* 31 mars – Au Sud, rien de neuf

Loin des préoccupations de l’Occident, englué dans le drame ukrainien, le reste de la planète suit sa pente, souvent descendante. Il est loin le ‘’printemps de jasmin’’ de la Tunisie, qui avait embaumé 2011. Hier, le président tunisien Kais Saied a procédé à la dissolution du parlement de Tunis, huit mois après l’avoir suspendu pour s’arroger les pleins pouvoirs (25 juillet 2021). Ceux-ci lui permettent désormais de légiférer par décret, de présider le Conseil des ministres et d’amender directement les lois. Mais c’était encore insuffisant … M. Kaïs Saied a donc tranché en « Conseil de sécurité nationale », quelques heures après que 120 députés l’ont défié. A l’initiative du Bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), regroupant la présidence du Parlement et des représentants des partis, les représentants du peuple ont tenu sur internet une séance virtuelle de leur assemblée, au cours de laquelle ils ont voté (par 116 voix contre 4) l’abrogation des mesures d’exception instaurées sur l’autorité du président. Les élus, dont des représentants d’Ennahdha et des indépendants, ont en outre réclamé l’organisation d’élections législatives et présidentielle anticipées pour sortir de la crise.

L’Histoire accumule les hoquets. Les acteurs tunisiens se font peur les uns aux autres et la provocation leur sert de fuite en avant sans retour. Après une longue période de blocage politique, M. Saied, élu fin 2019, s’était arrogé les pleins pouvoirs en limogeant le Premier ministre et en suspendant le Parlement dominée par le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, sa bête noire. Ce parlement et la nouvelle constitution qu’il avait ratifiée représentaient pourtant les deux principaux acquis démocratiques qui avaient fait – un temps – de la Tunisie un modèle quasi-unique au sein du monde arabe. D’une triste façon, c’est un retour à la ‘’norme’’ de l’homme fort exerçant tous les pouvoirs.

En Algérie voisine, le Hirak des jeunes démocrates semble avoir cessé de s’exprimer et le régime militaro-affairiste retrouve ses traditionnelles effluves de formol. Au Maroc, le premier ministre islamiste modéré, Abdelilah Benkirane a été renvoyé à ses chères études coraniques et l’appareil du Makhzen (les poulains politiques et technocrates du Palais royal) récupère l’essentiel des manettes, tout en ménageant la face du PJD. Plus au sud, dans le Sahel, les franchisés de Daech et de AL Qaïda marquent point sur point, massacre après massacre, tandis que Barkhane, virée du Mali, s’emploie à ramener ses enfants au bercail sans trop de casse. La famine, ce sera pour l’automne prochain.

OK, mieux vaut ne pas développer : à chaque jour suffit sa peine.

* 10 septembre – Maroc : l’éviction des islamistes en douceur

Au milieu du tourbillon islamiste qui agite le monde arabo-musulman, le Royaume du Maroc se distingue des autres Etats par sa gestion singulière du phénomène:  il fidélise ses intégristes (modérés) à la monarchie, les introduit dans la vie publique, les laisse accéder à la tête du gouvernement (tout en les contrôlant de bout en bout) et, une fois sûr de leur inefficacité gestionnaire, il soumet ces notables bien usés au suffrage universel. Avec le résultat qu’on devine.

De fait, les quelque 18 millions d’électeurs marocains appelés à voter le 8 septembre pour renouveler les sièges de leurs 395 députés ont, en quelque sorte, ‘’répondu à l’appel’’. Bien qu’associé aux affaires dès 2007 et placé à la tête du gouvernement de Rabat depuis 2011 (deux mandatures), le Parti de la justice et du développement (PJD) s’est littéralement effondré. Sa déroute le voit chuter de 125 sièges de représentants dans l’Assemblée sortante à seulement 12, en cela un peu aidée par un changement de comptabilisation des sièges par suffrages (retenant les inscrits plutôt que les votants). Cela profite, sans surprise, aux partis tous dévoués au Palais royal. Mais il n‘empêche que cette déroute est signée de façon légitime, par le peuple électeur et non pas par un coup de force comme vu en Tunisie.

Sans les réprimer (sauf ceux qui s’attaquent à sa personne), le Souverain marocain a su patiemment mettre en scène ses sujets islamistes et les exposer publiquement à des responsabilités (non-régaliennes) ainsi qu’à un certain confort. Etre intégriste au Royaume du Commandeur des croyants est sans doute plus compliqué que de combattre l’autoritarisme d’un président à Tunis. La perte d’autorité des islamistes marocains modérés suit une longue litanie d’hésitations et de passivité dans les affaires économiques et sociales, auxquelles les exégètes du Coran préfèrent de loin les questions concernant la moralité publique et la piété. Fin 2007, j’avais moi-même été honoré, dans leurs journaux, d’une campagne de presse courroucée, trois mois durant, après avoir associé les vignerons et résidents français de Meknès à une fête de la Vigne célébrant la principale activité économique de cette ville berbère, une activité qui prospérait et créait de l’emploi plus que toute autre (de fait, il faut des raisins secs pour faire un bon tajine).

