* 14 juin – Tristes mines

Même en sa capacité de président – ce mois-ci, encore – de l’Union Européenne, on ne l’a pas vu à Kiev. Comme si la cause des Ukrainiens s’épousait assez bien au téléphone. L’arlésienne va réapparaître et si les paramètres sont réunis, Emmanuel Macron serrera la main de Volodymyr Zelensky, tactilement. On spécule que le chancelier allemand et le président du conseil italien seront aussi de la partie. C’est la marche des ‘’prudents’’ d’Europe, ce qui n’est pas nécessairement un défaut, si l’on avance ingénieux et déterminé.

Avec des visites planifiées dans les prochaines heures à Bucarest et Chisinau, le détour en Ukraine s’imposera logiquement. S’il n’était pas fait, ce serait un véritable reniement. Répondre à la demande de Kiev concernant sa candidature à l’Union ou dissiper le malaise provoqué par son  affirmation qu’il ne ‘’faut pas humilier la Russie’’, cela aurait pu justifier un tel déplacement. Le symbole fort d’une apparition sur le théâtre de guerre ne suffit pas : il faudra que la visite recouvre aussi une utilité stratégique. Poser de telles conditions pour simplement rencontrer V. Zelensky parait un peu maniéré, plus autocentré que spontané. Autant dire que les autres dirigeants européens, qui ont se sont précipités à Kiev soutenir un peuple agressé, n’auraient effectué qu’une  »petite cuisine’’ diplomatique insignifiante, en tout cas indigne de Jupiter.

Lui porte la France volontaire pour aller sécuriser, par le truchement de sa Royale, des couloirs maritimes pour ravitailler l’Afrique. Il s’agit des centaines de millions de tonnes de céréales et autant d’engrais stockées à Odessa, dont le Sud de la planète à besoin critique pour tenter de passer l’hiver sans famine. Rappelons que, de son côté, la Russie achemine librement ses céréales (pas de sanction sur ces biens), y compris le blé qu’elle vole sans vergogne à l’Ukraine. Cet art du président français de se raccrocher tardivement mais brillamment aux rideaux tient de la parabole de l’ouvrier de la 11ème heure.  

Feux de la rampe assurés pour pas trop cher ? Non point : ce sera une tâche ardue. « Nous sommes à disposition des parties pour que se mette en place une opération qui permettrait d’accéder au port d’Odessa en toute sécurité, c’est-à-dire de pouvoir faire passer des bateaux en dépit du fait que la mer est minée », dixit l’Elysée. La Marine nationale, dans son QG d’état-major tout neuf a dû en vibrer d’émoi. Se sent elle prête à taquiner les mines ? En effet, l’Ukraine a refusé de déminer le port par crainte que les forces navales russes n’en profitent pour investir la ville, qu’elles ont déjà bien bombardée. Ces hésitations se comprennent. Paris en appelle aux Nations Unies pour suppléer et renforcer une opération tricolore audacieuse… mais lourde de risques. Et si le Charles de Gaulle et son groupe aéronaval devaient boire la tasse, où irait le blé ? Est-ce New York qui dédommagerait la Royale ? Rentrerait-on en guerre navale contre la Russie ?

En vapotant sur leur encensoir, d’aucuns diraient que l’entreprise ne manque pas d’intérêt. Attendons donc voir ! Les ‘’prudents’’ d’hier s’échauffent à l’audace, tandis que le reste du monde sifflote en regardant ailleurs. Peut-être, les alliés attendent-ils de voir de leurs yeux bien présent à Kiev et à Odessa le réélu du faubourg Saint Honoré, que Joe Biden se mette au taquet et que la grande maison de verre de New York plonge en ‘’économie de guerre’’. Ajoutons à cette liste : ‘’que le commandant en chef des armées françaises ait bidouillé un gouvernement adapté aux circonstances de sa politique intérieure … encore et toujours, ‘’l’économie de guerre’’, dans sa version démocratique, cette fois.’’

* 7 juin – Le blé des tanks 

La Russie redirige ses exportations de céréales, entravées par les sanctions, afin de remplir ses propres stocks de blé, indique le président de l’Union russe des céréales, Arkadi Zlotchevski, citant l’agence de la statistique Rosstat. ‘’Nos stocks sont d’environ 20 % plus élevés que l’an dernier. Au lieu d’approvisionner le marché mondial, on reconstitue nos stocks’’ Le potentiel exportable ‘’est d’environ 40 millions de tonnes, et nous en exporterons 36 millions jusqu’à la fin de la saison’’. L’hystérie informationnelle sur la famine à venir ne contribue qu’à faire monter les prix’’, ajoute-t-il.

La récolte en Russie, cette année, pourrait s’approcher de 120 millions de tonnes de céréales (dont 80 millions de tonnes de blé) et non pas des 130 millions prévus par le ministère de l’Agriculture. Un cinquième de stocks en plus, alors d’où provient le surplus. : de l’extérieur ? de l’Ukraine ? L’Ukraine accuse depuis plusieurs mois la Russie de voler sa production de blé. La question se pose en effet. Les réserves de blé russes augmentent sans rapport avec les moissons : Kirill Stremooussov, principal collaborateur de la Russie à Kherson, au sud de l’Ukraine, indique que du blé de cette région ukrainienne conquise par l’armée russe sest ‘’vendu’’ à la Russie et envoyé, via la Crimée, au reste du monde. Ni plus ni moins, le pillage d’un territoire tiers occupé. Il est cynique d’appeler ce recèle ‘’commerce’’. La Russie utilise la voie terrestre pour exporter son butin volé, via la Crimée, depuis Sébastopol.

