* 16 mai – Les Nordiques ‘’tournent cosaques’’

Pour vivre heureux, vivons cachés… surtout pas de vagues ». Telle n’est plus la devise officieuse de la Finlande, depuis son entrée dans l’UE. Ce peuple sobre et réfléchi m’avait étonné, par sa détermination collective et sa capacité à trancher de façon pragmatique. J’avais travaillé quatre ans en Suomi / Finnland, à l’époque de l’effondrement de l’URSS et des indépendances (fortement réprimées) des républiques baltes, ses sœurs et voisines. Le Pays des Mille Lacs avait opéré, sous mes yeux, un virage à 180° vers l’Ouest, suivant sa ‘’Mère-Suède’’ sur le chemin de Bruxelles. Il y a quelques semaines, le président Sauli Niinistö et la Première ministre Sanna Marin ont décidé que leur pays rejoindrait l’Alliance atlantique et son commandement intégré, ‘’sans délai’’ (du moins qui soit imputable à Helsinki). Nouveau basculement stratégique, comme en 1991, sous le président Koïvisto et les Finlandais font à nouveau bloc, entrainant leur voisin suédois dans leur sillage (auparavant, c’était l’inverse : Helsinki avait suivi Stockholm vers l’Europe). La candidature à l’OTAN vient d’être officialisée par l’exécutif, avant une réunion du Parlement, ce jour – une simple formalité – et l’envoi de la candidature formelle au siège de l’Alliance. Lors de son sommet de Madrid, le mois prochain, elle devrait être acceptée en même temps que celle de la Suède, également ‘’ex-neutre’’. L’agression de l’Ukraine aura servi de traumatisme déclencheur, avec le constat que l’Europe centrale et nordique est menacée par la frénésie d’expansion grand-russe. De plus, l’oukase du Kremlin sur les élargissements passés comme futurs de l’Alliance atlantique on fait l’effet d’un déni de souveraineté, justifiant ce changement de pied défensif. Vladimir Poutine s’est encore tiré une balle dans le pied.

Fidèle à sa façon de rugir, le Maître du Kremlin menace de prendre des mesures ‘’ technico-militaires’’ de représailles. Celles-ci ont été amorcées sous la forme d’une coupure de l’alimentation de la Finlande en courant russe représentant 10 % de son approvisionnement. Mais la Suède va y suppléer. D’autres manifestations agressives sont à attendre (cyber-attaques, provocations en Mer baltique ou en Laponie, contraction des livraisons de bois, pressions sur les nombreuses entreprises finlandaises en Russie, etc.).

Le pays du président neutraliste Urho Kekkonen, deux fois en guerre contre l’URSS, était devenu neutre par la force des choses (une intervention parallèle à l’offensive allemande ‘Barbarossa’ pour ‘’récupérer la Carélie’’). Cela avait été consacré dans un Traité avec la défunte URSS. Ultraprudent de ne  pas irriter l’Ours – dont il se méfie, par ailleurs – il en s’est intégré en membre solide et fiable de la famille bruxelloise, en vérité en bonne recrue. Par souci de franchise et de transparence, le chef de l’Etat finlandais a préalablement prévenu Vladimir Poutine de sa décision. L’autocrate lui a signifié que la fin du non-alignement militaire finlandais était une erreur historique, ‘’puisqu’il n’y a aucune menace à la sécurité de la Finlande’’. Pas si  évident, quand les mauvais souvenirs resurgissent de l’agression lancée par Staline en 1939 (la Guerre d’hiver).

Bien que ce retournement soit entièrement de sa faute, le Maître du Kremlin n’apprécie évidemment pas du tout ce changement de pied géopolitique. Restés historiquement et pour des raisons différentes hors des alliances militaires jusqu’ici, les deux pays nordiques (la Finlande n’étant pas ‘’scandinave’’) s’apprêtent à opérer une rupture majeure dans l’équilibre stratégique européen. De fait, la Finlande possède 1350 km de frontière avec la Russie, deux fois plus que l’Alliance atlantique n’en avait jusqu’ici. L’obsession russe d’un encerclement par l’Occident va s’accentuer, du Golfe de Botnie à la mer Baltique et tout au long de la frontière de Laponie, qui deviendront une aire de friction entre les deux dispositifs militaires, composante nucléaire comprise. Ladite obsession s’avère autoréalisatrice, prouvant que faire peur et sans cesse menacer ne paie pas, à terme. Un cinglant échec ! C’est par ailleurs une aubaine pour la Norvège (que tous ses voisins rejoignent désormais dans l’Alliance) et pour les Pays Baltes, dont le bouclier protecteur s’en trouve renforcé. Quant à ceux qui imaginaient une défense de l’Europe sans les Américains, la marche européenne de l’Histoire va les contrarier…

