisation » de quelque 360.000 réfugiés parmi le million deux cent mille accueilli l’an dernier dans le nord de l’Europe. Et si tout cela devait se faire comme par enchantement, la libre circulation de Schengen pourrait même être rétablie d’ici la fin de cette année. Ce serait trop beau.

Il restera quand même qu’en édifiant, pour gérer les réfugiés, une usine à gaz d’une fragilité qui n’a d’égale que son cynisme, notre vieux continent s’apprête à sortir nettement du droit international. A moyen terme, ce n’est pas la meilleure façon de conforter la démocratie ni l’état de droit interne, ni la meilleure réponse qui soit aux populismes européens. Mais tout cela est déjà mis à mal, il est vrai.

Migrant noyé