L’Iran, la Turquie et la Syrie figurent parmi les acheteurs complices d’un vol, dénoncé avec force par les autorités de Kiev. L’Iran arrive, cette année, en deuxième position en termes d’achats, derrière la Turquie. L’Egypte, qui est un gros client, parait devoir se débrouiller seule, sur des marchés mondiaux très tendus. L’arrêt des exportations des céréales ukrainiennes, lié à la destruction des ports et au blocus naval, contribue à menacer la sécurité alimentaire mondiale, Kiev étant un exportateur agricole majeur dans le monde émergent (40 % du ravitaillement de l’Afrique, par exemple). Avant la guerre, l’Ukraine se plaçait en troisième exportateur mondial. Elle produisait 80 millions de tonnes de céréales et d’oléagineux par an, soit 12% du blé mondial, 15% du maïs et 50% de l’huile de tournesol. Elle exportait chaque année 65% de sa production.

La Turquie ménage, comme à son habitude, la chèvre (occidentale) et le choux (russe). Tout en profitant de l’aubaine, elle réclame la levée du blocus russe des ports ukrainiens de la Mer Noire. Ankara a ainsi offert sa médiation, en réponse à l’appel lancé par les Nations unies et qui vise à l’établissement de corridors maritimes sécurisés pour exporter les céréales ukrainiennes. Cela n‘a rien débloqué.

L’Ukraine et les pays occidentaux accusent Moscou de bloquer les ports ukrainiens, ce que réfutent les responsables russes. Ils imputent la crise aux ‘’conséquences des sanctions internationales’’ prises contre leur pays. En langage clair, ils pourraient desserrer l’étau si l’Occident levait ses restrictions ou si l’Ukraine devenait russe. A ces conditions, ils pourraient exporter  »des quantités importantes d’engrais et d’autres produits agricoles ». Un chantage de plus, celui-là au préjudice des pays du monde émergent, anxieux d’éviter la famine de leurs populations à échéance des prochains mois. Dans ces conditions, l’Ukraine s’est mise le mois dernier à exporter, par voie terrestre depuis la Roumanie voisine, la part encore disponible de ses céréales. Selon les estimations, sa production serait déjà amputée d’un tiers. De plus, l’acheminement par voie ferrée s’avère difficile, du fait de la différence de gabarit des essieux. Face au risque de pénurie et de crise humanitaire, encore aggravé par l’arrêt des exportations indiennes, la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva a lancé la formule : « La guerre en Ukraine signifie la faim en Afrique’’.

L’Union européenne voudrait bien faire quelque chose pour débloquer les ports ukrainiens, où s’amassent des millions de tonnes de céréales et matières premières privées de débouchés. Il faudra tout d’abord expliquer aux gouvernements du Sud qui est l’affameur … ça ne mange pas de pain. La France avait convoqué en mai une réunion du G 7 destinée à aider Kiev à exporter sa production de céréales. On a tourné autour de l’idée imprécise d’un fonds de soutien aux consommateurs du Sud. Le ministre allemand de l’Agriculture y avait dénoncé un vol « répugnant ». C’est vrai, c’est en plus une violation du droit de la guerre, néanmoins, pas la première, qu’y faire ?  Hormis envoyer le Charles de Gaulle se faire couler en Mer Noire, peut-être devrait-on plafonner les prix du blé à l’exportation.  Mais ni les céréaliers du Middle West, ni ceux de la Beausse ne seraient prêts à jouer le jeu. Le constat est que le blé est devenu une arme de panification massive.

 * 6 juin – ‘’Humiliation’’ : quel sens ? 

Les médias nous montrent les canons Caesar à l’œuvre sur le champ de bataille du Donbass. Ce n’est certes pas une jouissance mais quand même une petite fierté. Six obusiers auto-tractés seulement, ça ne va pas renverser le cours de la guerre : c’est quand même une contribution à la défense de millions de civils agressés. En Roumanie, la France a pris le commandement de la force de l’OTAN composite qui veille sur la frontière de la Moldavie. Si Odessa tombe, elle aura à élaborer un plan de défense ‘’autour » de ce petit pays sans défense. L’armée de l’air s’est installée dans les pays baltes, à proximité du dispositif russe. Le Pays de Voltaire est bien un protagoniste vigilant.

Mais son président souhaite apparemment entretenir une longueur d’avance sur les autres protagonistes et sur les belligérants. Depuis le 24 février, il se serait entretenu au total plus de cent heures avec Vladimir Poutine. Il persévère, sans induire le moindre effet sur la rage du dictateur russe, on le sait, hélas. Non : c’est à une ‘’autre Russie’’ et à ‘’un autre Poutine’’ que s’adresse sa stratégie. Il ne pause plus en Jupiter mais en Jean l’Evangéliste, annonçant le grand basculement apocalyptique (apocalypse, en grec signifiant ‘’vision’’) dans le Royaume du Père. En l’occurrence, ce serait plutôt l’heure d’une Paix à conclure à l’horizon d’un futur lointain et certainement hypothétique. Fraichement réélu par son peuple, le Maître des horloges guerrières, se veut, en politique extérieure, visionnaire.  Le problème est qu’il le proclame trop : par deux fois, il a appelé les acteurs du monde à ‘’ne pas humilier la Russie’’.

