Sievierodonetsk est tombé, dévasté par l’artillerie, puis Lyssytchansk. L’oblast de Lougansk est désormais totalement sous le contrôle de l’envahisseur et va être russifié ; la population, chassée, triée, remplacée. Les experts militaires ne donnent plus cher de l’oblast voisin de Donetsk et présagent qu’avant l’automne, l’ensemble du Donbass sera pris par la force. C’est un tournant défavorable dans une guerre qui va connaître d’autres épisodes très durs. Le pouvoir destructeur des canons russes ne semble jamais épuisé. Celui de résistance de l’armée ukrainienne est très entamé. L’aide occidentale pourra-t-elle suivre la montée des enjeux ? On oscille entre attente, crainte et espoir.
– Ecartons d’abord l’hypothèse comme quoi l’offensive poutinienne s’arrêtera là, miraculeusement, sans que l’usure de la logistique l’y oblige. Ce serait par simple contentement d’avoir atteint un objectif militaire, même s’il n’est que partiel au regard du plan annoncé. ‘’L’affaire du Donbass réglée (comme l’a dit le dictateur tchétchène), intéressons-nous à la Pologne et aux autres’’. Le pourtour sud de la Mer noire, une fois franchi le port d’Odessa, constitue un axe d’invasion. Sur la frange-est de la Moldavie, des ‘’sabotages’’ et autres menées agitatrices sont déjà montrées du doigt par Moscou, qui y prépare le terrain. Et la région concernée, la Transnistrie, est de peuplement ethnique russe. Au-delà, c’est la Bulgarie, déjà privée de son approvisionnement en gaz, puis la Turquie et la Grèce ouvrant sur la Méditerranée. Si donc, les forces du Kremlin poursuivent plein sud, il faudra qu’Odessa tienne bon, à tout prix. L’OTAN n’aura d’autre choix que de s’investisse en Mer noire. Sans doute pas dans les eaux russes, mais dans celles de l’Ukraine : une bataille navale en ‘’mode Wagner’’, sans exhiber les insignes. Ce n’est pas léger à dire.
– Un scénario du même type demeure aussi possible au nord, autour de la Baltique, avec une revanche à saisir sur les républiques baltes – ces transfuges de l’URSS, qui accueillent de fortes minorités russophones – et sur le bloc nordique : en l’occurrence, la Finlande, frontalière sur 1300 km avec la Russie, et la Suède, de tous temps rivale de l’expansionnisme des tsars. Elles sont toutes deux coupables de rallier l’OTAN. L’enclave russe de Kaliningrad n’a jamais autant fait figure de potentiel tremplin d’agression contre la Lituanie honnie (sanctuaire de dissidents) et la Pologne (centre de gravité de la contre-poussée face à l’invasion). Désormais, la Baltique ne roulera plus des eaux calmes. Au-delà, aux portes de l’Arctique, la Norvège est prise à partie pour appliquer les sanctions européennes à la colonie russe du Svalbard, étrangère au lieu.
– Poutine ne tient pas à envahir l’Europe occidentale : il lui suffirait largement de la casser. Infliger une défaite – par impuissance – à l’Alliance atlantique et l’obliger à se rétracter géographiquement ; remettre, ce faisant, la main sur les franges russophones ou autrefois annexées de l’Empire ; briser l’image d’un Occident fort de ses principes et de son influence sur les affaires mondiales ; désoccidentaliser au passage les institutions multilatérales, avec l’aide des pays non-alignés et bien sûr de la Chine, sa paranoïa suit une logique implacable. Jusqu’où fera-t-il de son rêve un grand plan d’action épique pour imposer sa marque dans l’Histoire ? Etape après étape, le tableau d’ensemble apparaîtra et, dans ce tableau, notre vulnérabilité à la sidération et à l’accumulation des stresses constitue son arme secrète, quasi-imparable.
Dans son ouvrage, ‘’l’obsolescence de l’Homme’’, le philosophe austro-allemand, Günther Anders, désignait comme ‘’supraliminaires’’ les évènements trop immenses et effrayants pour que l’Homme prométhéen puisse les capter dans son esprit et, surtout, pour qu’il puisse mesurer les incidences apocalyptiques de leur répétition. Nous avons tous des connaissances qui se plaignent d’être saturées par l’actualité déprimante et en viennent à bouder entièrement les médias, en fait à demeurer l’esprit vide. L’Homme du Kremlin pense que son espace vital va s’accroître au rythme de notre résignation (et de nos divisions ou confusions), simplement avec le temps.
La fin du mois passe avant la fin du monde : c’est comme pour le climat : n’y pensons plus. En attendant, les vacances arrivent, enfin l’insouciance !