Si le soutien des membres occidentaux de l’Alliance est par avance acquis aux deux pays candidats, un imbroglio turc, totalement inattendu, apparaît pour compliquer la donne. La politique extérieure d’Ankara procédant, singulièrement au sein de l’OTAN, de tout et de son contraire, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est mis à afficher une franche hostilité à l’entrée des deux pays nordiques. Dans ce forum, ses caprices lui valent un pouvoir de nuisance irritant. Il reproche aux Nordiques de servir d’’’auberge aux terroristes du Parti des Travailleurs du Kurdistan, répertorié comme terroriste et férocement combattu par Ankara. L’unanimité constituant la règle pour les décisions politiques des ‘’30’’, la Turquie tente de soumettre le processus à un petit chantage. Stockholm et Helsinki n’avaient eu aucune indication préalable de cette mauvaise humeur du Sultan. Sans doute, celui-ci finira-t-il par lever ses objections, non sans s’être servi de la crise en tout opportunisme. Erdogan a aussi quelques comptes à régler avec les Occidentaux et aime à les contrarier, quitte à jouer de pressions symétriques avec Moscou. Son appartenance à l’Alliance n’est ni stable, ni gratuite, à l’image d’un enfant gâté.

En tout cas,  »chapeau, la Finlande ! »

* 6 mai – La Turquie qui roule

La Turquie prend-t-elle le camp de l’Alliance atlantique, auquel elle appartient en principe, ou tourne-t-elle en roue libre ? On l’a vue ne suivre que son pur intérêt national (tel que conçu par R.T. Erdogan), en Syrie, en Libye ou face à l’Arménie. On a pris l’habitude de ses incartades au sein de l’OTAN : l’acquisition en Russie de systèmes anti-aérien S 400, conçus pour abattre les aéronefs militaires occidentaux, avait créé un sérieux malaise, il y a deux ans. Aujourd’hui, la fourniture à l’Ukraine de drones de combat turcs particulièrement efficaces contre les chars russes n’infirme pas cette analyse : Ankara fait ce qui l’arrange et, au passage, des affaires. Mais, puissance majeure de la Mer Noire, dont elle contrôle l’accès avec la Méditerranée, la Turquie est bel et bien placée sur la défensive par la poussée des troupes russes sur le pourtour de son espace maritime. Il n’est donc pas totalement neutre que la ‘’Sublime Porte’’ fournisse ses bons offices diplomatiques aux deux belligérants en accueillant leurs négociateurs. Et même, qu’elle tente d’organiser un sommet à Istanbul entre le président Zelensky et Vladimir Poutine, dont la probabilité paraît quasi-nulle, en l’état actuel du conflit. Que Kiev en arrive à s’adresser au très ambigu président Erdogan pour – vainement – tenter de conclure un cessez-le-feu et une évacuation humanitaire reflète l’inconfort d’Ankara autant que de Kiev. Pour cette dernière cela expose aussi, plus que de raison, la ‘’faiblesse humanitaire’’ propre aux démocraties et qui leur fait honneur.

Recep Tayyip Erdogan a certes critiqué l’attaque de la Russie comme ‘’inacceptable’’. Mais il s’en tient, officiellement, à une politique ‘’n’abandonner ni la Russie ni l’Ukraine’’, laquelle implique un pas en retrait dans sa relation jusqu’alors privilégiée avec l’Ukraine. Lorsqu’au premier jour du conflit, Kiev a demandé à Ankara de fermer le passage des bâtiments russes, elle s’est d’abord heurtée à un refus. Pas question d’adopter la moindre sanction contre Moscou, en effet. La voie turque choisie est étroite entre l’Ukraine, son alliée militaire, et la Russie, dont elle dépend pour ses approvisionnements en gaz et en céréales notamment.