Choc et fureur pour tous ceux qui s’escriment à ‘’ne pas se laisser écraser par la Russie’’. L’Ukraine et, derrière elle, l’Europe orientale se disent outragées par cette mansuétude bienveillante  à l’égard d’un agresseur en posture de guerre totale au Donbass. Ne se moque-t-on pas, à Paris, des milliers de morts de cette offensive ? N’est-ce pas la France elle-même qui s’humilie par des propos trahissant la cause qu’elle dit soutenir ? On pourrait parler d’une énorme bourde, pas tant, en fait, dans une recherche de sortie de guerre à cogiter. Ce qui disqualifie ces déclarations, c’est leur exécrable timing, l’absence de psychologie et le fond de cynisme qu’elle font apparaître, l’incapacité du président en exercice de l’Union européenne à se rallier les autres dirigeants européens à ses vues, la perte de crédibilité que tout ceci inflige à la diplomatie française. Car on aurait du mal à imaginer que, même en grève, les diplomates du Quai d’Orsay valideraient une si grosse bévue. Au lieu de cela, on va chercher d’anciens chefs militaires français au sein de l’Alliance pour nous expliquer – bizarrement – le sens du mot ‘’humilié’’ (sommes-nous à ce point illettrés ?).

Que ce soit sous Clémenceau ou sous la résistance, personne, dans le camp des défenseurs, ne s’était fort apitoyé  sur la dignité perdue de l’Allemagne. Il n’empêche qu’il y a eu un Aristide Briant et un Charles de Gaulle pour travailler à réparer la paix des vainqueurs sans (trop d’) inutile humiliation. Mais ceci, après que les armes se soient rues, pas auparavant. Le négociateur américain, John Holbrook, a parlé en toute dignité avec Milosevic, de la Paix en Bosnie, avant que celui-ci expie ses crimes en prison (humilié, suicidé ?). Il faut savoir exprimer ses idées dans le bon ordre et, surtout, écouter ses subordonnés, ses partenaires et alliés. Sans quoi, on perd la face et c’est  »humiliant ».

1er juin – Pétrole au noir et spéculations roses

Nous y sommes : la ‘’guerre du pétrole’’ a été lancée hier par l’Europe. Mais avec des dérogations, des trous dans la raquette. Quant à la ‘’guerre du gaz’’, on ne sait pas trop ; on verra plus tard : on préfère n’y plus penser. Ainsi, les chefs d’Etat et de gouvernement européens se sont péniblement mis d’accord, à Bruxelles, pour couper la route des  pétroliers russes, qui ne seront plus invités dans leurs ports. On nomme cela le ‘’sixième paquet de sanctions’’ contre l’agression russe en Ukraine.  Le paquet n’est pas très bien ficelé mais, faute de mieux, il nous est présenté comme ‘’emblématique’’.

En fait, il tient surtout de la demi-mesure. La Hongrie obtient une dérogation totale, qui va lui permettre de jouir d’un naphte russe bradé avec 30 % de remise via ‘’l’oléoduc de l’amitié’’. Bel avantage sur ses voisins, qui eux sont surtaxés par les marchés américain et saoudien. Qui plus est, si son ravitaillement par voie terrestre venait à se tarir (la Russie ayant son mot à dire sur le sujet), Budapest pourra rétablir à son seul profit, la voie pétrolière maritime. Comme quoi l’‘’illibéralisme’’ et le mépris des libertés sont payants : bravo Viktor ! Les voisins de la Hongrie – sauf la Pologne – bénéficient, eux, de transitions sur plusieurs années. On est certes protagonistes face à Moscou, mais pas au point de consentir quelques sacrifices à la cause. Comme signalé, le flou épais entretenu autour des livraisons de gaz russe manifeste, qu’on ne veut pas aller trop loin. ‘’Messieurs de Gazprom, tirez les premiers !’’ ‘’Pschhhhit !

L’Europe se sent victorieuse quand elle parvient à sortir une décision plus ou moins consensuelle en ménageant des portes de sortie à ceux de ses membres cabrés dans l’obstruction. Il faut reconnaitre qu’à 27, ce n’est pas si mal. Elle fonctionne mieux que les Nations Unies à 196 membres, en tout cas. Il lui manque cependant un rien d’opportunisme. Sans être sûr de vraiment punir la Russie, au point de la faire flancher dans son ‘’opération spéciale’’, le doute est permis. Les souffrances de la population russe ne pèsent pas dans l’équation. Bruxelles ne met nullement en avant l’occasion unique qui se présente d’adapter l’Europe à la sobriété énergétique. Le Green Deal lancé l’an dernier devient presque tabou et les énergies carbonées semblent retrouver tout leur attrait. Ne nous faisons trop d’illusion : à l’heure du manque, le principal souci des gouvernements – mais pas tous – est de rassurer le consommateur-électeur : ‘’tu auras tout ton saoul de gaz et de charbon, en attendant d’être branché sur l’atome’’. Le quinquennat sera rétro-écologique ou ne sierra pas.

Lorsque, le 21 novembre 1806, Napoléon a lancé un contre-blocus continental frappant l’importation de produits britanniques en Europe pensait-il sérieusement provoquer l’effondrement du Royaume Uni ? En fait, il n’est même pas parvenu à bloquer, en sens inverse, le flux d’importations dont l’économie anglaise avait besoin pour prospérer dans le monde. Plus proche de nous, les sanctions décrétées en 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée et de la première offensive sur le Donbass, ont-elles empêché Moscou de préparer méthodiquement l’agression du 24 février 2022 ? Que penser aussi des sanctions fort anciennes contre l’Iran et la Corée du Nord ? Ont-elles fait tomber ces régimes ? Ont-elles bloqué leurs programmes nucléaires ?