Leur manque de discernement dans la gestion a paru difficilement excusable, lorsque le pays s’est enfoncé dans une crise économique (une récession de – 7%, l’an dernier) et sociale inextricable, en conséquence de la crise sanitaire et de l’effondrement du tourisme (- 65 %).  Leur lecture rigoriste de la politique, censée inscrite dans le Coran, n‘a pas résisté aux réalités. L’exposition médiatique de ces personnages archaïques mais parfois sympathiques, jointe à leur absence de contrôle et d’intérêt sur la pitance quotidienne des Marocains, ont cassé net une ascension qui paraissait irrésistible, à l’époque du « Mouvement du 20 février » – version marocaine du Printemps arabe de 2011. Ils réclamaient alors la fin de la corruption et du despotisme avec un fort écho populaire.

Le pouvoir réel s’exercera, comme toujours, dans les arcanes du Palais, dont les habitués ressemblent fort aux habiles (?) énarques français, avec un peu plus d’implication dans les affaires (au sens de ‘’business’’, s’entend). La classe politique parachève la vitrine du système de pouvoir, dans un cadre d’ensemble relativement démocratique où elle peut s’exprimer et maugréer à sa guise, sauf sur les deux tabous que constituent les attaques contre la monarchie/Commandeur des croyants ou contre la marocanité du Sahara occidental. La presse reste plurielle mais très surveillée.

Il faut reconnaître que la Monarchie se débrouille plutôt bien sur le front religieux et en matière de cohésion autour du Roi. Cela ne résout pas, au fond, les problèmes sociétaux et de développement du Royaume, mais cela crée une habilité à éviter les écueils, meilleure que dans les pays voisins. En France aussi, la monarchie est à la manœuvre. Ah oui,… pardon, je me trompe de sujet…

*21 juillet – Gardez moi de mes amis,…

Il y a peu encore, le Royaume du Maroc dispensait à la classe politique française vacances à Marrakech ou palais aux frais de Sa Majesté. C’est un pays où la chaine verticale du Pouvoir est très fragile : la légitimité et les symboles du pouvoir reposent sur un personnage unique et difficilement remplaçable, les islamistes participent au pouvoir ; le féodalisme s’accommode d’inégalités sociales criantes ; un conflit persiste à ses frontières, entretenu par un voisin qui ne lui veut aucun bien. La diplomatie française lui constitue un bouclier protecteur, lorsque ressurgit aux Nations Unies la question du référendum d’autodétermination au Sahara occidental (intégré aux trois-quart à son territoire) ou qu’une condamnation internationale le frappe pour sa pratique de la torture ou l’inanité de sa justice.
Paris est sa nounou bienveillante et protectrice.

Premier bénéficiaire de son aide publique au développement ; choyé par ses investissements ; privilégié par la multiplicité des écoles privées de langue française (qui assurent à ceux qui peuvent y accéder une vraie ascension sociale) ; adoré des touristes de l’Hexagone, le Royaume doit énormément à la France, à ses préférences, à son indulgence, à sa diplomatie. Pourquoi, alors, aller chercher auprès d’Israël les moyens de se tourner contre elle ? L’erreur paraît énorme, presque caricaturale. Quoi qu’on en dise, depuis qu’elle a été révélée par un consortium de médias, personne n’avait osé imaginer la présence de numéros du président Emmanuel Macron et de membres du gouvernement français sur une liste marocaine de cibles potentielles du logiciel d’espionnage Pegasus.

Cette cyber-arme – car s’en est une – a été offerte dans la corbeille des fiançailles de Rabat avec Jérusalem, orchestrées par l’administration de Donald Trump. Quand on la possède, on en vient à l’utiliser, forcément, non pas comme une arme de l’antiterrorisme mais comme un outil de domination dans sa sphère. Et la France, si largement ouverte et complaisante envers son voisin du Sud, s’est placée elle-même dans la sphère du Maroc, d’une certaine façon en sujette reconnaissante du Roi. Que les patrons du contrespionnage ou de la gendarmerie marocaine raisonnent en termes d’assujettissement, avec un brin de fascination pour la technologie toute-puissante de la firme NSO (liée au gouvernement d’Israël) n’est pas une grande surprise. Chez nous, les informaticiens sécuritaires auraient-ils résisté à ce genre d’aubaine ? Que le roi MVI lui-même figure sur la liste signifie, soit qu’on lui a trouvé un alibi d’innocence (victime, il ne pourrait donc pas être impliqué) ou – et c’est plus préoccupant – qu’il a été dépassé et contourné par un échelon subordonné, ce qui, dans une monarchie absolue n’est pas un signe de bonne santé. On modèrera ce constat par le fait que les listes ‘’Pegasus’’ elles-mêmes ne sont qu’un état préalable potentiel au travail d’espionnage au sein des smartphones, une intention d’intrusion, pas nécessairement la preuve d’un passage à l’acte.