Dès la fin-février, la Turquie a néanmoins fermé le Bosphore et les Dardanelles à tous les bâtiments de guerre, qu’ils appartiennent à des pays ’’riverains ou non de la mer Noire.’’ C’est un geste de neutralité, mais aussi une tentative pour geler le conflit dans sa dimension navale locale. Ainsi, l’OTAN ne rentrerait plus en Mer Noire et la flotte russe n’en sortirait plus. Dans le court terme, ceci avantage plutôt les opérations russes en cours. En fait, Ankara slalome entre ses multiples contradictions pour ne pas s’engager. Le gouvernement avait d’abord temporisé en expliquant que ses expert étudiaient ‘’s’il existe un état de guerre du point de vue légal’’ l’autorisant à user de ses prérogatives. C’est finalement oui : la guerre existe bien et donc la Turquie applique à la lettre les dispositions de la Convention de Montreux de 1936. Cet instrument juridique garantit la libre circulation à travers les détroits maritimes dont il lui confie la gestion. La Convention lui accorde en retour, dans son article 19, le droit de bloquer les navires de guerre en temps de conflit, sauf s’ils regagnent leurs bases.

A la fin d’avril, la Turquie a aussi clos pour trois mois son espace aérien aux avions russes à destination de la Syrie. En compliquant l’acheminement de renforts militaires (dont divers combattants arabes islamistes), depuis la Syrie qu’elle exècre, elle ‘’titille’’ Moscou. Mais tout en se gardant de le faire sur son théâtre d’opérations principal. Avant de se rendre à Moscou puis à Kiev (bombardée à l’occasion de son passage), le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, est allé tâter le terrain turc. Des intentions turques, il n’en a rien dit de particulier, ni en négatif, ni en positif. Une preuve de plus, s’il fallait que le pays d’Erdogan roule sans boussole claire … pour Erdogan. Un bon allié ?

* 25 octobre – Kavala sous les projecteurs

Depuis le fond de sa prison turque, Osman Kavala méritait qu’on s’intéresse à lui. Grâce au président, Recep Tayyip Erdogan, ce riche entrepreneur en médiation culturelle, condamné et incarcéré sans motif clair en 2013, puis à nouveau en 2016, jamais jugé mais sans cesse agoni par l’homme fort du pays, a gagné en notoriété internationale. Sa cause interpelle et elle a été promue par un chemin détourné maladroit, qui vaut d’être cité : le ‘’Sultan’’ turc a ordonné le 23 octobre à son ministre des affaires étrangères de déclarer persona non grata dix ambassadeurs occidentaux (dont sept représentant des ‘’alliés’’ de l’OTAN). Il en a exigé l’expulsion, ‘’au plus vite’’. La date de prise d’effet reste cependant un mystère. Les conséquences risquent d’e être fâcheuses pour l’image de la Sublime Porte.

Le motif invoqué : au cour des jours précédents, ces dignitaires ‘’indécents’’ avaient osé appeler à la libération de Kavala dans un communiquée commun. En 2019, la Cour Européenne des Droits de l’Homme avait jugé l’incarcération de ce défenseur des droits des Kurdes et des Arméniens sans fondement aucun et exigé sa libération. La Turquie appartient au Conseil de l’Europe (à laquelle se rattache la CEDH), mais n’y remplit pas ses obligations légales. Et, on le sait trop bien, le pouvoir turc foule au pied les droits humains sans jamais tolérer la moindre remarque étrangère, au nom de sa sacro-sainte  »souveraineté ». Du coup, il se place régulièrement dans un isolement coupable. Et il se coupe des principaux partenaires économiques de la Turquie.

C’est de la même conception de ‘’Leur’’ souveraineté que se prévalent les généraux birmans, qui lancent actuellement l’assaut contre la jeunesse de leur pays, ces étudiants qui ont dû prendre le maquis aux quatre horizons du Pays traqués par la soldatesque. La junte militaire a cassé une élection législative défavorable à ses intérêts (Erdogan a fait la même chose lors du scrutin municipal à Istamboul) et elle exterminait les militants démocrates. Cette vision du ‘’maître chez soi’’ s’accompagne d’un sentiment de propriété des dirigeants sur leur population, d’un droit surtout à disposer d’elle, à fixer son sort par la persécution voire par la mort. Cette ‘’souveraineté’’ se pratique de préférence dans l’omerta et l’impunité.

N’allons quand même pas imaginer qu’elle reste un argument légal recevable en plein XXI ème siècle !

* 6 avril – Sublime Portefeuille

Le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, sont à Ankara pour solder une période d’invectives et de contentieux due à la politique agressive de la Turquie et aux excentricités du président Recep Tayyip Erdogan. Celui-ci aurait manifesté le souhait d’une reprise graduelle des relations économiques et se montrerait prêt à marchander à nouveau l’endiguement des exilés proche-orientaux massés sur son territoire.