L’instrumentalisation belliqueuse de l’économie repose sur une interprétation faussée du monde : les mauvais sujets internationaux seraient coincés dans une dépendance irréversible à l’égard des marchés occidentaux. Dans les faits, des débouchés et des fournisseurs de substitution permettent toujours d’y remédier. Les mesures restrictives prises par l’Europe et les Etats Unis n’ont d’ailleurs pas d’effet d’entrainement sur les pays du Sud, dont certains règnent sur des ressources très stratégiques. Les armes, le pétrole s’écoulent par des réseaux parallèles ou clandestins, comme l’a illustré l’opération ‘’Pétrole contre nourriture’’ sous Saddam Hussein. Sans nier qu’à son début, l’embargo porte un coup à l’économie de celui qui la subit, reconnaissons que l’impact en est reporté sur la population générale et non sur les forces armées ou policières. Avec le temps, l’impact des sanctions est amorti par une réorientation des flux financiers et marchands. Bref, le blocus, ça ne marche pas longtemps.

Joe Biden a affirmé, hier encore, que le but des Occidentaux n’était pas de reverser le régime de Poutine, ni même son chef. C’est conforme au droit. Espérons surtout que c’est un pieux mensonge qu’on lui pardonnera d’ailleurs. Comment croire une seconde que le maître du Kremlin ira un jour à Canossa confesser ses péchés et indemniser l’Ukraine ? Un seul des dirigeants majeurs de l’Axe, a-t-il, plaidé coupable en 1945 ? C’est sans doute tout aussi naïf d’escompter une victoire militaire totale contre la seconde armée du monde (nucléaire, qui plus est). Reste l’espoir d’un sursaut de la société russe, espoir qui nous ramène à des spéculations roses sur la chute du trône de Poutine… voire à finalement négocier, avec le grand coupable, une paix qui ne sera sans doute ni toute rose, ni définitive. La paix par la realpolitik ?

* 23 mai – La potence et la pitance

 Ce n‘est pas la troisième guerre mondiale, encore moins le retour de la guerre froide. Nous (pays occidentaux) ne sommes pas belligérants. Nous sommes protagonistes d’une guerre de prétérition et d’exclusion d’un type nouveau. Le conflit n’est pas seulement entre la Russie (et la Biélorussie), d’un côté, l’Ukraine et les membre de l’Alliance atlantique, de l’autre : il est mondialisé. ‘’Mondialisé’’ ne veut pas dire ‘’mondial’’, la nuance a son importance. Les pays occidentaux ne sont pas suivis par les Etats émergents, qui ne leur sont pas ‘’alliés’’ et dont ils n’épousent pas (ou très mollement) la cause. Du point de vue stratégique, la moitié de l’humanité en nombre d’individus ne suit pas l’Ouest et s’abstient de sanctionner Moscou. La riposte à l’agression de l’Ukraine vise une exclusion de la Russie du système mondial multilatéral, économique, culturel et sportif. Cette stratégie consiste à ‘’user l’agresseur’’ et à l’appauvrir économiquement. Elle est, assurément, bien calibrée comme réponse à une ‘’guerre hybride’’ polyforme conduite par une puissance nucléaire (inattaquable sur le plan militaire) insérée dans la mondialisation, où se situe donc sa vulnérabilité.

Sur ce plan, les Occidentaux sont suractifs à la manœuvre. On n’a jamais tapé aussi fort, de toute l’histoire contemporaine, avec les artilleries économique, financière, judiciaire, le blocus technologique et le boycott commercial, l’interdiction des médias ‘’protagonistes’’, les restrictions à la circulation, les mesures ciblées individuelles, la paralysie des liaisons aériennes, les confiscations et, bien sûr, les livraisons d’armes à l’Ukraine dont la part d’engagement américaine compte déjà en centaines de milliards de dollars (au moins, cinq fois plus que tous les alliés réunis). Mais ils ne rallient le reste du monde pas à leurs sanctions et les trous sont nombreux dans la raquette, à commencer par l soutien chinois au régime russe.

Les Russes, placés sur la défensive, ripostent avec les atouts commerciaux limités qui sont les leurs. Ils recourent traditionnellement à l’arme énergétique, gênante à court terme, mais qui, au fond, stimule la nécessaire transition  écologique dans ce domaine.

Venant d’un bord ou de l’autre, les coups de serpe infligés aux marchés sont prodigieusement coûteux. Pour la Russie, par définition, mais en fait pour tous les acteurs économiques, compte tenu de l’impact de ces effets collatéraux, hautement perturbateurs, sur les marchés mondiaux. Le nombre de biens agricoles ou industriels en situation – présente ou prochaine – de pénurie est tel que l’économie mondiale, relancée après la pandémie, rentre en phase d’inflation et de ralentissement, la spirale de stagflation augurant, un peu partout, de répercussions longues et socialement explosives. C’est la seconde crise de l’offre créée par des politiques humaines depuis la précédente crise du Covid. Pour la partie la plus pauvre du monde émergent, l’effet indirect des sanctions signifie même la perspective de famines et de désordres sociaux dans le cours de l’année. Le Sri Lanka vient d’établir le modèle de la faillite par dépendance extérieure et aucun continent n’en réchappera.

C’est précisément par ce type de conséquences que le conflit en Ukraine est mondialisé, sans constituer pour autant une guerre mondiale. Il ne faut donc pas rester sourd à l’exaspération et à l’inquiétude de nombreux dirigeants du Sud qui craignent la survenance de révoltes sociales autour du pain, du prix des denrées alimentaires ou de l’énergie. Quand en plus, la gouvernance est médiocre, la crise constitue l’amorce d’une descente aux enfers.

