* 23 mai – La potence et la pitance

 Ce n‘est pas la troisième guerre mondiale, encore moins le retour de la guerre froide. Nous (pays occidentaux) ne sommes pas belligérants. Nous sommes protagonistes d’une guerre de prétérition et d’exclusion d’un type nouveau. Le conflit n’est pas seulement entre la Russie (et la Biélorussie), d’un côté, l’Ukraine et les membre de l’Alliance atlantique, de l’autre : il est mondialisé. ‘’Mondialisé’’ ne veut pas dire ‘’mondial’’, la nuance a son importance. Les pays occidentaux ne sont pas suivis par les Etats émergents, qui ne leur sont pas ‘’alliés’’ et dont ils n’épousent pas (ou très mollement) la cause. Du point de vue stratégique, la moitié de l’humanité en nombre d’individus ne suit pas l’Ouest et s’abstient de sanctionner Moscou. La riposte à l’agression de l’Ukraine vise une exclusion de la Russie du système mondial multilatéral, économique, culturel et sportif. Cette stratégie consiste à ‘’user l’agresseur’’ et à l’appauvrir économiquement. Elle est, assurément, bien calibrée comme réponse à une ‘’guerre hybride’’ polyforme conduite par une puissance nucléaire (inattaquable sur le plan militaire) insérée dans la mondialisation, où se situe donc sa vulnérabilité.

Sur ce plan, les Occidentaux sont suractifs à la manœuvre. On n’a jamais tapé aussi fort, de toute l’histoire contemporaine, avec les artilleries économique, financière, judiciaire, le blocus technologique et le boycott commercial, l’interdiction des médias ‘’protagonistes’’, les restrictions à la circulation, les mesures ciblées individuelles, la paralysie des liaisons aériennes, les confiscations et, bien sûr, les livraisons d’armes à l’Ukraine dont la part d’engagement américaine compte déjà en centaines de milliards de dollars (au moins, cinq fois plus que tous les alliés réunis). Mais ils ne rallient le reste du monde pas à leurs sanctions et les trous sont nombreux dans la raquette, à commencer par l soutien chinois au régime russe.

Les Russes, placés sur la défensive, ripostent avec les atouts commerciaux limités qui sont les leurs. Ils recourent traditionnellement à l’arme énergétique, gênante à court terme, mais qui, au fond, stimule la nécessaire transition  écologique dans ce domaine.

Venant d’un bord ou de l’autre, les coups de serpe infligés aux marchés sont prodigieusement coûteux. Pour la Russie, par définition, mais en fait pour tous les acteurs économiques, compte tenu de l’impact de ces effets collatéraux, hautement perturbateurs, sur les marchés mondiaux. Le nombre de biens agricoles ou industriels en situation – présente ou prochaine – de pénurie est tel que l’économie mondiale, relancée après la pandémie, rentre en phase d’inflation et de ralentissement, la spirale de stagflation augurant, un peu partout, de répercussions longues et socialement explosives. C’est la seconde crise de l’offre créée par des politiques humaines depuis la précédente crise du Covid. Pour la partie la plus pauvre du monde émergent, l’effet indirect des sanctions signifie même la perspective de famines et de désordres sociaux dans le cours de l’année. Le Sri Lanka vient d’établir le modèle de la faillite par dépendance extérieure et aucun continent n’en réchappera.

C’est précisément par ce type de conséquences que le conflit en Ukraine est mondialisé, sans constituer pour autant une guerre mondiale. Il ne faut donc pas rester sourd à l’exaspération et à l’inquiétude de nombreux dirigeants du Sud qui craignent la survenance de révoltes sociales autour du pain, du prix des denrées alimentaires ou de l’énergie. Quand en plus, la gouvernance est médiocre, la crise constitue l’amorce d’une descente aux enfers.

Ce blog accorde de la crédibilité à la théorie des ‘’intersocialités’’ (la scène internationale animée par des contradictions sociales et inter-sociétés et non pas par un monopole des Etats en la matière), développée par le professeur Bertrand Badie. En résumé, cet éminent enseignant en sciences politiques, perçoit trois traits nouveaux dans la guerre par proxy et par exclusion livrée à l’agresseur russe :

1 – Poutine s’est enfermé dans un schéma, franchement archaïque, de conquête territoriale par la force 100 % militaire. Il ruse, ne se fie qu’à lui-même et ne se laisse pas entamer par les sanctions ni par l’isolement. En bon dictateur, il juge que la société ruse ‘’suivra’’ bon an, mal an. Sur ce point, la ‘’perception du Prince’’ devrait s’avérer faussée. Il n’avait pas pressenti le patriotisme ukrainien ni le réflexe unitaire des Occidentaux. La myopie est un handicap e stratégie.