L’enquête ne fait que commencer. On imagine que des échanges diplomatiques assez frais s’ensuivront, sous les lambris et les tapisseries des ambassades. Dans la cyber-guerre, on a l’habitude des ‘’feux amis’’ (faux amis ?), depuis la révélation, par Edgar Snowden, de l’espionnage pratiqué sur une gigantesque échelle, par la NSA américaine, notamment en Europe. On finira par trouver des accommodements (provisoires). Se retourner contre NSO, la ‘’racine du mal’’, avec des moyens de neutralisation discrets, serait sans doute une bonne idée. Mais elle ne peut décemment pas être exprimée – surtout publiquement – dans un blog sans prétention. Or, vous êtes à l’écoute.

* 21 mai – Migrants ou marcheurs de combat ?

Manipuler une foule pour créer un état de fait anarchique menaçant un Etat adversaire. Tout détestable qu’il soit, le procédé existe et il est appelé à devenir une arme démographique dans la panoplie des conflits géopolitiques. Il n’y a pas de décompte exact des familles ou individus expulsés de chez eux par la guerre ni, au sein de cet ensemble, de ceux qui ont été poussés, par leur propre gouvernement, à franchir illégalement les frontières de pays voisins. L’intrusion en masse n’est ni plus ni moins qu’un mode de déni du droit et de la souveraineté d’autrui. Si une bonne partie des 40 millions de nouveaux déplacés civils comptés au cours de l’année écoulée sont plutôt des victimes de violences intercommunautaires, des catastrophes naturelles comme d’idées préconçues sur le futur ‘’mirobolant’’ qui les attendrait ailleurs, beaucoup ont été trompés ou conditionnés à marcher en envahisseurs, par une gouvernance perverse. Ainsi, en 1975, la Marche verte, téléguidée par les autorités du Maroc, a eu recours à l’afflux des sujets du roi Hassan II dans le territoire sans maître (L’Espagne s’en étant retirée) du Sahara Occidental. De ce fait, près d’un demi-siècle plus tard, la question de l’autodétermination de l’ex-territoire hispanique n’est toujours pas réglée, malgré les efforts des Nations Unies. La souveraineté exercée sur une part majeure de celui-ci par le Maroc, et pour le reste par une République arabe Saharaoui largement issue des ambitions concurrentes d’Alger, n’existe que de facto et de façon conflictuelle.


Rien d’étonnant, dans ses conditions, à ce que ce soit installée une bisbille entre Rabat, qui veut interdire toute solution ‘’de l’extérieur’’, et Madrid, qui exige une autodétermination des populations. Celles-ci à l’origine limitées à quelques centaines de bédouins, ont cru depuis lors de façon exponentielle.
De là à faire le lien entre la position juridique de l’Espagne, tout à fait honorable, et le legs de sa présence maintenue dans deux enclaves tout au Nord du Rif Marocain, face à l’Andalousie et bien loin des rivages atlantiques du Sahara … et bien le pas a été franchi par le Royaume chérifien. Toujours sur le mode conquérant, une marée humaine a été activée : 8 000 marcheurs, comptant une forte proportion de jeunes, ont envahi l’enclave de Ceuta depuis le rivage, en bénéficiant de la négligence bienveillante des garde-frontalière marocains. Le ton est monté : la ministre espagnole de la Défense a dénoncé une ‘’agression à l’égard des frontières espagnoles, mais aussi des frontières de l’Union européenne’’ et Bruxelles s’est rangé au diapason. Rabat a affirmé que le refoulement brutal de ses nationaux était excessif et disproportionné, une façon de reconnaître en être à l’initiative pour. ‘’punir » sa voisine européenne.
Sans être assimilable à une ‘’agression’’ – la foule  »assaillante » n’était pas armée et elle semble avoir été encadrée – il s’agit bien d’un affreux chantage et d’un procédé hors la loi. Sur le plan humanitaire, l’épisode a fait de nombreux malheureux, manipulés puis trahis. Il a même provoqué deux noyades. Ce type de stratégie aventuriste s’avère payant auprès d’une opinion publique intérieure chauffée au nationalisme mais, à l’international, il est assimilable à une forme de piraterie. Très mauvais pour l’Image d’un pays. L’Espagne a-t-elle payé une forme de rançon politique ? En tout cas, le Maroc fait tout comme s’il avait gagné la partie : 6 000 ‘’migrants’’ infiltrés ont été expulsés au cours des derniers jours et le Maroc les a repris en charge.

Les tensions demeurent, bien sûr, et elles ressurgiront à une prochaine occasion. Quand on regarde la carte, Ceuta et Melilla paraissent bien insérées sur la côte marocaine. Les deux enclaves font partie de l’UE et comptent une population qui ne veut évidemment pas devenir marocaine. La question coloniale reste complexe. Madrid entretient à l’égard du Gibraltar britannique (clairement sur son territoire) la même frustration que Rabat vis-à-vis des miettes de la colonisation espagnole, parallèle à celle de la France. Paris à céder l’essentiel du Sahara à l’Algérie en 1965, avec pour résultat, une  »guerre des sables » entre les deux voisins maghrébins. Raison de plus pour trouver des solutions triangulaires, acceptables par les populations concernées. Un vrai défi … et aussi un casse-tête !