Ce blog accorde de la crédibilité à la théorie des ‘’intersocialités’’ (la scène internationale animée par des contradictions sociales et inter-sociétés et non pas par un monopole des Etats en la matière), développée par le professeur Bertrand Badie. En résumé, cet éminent enseignant en sciences politiques, perçoit trois traits nouveaux dans la guerre par proxy et par exclusion livrée à l’agresseur russe :

1 – Poutine s’est enfermé dans un schéma, franchement archaïque, de conquête territoriale par la force 100 % militaire. Il ruse, ne se fie qu’à lui-même et ne se laisse pas entamer par les sanctions ni par l’isolement. En bon dictateur, il juge que la société ruse ‘’suivra’’ bon an, mal an. Sur ce point, la ‘’perception du Prince’’ devrait s’avérer faussée. Il n’avait pas pressenti le patriotisme ukrainien ni le réflexe unitaire des Occidentaux. La myopie est un handicap e stratégie.

2 – Les Occidentaux et leur réflexe d’Alliance autour des Etats Unis donnent à l’Oncle Sam une forte prééminence sur l’Union Européenne. C’est un peu un retour en arrière, mais rien d’autre ne s’avère efficace sur le plan militaire. Paris et Berlin sont soucieux de sauvegarder des canaux pour conclure, un jour, la Paix. De ce fait, le tandem franco-allemand se voit contré par les Européens de l’Est, pour qui ‘’l’heure est au combat défensif, pas à la négociation’’. Ils marchent au pas cadencé derrière Washington. Des frictions apparaissent, en perspective…

3 – L’issue de ce nouveau type de guerre ne se trouve pas dans‘’ la bataille décisive’’, mais bien dans la capacité de résilience et de cohésion des sociétés (dont les forces combattantes). De ce point de vue, nous avons surtout à craindre la ‘’colère du Sud’’, où domine la perception de l’Europe, des Etats Unis et du G7 comme ‘’Club néo-colonialiste, accaparant les ressources et l’argent’’. Le phénomène des migrations reste le principal mode d’ajustement dont on y dispose face aux détraquements de notre monde, forgé par le Nord. Dommage que les sociétés émergentes aient si peu de compassion et de solidarité envers les Ukrainiens ! Mais, que voulez-vous, nous (Occident) sommes aussi loin de la perfection.

* 10 mai – Quand on ressort Hitler et la Shoah

‘’Zelensky, comme Hitler, a du sang juif et c’est le cas aussi de plusieurs dirigeants de l’Ukraine … d’ailleurs les pires persécuteurs des Juifs sont généralement Juifs’’.

On voit rien qu’à sa tête que M. Sergueï Lavrov n’est pas un intellectuel raffiné, mais, lorsqu’il parle aux médias, c’est encore pire. La remarque du ministre russe des affaires étrangères a outré le judaïsme mondial. Ce dernier a de plus mentionné une vingtaine de nationaux israélien accusés de participer aux activités du  »camp ennemi » (l’Ukraine). Lavrov s’est donc attiré une vive réaction de la part du gouvernement israélien. Yaïr Lapid, l’homologue du Russe, a fustigé un langage ’scandaleux, impardonnables et une horrible erreur historique’’. Mais la tirade russe n’est pas aussi balourde qu’elle en a l’air. Les propos antisémites du ‘’yesman » de Vladimir Poutine n’étaient pas gratuits : ils contenaient un élément de mise en garde à l’intention de l’Etat hébreux. Moscou a remis le couvert dans un long texte diffusé sur la chaîne Telegram : ‘’Le gouvernement israélien actuel soutient le régime néonazi à Kiev’’. Aucun remord, donc, aucune velléité d’arrondir les angles…

Pourtant Moscou et Jérusalem se ménageaient jusqu’alors. Israël tient à contrebalancer les penchants russes pour les autocraties moyen-orientales qui lui sont hostiles et, concrètement, à sauvegarder quelques accès aériens au ciel syrien (pour tenir à distance l’Iran), ceci, en dépit du contrôle qu’y exerce l’armée russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Etat juif maintenait d’ailleurs un profil bas et prudemment neutre. Mais quel intérêt il y avait-il alors, pour Moscou, à caricaturer et manipuler l’histoire de la Shoah ?

Sans pouvoir enquêter dans la tête du Tyran, y a là toute une gamme de raisons : la narration révisionniste de ‘’l’opération spéciale’’ contre les nazis deviendrait plus convaincante en y incorporant l’antisémitisme russe atavique ; le lien fort d’Israël avec les Etats Unis et l’Europe ‘’ennemis’’, jusque dans les technologies militaires ; le blocage des renforts islamistes syriens en partance pour l’Ukraine (initiative turque où l’on devine peut-être la main de l’Etat juif) ; le jeu syrien d’influence à Moscou ; les liens personnels nombreux de Juifs ashkénazes avec l’Ukraine et leur solidarité ; les sanctions économiques …

On peut aussi y voir, finalement, l’effet de la névrose guerrière, toute binaire, qui réduit tout à la dichotomie : ‘’si vous n’êtes pas dans notre camp, vous êtes dans le camp ennemi’’. Ce serait aussi une forme d’avertissement pour l’Inde et la Turquie. Mais, au niveau d’un chef de diplomatie, l’insulte – surtout raciale – est, en dernière analyse, le signe d’une régression mentale, l’indice d’une faillite politico-militaire inscrite en filigrane dans l’avenir.

Alors, tant mieux !