2 – Les Occidentaux et leur réflexe d’Alliance autour des Etats Unis donnent à l’Oncle Sam une forte prééminence sur l’Union Européenne. C’est un peu un retour en arrière, mais rien d’autre ne s’avère efficace sur le plan militaire. Paris et Berlin sont soucieux de sauvegarder des canaux pour conclure, un jour, la Paix. De ce fait, le tandem franco-allemand se voit contré par les Européens de l’Est, pour qui ‘’l’heure est au combat défensif, pas à la négociation’’. Ils marchent au pas cadencé derrière Washington. Des frictions apparaissent, en perspective…

3 – L’issue de ce nouveau type de guerre ne se trouve pas dans‘’ la bataille décisive’’, mais bien dans la capacité de résilience et de cohésion des sociétés (dont les forces combattantes). De ce point de vue, nous avons surtout à craindre la ‘’colère du Sud’’, où domine la perception de l’Europe, des Etats Unis et du G7 comme ‘’Club néo-colonialiste, accaparant les ressources et l’argent’’. Le phénomène des migrations reste le principal mode d’ajustement dont on y dispose face aux détraquements de notre monde, forgé par le Nord. Dommage que les sociétés émergentes aient si peu de compassion et de solidarité envers les Ukrainiens ! Mais, que voulez-vous, nous (Occident) sommes aussi loin de la perfection.

* 26 février – Double tranchant

Sous le feu des missiles et de la piétaille russes, Kiev est en passe d’être liquidée. La résistance est héroïque, mais le jeu, par trop inégal. Les experts militaires sont unanimes : l’Ukraine ne tiendra plus très longtemps. Peut-être, une guérilla de résistants prendra-t-elle le maquis …

Plutôt assez unie, l’Europe ne trouve pas de réplique à la mesure de l’agression qui la frappe. Le président français constate que  »la guerre va durer ». S’arrêtera-t-elle aux frontières orientales de l’U.E ? Face à l’armée d’Attila, on voit mal quelle coexistence pacifique pourrait s’instaurer (du moins, en l’absence de Sainte Geneviève). Les hordes de Poutine accumulent les crimes de guerre partout où on les lance. C’est Grozny à Kiev, Lviv, Kharkiv, Marioupol et ailleurs.

Les sanctions occidentales vont mordre les économies russe et biélorusse à moyen terme, lorsque l’Ukraine n’existera plus. Elles suivront une logique de progression par étapes, crescendo. Les Américains frappent la finance russe, du moins certaines banques dont ils gèlent les avoirs chez eux (mais pas dans les paradis fiscaux) et l’utilisation du dollar. Ils hésitent encore à tarir les échanges commerciaux en expulsant la Russie du réseau interbancaire SWIFT. Les Européens, à fortiori, conscients qu’ils sont des graves retour de bâton qu’ils infligeraient à leur approvisionnement en gaz mais également, en blé, en métaux rares, en droits de survol, etc. Plus de 700 entreprises françaises en Russie se trouvent, par exemple, menacées de faillite. Que Poutine et Lavrov soient privés de leurs comptes bancaires en Occident tient de la symbolique pure. Les croit-on assez stupides pour avoir laissé leurs  »petites économies » chez l’ennemi, tandis qu’ils planifiaient leurs opérations depuis des mois sinon des ans ?

Les sanctions portant sur la technologie, l’aéronautique comme sur les besoins de refinancement de l’économie ne sont pas négligeables. Cependant, elles vont livrer la Russie à une situation de dépendance à la fois opportune, face à sa mise en quarantaine internationale, et périlleuse pour elle, à long terme. C’est une aubaine pour le régime de Xi Jinping, qui accroitra son emprise sur Moscou tout en lorgnant sur les richesses et l’espace de la Sibérie. Pékin va s’employer, bien sûr, à cacher son jeu et à jouer sur tous les tableaux.

Il y aura-t-il plus d’effet du côté des sanctions non-dites ? Celles-ci interviennent dans les sphères de l’armement (et de l’échelon d’expertise associé), du conseil et du renseignement, également des opérations de cyber-guerre, de guerre électronique et satellitaire. Elles peuvent théoriquement monter en puissance jusqu’à une mise en alerte des forces nucléaires stratégiques, avec les échanges de message qu’on imagine alors entre les protagonistes. Il s’agit, à chaque étape, de réagir fortement au franchissement de lignes rouges notifiées au camp d’en face. Ceci étant mentionné, sans soupçon, pour l’heure, qu’on en arrive là.

Protéger, le cas échéant exfiltrer le président Volodymyr Zelensky serait un vrai point marqué sur l’échiquier géopolitique. Son assassinat est – Poutine l’a bien fait comprendre – le but n° un de l’offensive en cours sur Kiev. Liquider le régime, les institutions et les bases populaires de la démocratie constitue le but de guerre n° deux. J-Y Le Drian a laissé à entendre que la France chercherait une parade. Transférer à l’abri un gouvernement ukrainien en exil serait bien le moins que puisse tenter une démocratie restée à distance des combats.

Des centaines de milliers d’Ukrainiens éprouvés et malheureux affluent aux frontières orientales de l’Europe. Précisément, dans ces régions qui voulaient s’enfermer derrière des murs pour refouler les exilés. Cette fois, les arrivants seront accueillis. Sans ironie, quelle conversion soudaine à la solidarité humaine ! Après tout, tant mieux !