Etat de soupçon permanent : Montesquieu contrit, dans sa tombe

L’état permanent succèdera à l’état d’urgence. Oublié et trahi, pauvre Montesquieu !

Comment ne pas s’alerter devant le projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure »,  soumis le 7 juin au Conseil de Défense ? « Assignations à résidence, perquisitions administratives, fermetures de lieux de culte, zones de protection et de sécurité, toutes, des mesures emblématiques du régime d’exception créé en 1955 pendant la guerre d’Algérie et perfectionné par touches successives depuis les attentats du 13 novembre 2015. Comme pour rajouter une couche à l’état d’urgence, chaque nouveau scrutin semble devoir exacerber un peu plus cette bonne vieille peur venue du fond des chaumières.

L’arsenal des temps d’exception va donc être pérennisé en droit commun, moyennant quelques adaptations de forme. Et tant pis pour les règles du droit comme pour les prérogatives de nos institutions judiciaires ! Grâce au pouvoir régalien d’un président, que l’on pressent affranchi de tout contrepoids politique, sous le règne de Emmanuel Macron, l’Exécutif est parti pour prendre le pas sur le Judiciaire, en s’affranchissant simplement de la Constitution, des libertés fondamentales et de la dignité des gens. L’Esprit des lois de Montesquieu serait-t-il piétiné, la démocratie en Amérique de Tocqueville laissée aux Iroquois, le bel échevin juridique de la Vème République du Général, oublié : seul l’article 16 pourrait survivre dans l’esprit d’origine, du moins tant que le Ministère de l’Intérieur assurera la Justice (et la Législation ?), conjointement à l’Ordre.

Le Monde du 8 juin donnait à croire qu’aucune donnée personnelle ne serait plus à l’abri d’une confiscation, aucun dormeur à l’abri d’une perquisition de nuit sur décision administrative (préfectorale), enfin, qu’aucun citoyen (mal)pensant et agissant ne serait vraiment prémuni contre une interdiction de territoire * ou une assignation préfectorale à résidence, avec perte de travail et de réputation à la clé. Le Conseil d’Etat a rectifié l’opus à la marge, en réintroduisant le juge de la détention et des libertés dans le circuit des perquisitions. Ouf ! Mais, sauf nouvel amendement ou  »retoquage » par le Conseil constitutionnel, le fil conducteur demeure : dans l’état permanent, les préfets seront censeurs de leurs administrés, en vertu du principe de soupçon. Il ne s’agit pas tant de trouver le point d’équilibre entre l’attachement aux libertés démocratiques et la nécessité d’en adapter les marges à l’impératif de sécurité. La culture routière du radar flasheur va être appliquée à nos (mauvaises) intentions secrètes.

Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, dénonce, avec courage, cette « pilule empoisonnée ». Le traitement risque en effet d’être de longue durée, sans interruption possible. En effet, si un attentat survenait le jour-même d’un retour à l’état démocratique de droit, alors, quid de Jupiter ? L’application normale de la Loi Fondamentale de notre démocratie sera-t-elle renvoyée aux « jours heureux », si chers à Jean-Luc Mélenchon ? Le jour où se sera oublié tout trouble à l’ordre public, évanoui le dernier risque terroriste, dissipé le dernier soupçon préfectoral à l’égard des  »citoyens-délinquants », l’Esprit des Lois et la séparation des Pouvoirs seront-ils rétablis ? Sans doute… ou pas, c’est un rendez-vous à prendre avec l’Histoire.

Jusque là, on nous rappellera, urbi et orbi, que nos concitoyens se sentent « menacés de toute part ». On nous assurera qu’ils n’ont de cesse de voir fermement réprimé l’afflux « massif », dans notre patrie monolithique, de migrants (étrangers et musulmans, qui plus est !) forcément à l’origine des attentats. Tant pis pour ceux qui voient surtout la France des ONG et de l’Accueil solidaire se mobiliser au quotidien et pas vraiment celle, fantasmée par la place Beauvau et ses brillants hauts fonctionnaires.

Passée la longue et endormante parenthèse électorale, ne nous ne précipitons pas, machinalement, au nom du « tout sécuritaire », dans un enfermement glauque de suspicion, de confrontation, de haine civile ou religieuse recuite. Ce serait exactement ce qu’attendent de nous les jihadistes qui nous agressent ! Et aussi, sans doute, certains extrêmistes bien « de souche », comme ils disent. Toute complaisance à l’égard de leur plan, toute dissolution des valeurs de la République seraient suicidaires. N’offrons pas à ceux qui misent sur la guerre civile dans notre société, une dérive aux antipodes de l’Esprit des lois de Montesquieu, histoire juste de complaire à la paranoïa court-termiste d’une certaine haute fonction publique de l’Etat !
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    note en date du 29/06 :

En commission des lois du Sénat, le gouvernement a confirmé, le 28 juin, son intention en matière d’interdiction de mobilité. Il outrepasse, ce faisant, l’objection formulée par le Conseil constitutionnel. Les préfets détiendront ainsi le pouvoir d’interdire à une personne de circuler dans « tout ou partie du département », s’ils l’estiment nécessaire pour assurer l’action des pouvoirs publics. En revanche, l’assignation à domicile pourrait être « adoucie », avec une obligation de présentation au commissariat ou à la gendarmerie réduite à une fois par jour, de façon à ne pas entraver excessivement l’activité professionnelle.