* 6 mai – La Turquie qui roule

La Turquie prend-t-elle le camp de l’Alliance atlantique, auquel elle appartient en principe, ou tourne-t-elle en roue libre ? On l’a vue ne suivre que son pur intérêt national (tel que conçu par R.T. Erdogan), en Syrie, en Libye ou face à l’Arménie. On a pris l’habitude de ses incartades au sein de l’OTAN : l’acquisition en Russie de systèmes anti-aérien S 400, conçus pour abattre les aéronefs militaires occidentaux, avait créé un sérieux malaise, il y a deux ans. Aujourd’hui, la fourniture à l’Ukraine de drones de combat turcs particulièrement efficaces contre les chars russes n’infirme pas cette analyse : Ankara fait ce qui l’arrange et, au passage, des affaires. Mais, puissance majeure de la Mer Noire, dont elle contrôle l’accès avec la Méditerranée, la Turquie est bel et bien placée sur la défensive par la poussée des troupes russes sur le pourtour de son espace maritime. Il n’est donc pas totalement neutre que la ‘’Sublime Porte’’ fournisse ses bons offices diplomatiques aux deux belligérants en accueillant leurs négociateurs. Et même, qu’elle tente d’organiser un sommet à Istanbul entre le président Zelensky et Vladimir Poutine, dont la probabilité paraît quasi-nulle, en l’état actuel du conflit. Que Kiev en arrive à s’adresser au très ambigu président Erdogan pour – vainement – tenter de conclure un cessez-le-feu et une évacuation humanitaire reflète l’inconfort d’Ankara autant que de Kiev. Pour cette dernière cela expose aussi, plus que de raison, la ‘’faiblesse humanitaire’’ propre aux démocraties et qui leur fait honneur.

Recep Tayyip Erdogan a certes critiqué l’attaque de la Russie comme ‘’inacceptable’’. Mais il s’en tient, officiellement, à une politique ‘’n’abandonner ni la Russie ni l’Ukraine’’, laquelle implique un pas en retrait dans sa relation jusqu’alors privilégiée avec l’Ukraine. Lorsqu’au premier jour du conflit, Kiev a demandé à Ankara de fermer le passage des bâtiments russes, elle s’est d’abord heurtée à un refus. Pas question d’adopter la moindre sanction contre Moscou, en effet. La voie turque choisie est étroite entre l’Ukraine, son alliée militaire, et la Russie, dont elle dépend pour ses approvisionnements en gaz et en céréales notamment.

Dès la fin-février, la Turquie a néanmoins fermé le Bosphore et les Dardanelles à tous les bâtiments de guerre, qu’ils appartiennent à des pays ’’riverains ou non de la mer Noire.’’ C’est un geste de neutralité, mais aussi une tentative pour geler le conflit dans sa dimension navale locale. Ainsi, l’OTAN ne rentrerait plus en Mer Noire et la flotte russe n’en sortirait plus. Dans le court terme, ceci avantage plutôt les opérations russes en cours. En fait, Ankara slalome entre ses multiples contradictions pour ne pas s’engager. Le gouvernement avait d’abord temporisé en expliquant que ses expert étudiaient ‘’s’il existe un état de guerre du point de vue légal’’ l’autorisant à user de ses prérogatives. C’est finalement oui : la guerre existe bien et donc la Turquie applique à la lettre les dispositions de la Convention de Montreux de 1936. Cet instrument juridique garantit la libre circulation à travers les détroits maritimes dont il lui confie la gestion. La Convention lui accorde en retour, dans son article 19, le droit de bloquer les navires de guerre en temps de conflit, sauf s’ils regagnent leurs bases.

A la fin d’avril, la Turquie a aussi clos pour trois mois son espace aérien aux avions russes à destination de la Syrie. En compliquant l’acheminement de renforts militaires (dont divers combattants arabes islamistes), depuis la Syrie qu’elle exècre, elle ‘’titille’’ Moscou. Mais tout en se gardant de le faire sur son théâtre d’opérations principal. Avant de se rendre à Moscou puis à Kiev (bombardée à l’occasion de son passage), le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, est allé tâter le terrain turc. Des intentions turques, il n’en a rien dit de particulier, ni en négatif, ni en positif. Une preuve de plus, s’il fallait que le pays d’Erdogan roule sans boussole claire … pour Erdogan. Un bon allié ?

* 4 mai – Diversion extrême-orientale

Il y a un mois, plusieurs navires militaires russes avaient été repérés au sud-est du cap Soya, au nord d’Hokkaido. A l’issue d’exercices en mer d’Okhotsk, ces bâtiments lance-missiles et de transport de matériel militaire avaient franchi le détroit de Tsugaru entre Hokkaido et Honshu. Certains ont alors procédé à des tirs de missiles sur Etorofu et  Kunashiri, deux îles Kouriles du Sud occupées par la Russie en 1945, fermement  revendiquées par Tokyo. En plein conflit sur la Mer d’Azov, où elle a perdu un croiseur anti-aérien et un navire de transport, détruits par les forces ukrainiennes, la marine russe adopte une posture d’intimidation à l’égard du Japon. Comme pour signifier à Tokyo, qui s’est aligné sur les sanctions occidentales,  qu’elle est à même de mener bataille sur deux fronts, simultanément, aux antipodes. Déjà, au pic de la guerre froide (qui fut chaude dans cette région lors du conflit coréen), les Forces d’Auto-défense japonaises s’étaient trouvées confrontées à la perspective d’un débarquement de l’Armée rouge à Hokkaido (paradoxalement la  »bombe » d’Hiroshima et Nagasaki a levé cette hypothèque).