Le Conseil européen de mars a décidé de ne pas sanctionner la Turquie, comme il l’envisageait auparavant. Ceci répond à des signaux positifs d’Ankara, en particulier à un répit dans les tensions en Méditerranée orientale autour de la prospection gazière à proximité de la Grèce et de Chypre. De ce fait, a été ouvert un ‘’agenda positif ‘’, le motif de cette première reprise de contact directe. Les Vingt-Sept vont mettre sur la table certaines facilités de visas pour les ressortissants turcs et une offre de modernisation des règles douanières bilatérales. En termes de philosophie générale, c’est une incitation à plus de bonne volonté. Mais les contours d’une entente restent imprécis du côté européen, la France se montrant bien moins conciliante que l’Allemagne quant au degré de confiance à investir dans l’autocrate mégalomane et aventuriste. Certains Etats-membres de l’UE souhaiteraient que les deux dirigeants bruxellois évoquent le sujet de l’État de droit et des droits de l’Homme en Turquie. Ce serait le plus sûr moyen de braquer Erdogan. L’UE attend une issue pacifique des tractations sur l’exploitation des gisements off-shore renouées entre Ankara et Athènes. Elle imagine possibles quelques marques d’apaisement sur les interventions militaires d’Ankara en Libye, en Syrie ou dans le Caucase.

Mais, toute honte bue, elle a surtout besoin de la coopération monnayée d’Ankara face aux quatre millions de migrants syriens et autres concentrés en bordure de la Mer Egée. Le pacte signé en mars 2016, à l’initiative de l’Allemagne, a fonctionné en barrage efficace face aux tentatives de passage vers l’Europe. Les Européens se défaussent ainsi de leur devoir humanitaire, mais, dans l’état de repli frileux où se trouvent les opinions, ce manquement est plutôt bien compris. De son côté, Erdogan veut renégocier cet accord, qui parvient à échéance, et obtenir les précieux financements européens pour renflouer l’économie turque. On n’est pas encore dans l’entente mais le réalisme dur est de retour.

* 2 octobre – Géopolitique par la barbichette

Brèves des jours précédents

Chypre a finalement accordé son feu vert à une prise de décision du Conseil européen sur la Biélorussie et cessé de bloquer l’adoption de sanctions contre le régime de Loukachenko. Ainsi vont les marchandages au sein d’une structure collective comme celle des  »27 », où les egos nationaux conditionnent l’issue des débats. Nicosie exigeait que soit préalablement actée une condamnation de la prospection gazière ‘’musclée’’ que mène la marine turque dans sa zone économique exclusive et ses eux territoriales. Ce qui a été fait. Par conséquent, les avoirs financiers en Europe d’une quarantaine de dirigeants biélorusses – hormis Loukachenko lui-même – impliqués dans le trucage de l’élection présidentielle et la répression des manifestations populaires (pacifiques) seront gelés.

Cela ne va pas vraiment loin mais, symboliquement, marque une attention et un jugement européen sur le drame qui se déroule à Minsk. Angela Merkel a pu parler d’un « signal important » – en fait, ‘’minimum’’’ – vers ceux qui se mettent en travers de la démocratie. Le recours massif à la torture aurait dû être fortement dénoncé. La Grande-Bretagne et le Canada avaient, eux, franchi le pas bien avant. Le message reste un peu brouillé par l’imbrication des mesures sans rapport visant respectivement Minsk et Ankara.

De son côté, le président turc, Erdogan, a été invité à « saisir l’offre » (de négociations ?) des dirigeants européens’’, lesquels sont convenus de juger « avant la fin de l’année si des développements positifs ont été enregistrés », dixit Charles Michel. « Si Ankara poursuit ses actions illégales, nous utiliserons tous les instruments à notre disposition », prévient Ursula von der Leyen, Il semble en fait que la relation avec la Turquie se discutera de façon plus conséquente au sein de l’Alliance atlantique, où rien n’est gagné par avance, vu l’inconséquence des Etats-Unis. Quant aux Biélorusses, dont la dirigeante morale a reçu, de façon opportune, la visite du président français, ils doivent se dire que l’UE ne déploie pas ‘’le grand arsenal’’ pour eux. Elle tourne plutôt son regard vers Moscou, un regard excessivement géopolitique. Pour la cause de la liberté d’un peuple d’Europe, on aimerait entendre les autres peuples d’Europe s’exprimer fortement.