La 7e flotte américaine mène, certes, toujours  des exercices aux côtés des Forces maritimes japonaises d’autodéfense, mais Washington et Tokyo doivent compter, en plus, avec les provocations nucléaires et balistiques de la Corée du Nord. Pyongyang a procédé à 15 tirs de missiles depuis le début de l’année et un septième essai nucléaire pourrait intervenir bientôt. Les Etats Unis sont aussi confrontés aux prétentions de l’Armée populaire de Libération chinoise de faire de la mer du Japon, comme de celle de Chine du Sud, une mer fermée interdite aux marines occidentales. Tout cela fait déjà beaucoup.

L’USS Abraham Lincoln et son groupe aéronaval croisent dans ce théâtre de tensions. Escadres américaine et japonaise face à la flotte russe d’Extrême Orient : la mer du Japon pourrait devenir le front de diversion d’un conflit européen qui s’étendrait depuis la mer d’Azov et la Mer Noire jusqu’à celle du Japon.

Les tirs de missiles russes hypersoniques ‘’Kalibr’’ dans son environnement immédiat ont de quoi rendre l’archipel nippon nerveux. Pour rendre plus explicites encore ses intentions inamicales, Moscou a mis fin, depuis l’invasion de l’Ukraine, aux discussions bilatérales sur un Traité de paix entre les deux puissances visant à clore le passif de la seconde guerre mondiale. Le fond d’hostilité demeure. Tokyo n’a jamais été si proche de l’Alliance atlantique.

Palpable en Europe, en Afrique, dans le Pacifique, la menace russe n’est pas qu’une affaire régionale. De l’attitude de la Chine et de l’Inde peut dépendre que la guerre ne s’étende pas de l’Europe à l’Eurasie entière. Les offensives de diversion, d’ouverture d’un  »front secondaire » tournent souvent au pugilat général. Cette bonne vieille brute de Lavrov aime évoquer la  »troisième guerre mondiale » à nos portes. Alors, n’y croyons pas !

* 28 avril – Le pour et le contre

Sous la pression de la guerre en Ukraine, l’Union européenne a accepté – avec une bonne part d’improvisation – d’accueillir la candidature de ce pays à rejoindre ses rangs ainsi que celles de la Géorgie et de la Moldavie. Dans le principe, tout au moins. De façon un peu théâtrale, la présidente de la Commission européenne l’a annoncé à Kiev, le 8 avril, aux côtés du président Zelensky, très demandeur en la matière. Autant dire que Bruxelles a choisi de taire la logique de l’économie et le prérequis d’une adaptation longue et complexe justifié par les écarts systémiques majeurs entre les 27 et ces trois pays. L’Europe s’est, au contraire, concentrée sur les défis qu’elle affronte au regard de l’Histoire et de la géopolitique. C’est audacieux, puisqu’ il en va de la justice et de la paix future … et risqué, car cette ambition sera trop complexe à réaliser.

Techniquement, une entrée effective dans le marché intérieur, dans les institutions bruxelloises et dans les bénéfices des politiques communautaires associées n’est pas pour demain, ni d’ailleurs pour après-demain. Inévitablement, l’invitation à rejoindre le club génèrera des déceptions dans ces trois pays menacés par la Russie. Leurs gouvernements se résoudront mal à la longue patience et à la  »soumission » qui va être requise d’eux.

Dans le contexte de crise européenne et mondiale où se trouve l’Union, face au Covid, à la Russie, à l’emballement du dérèglement climatique et aussi aux deux défis illibéral et populiste, Bruxelles a multiplié les nouvelles priorités, toujours dans une optique d’approfondissement de l’Union mais pas de son élargissement. Ce doit être l’un ou l’autre, car le cumul des deux signifierait l’implosion de l’édifice, tant le ciment reste fragile entre les 27. L’incorporation de douze nouveaux membres au cours des deux dernières décennies reste lourde à digérer. L’Union ne saurait donc se surcharger encore et se réinventer en même temps.

Le langage des instances bruxelloises est d’ailleurs subtilement opportuniste. A Kiev, Ursula von der Leyen a mentionné ‘’l’Ukraine marchant vers un avenir européen’’, le genre de langage pieux et ‘’psy’’ que l’on tient aussi à la Turquie, à la Serbie et aux autres fiefs isolés des Balkans. On ne voit guère la présidence française – fraichement réélue et, pour un mois encore, incarnant celle de de l’Union – pousser à la roue pour convoquer une négociation complète, par secteurs, avec Kiev, Tbilissi et Kichinev. Son titulaire sera d’ailleurs le dernier des dirigeants occidentaux à faire le voyage dans ces capitales. Hélas !

 En fait, l’urgence faisant loi, les Européens adoubent un Etat de 44 millions d’habitants en tant qu’’’allié militaire officieux’’ (hors-OTAN). On le sait pourtant frappé par un conflit séparatiste et, surtout, en guerre pour longtemps avec son voisin-ogre oriental. Qui plus est, il est actuellement ravagé par les bombardements et quasi-détruit. Sa reconstruction prendra peut être une génération entière.

Le journaliste de géopolitique et député européen, Bernard Guetta, le constate franchement :  ce ‘’oui’’ concédé aux Ukrainiens comporte le risque d’importer dans l’Union un conflit non résolu. Engagée aux côtés de l’Ukraine, l’Europe pourrait se découvrir, à son cor défendant, partie prenante dans les termes de la Charte des Nations Unies, bien plus qu’alliée extérieure et soutien. Le  »bonus » de l’adhésion serait de se retrouver plongée dans une guerre livrée sur son propre territoire. Ce n’est pas, bien sûr, ce qu’escomptent les 27. Bernard Guetta conclut : ‘’Nous mettons, oui, le doigt dans un engrenage suicidaire mais, sauf à jouer les autruches, à fuir nos responsabilités et à renoncer à défendre la démocratie, nous ne pouvions pas tourner le dos aux Ukrainiens… mais comment relever maintenant le défi que nous nous sommes lancé ?’’.

Ce blog ratifie totalement. Trouvera-t-on, alors, un chemin intermédiaire, par exemple en faisant miroiter une réconciliation générale, à vrai dire assez théorique, au sein d’une  »Confédération européenne » à cercles de coopération concentriques. C’est ce qu’avait évoqué François Mitterrand (sans succès), après la chute du mur, en 1989. L’Ukraine y trouverait rapidement un arrimage politico-militaire, mais, plus tard aussi, la Russie, une garantie contre la vengeance et l’auto traumatisme de la défaite. L’époque s’y prêterait mieux que celle du triomphe occidental contre Moscou. Conclusion : ‘’courage et discernement de long terme ! Gardons-nous surtout des options politiques simples et tranchées ». Si elles peuvent paraître sexy dans l’instant, c’est pour la bonne et seule raison que notre jugement aura été pris en défaut sur le plus long terme. Subtile, non ?

* 27 avril – Malbrough s’en va-t-en guerre

La guerre s’étend rapidement, c’est incontestable. Quelle guerre ?

(1) Celle commencée par une agression gratuite contre l’Ukraine, qui se reconcentre sur le Donbass et le littoral de la Mer noire jusqu’aux frontières de la Moldavie. (2) Celle qui conduit Moscou à bombarder les entrepôts d’armes livrées à Kiev, lesquels incluent désormais des blindés, de l’artillerie lourde, des drones, des missiles et des radars… peut être même quelques avions de combat Mig 29. (3) Celle qui coupe brutalement les livraisons de gaz à la Pologne et à la Bulgarie pourtant dépendantes à 90 % du fournisseur russes. (4) Celle qui voit ‘’disparaitre’’ soudainement des oligarques et chefs militaires russes atterrés, comme nombre de leurs compatriotes, par la fuite en avant de Poutine et qui cherchent à s’évader de l’étouffoir. (5) Celle, enfin, qui se joue dans les médias pour brouiller les esprits … 

Un brouillard mental se lève autour de l’Ukraine : sommes-nous sur le point, comme Serguei Lavrov nous en accuse, de lancer pour ce pays une troisième guerre mondiale, nous autres Occidentaux qui répétions en chorus ‘’ne pas vouloir mourir pour Kiev’’ ?

Il y a quand même un peu de ça, semble-t-il, lorsque Antony Blinken et Austin Lloyd, les chefs de la diplomatie et de la défense des Etats-Unis, paradent à Kiev avec Volodymyr Zelensky en affirmant fièrement que « L’Ukraine croit clairement qu’elle peut gagner et c’est aussi le cas de tout le monde ici. Nous allons continuer à remuer ciel et terre pour pouvoir les satisfaire’’.  Les livraisons d’armes gagnent en volume comme en puissance (cinquante blindés anti-aériens ‘Guepard’ allemands, douze canons de 155mm français ‘César’, drones turcs en sus de l’arsenal lourd et du renseignement américains).  Même si cela reste loin de l’effort quantitatif de Washington, la participation européenne est adaptée au plan qualitatif à la grande bataille qui s’engage au Sud-est. En Bulgarie, les détachements pilotés par le Royaume Uni sont sur le qui-vive, alors que  les troupes russes se rapprochent. De même, en Roumanie, les militaires français stationnés à la frontière de la Moldavie pourraient avoir à faire face à l’armée russe stationnée, juste un peu plus à l’est, en Transnistrie occupée. Mais tout cela, contrairement à ce qu’affirme certains esprits faibles ou rusés, ne fait pas de l’Occident un ‘’cobelligérant’’, une puissance ‘’en guerre contre la Russie’’.

Certains de nos politiciens ou de nos médias oublient un peu vite le droit de défense légitime – et collectif – qu’ouvre une agression caractérisée comme l’a subie l’Ukraine. Aussi longtemps qu’elle n’aura pas été remplacée, la Charte des Nations Unies reste la règle cardinale en matière de guerre et de Paix. Son Chapitre VII prévoit, en cas d’agression et de menace à la Paix, des mesures coercitives. Le Conseil peut alors recourir à des mesures militaires ou non militaires pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. La guerre de Corée a été menée sur cette base juridique par les forces des Nations Unies. Les casques bleus ont aussi recouru à la force, dans la guerre de Bosnie.

L’article 51 de la Charte prévoit le droit de légitime défense individuelle = = ou collective = =, dans le cas d’une agression armée contre un Membre de l’Organisation des Nations Unies.

L’agression et l’identité de l’agresseur – la Russie – ont été constatées par l’Assemblée générale des Nations Unies. Ceci, même à deux occasions successives. Dès lors, l’Ukraine ne doit pas être considérée comme belligérante à parité de responsabilité avec la Russie. Kiev – et elle seule – use de son droit à défendre sa souveraineté et son intégrité territoriale, conformément à la Charte. Même en cas de violation du droit humanitaire de la part de ses défenseurs, son droit à l’auto-défense reste irrévocable (ce qui n‘exonère pas les auteurs d’avoir à rendre des comptes). D’ailleurs, en sa qualité de démocratie, le pays agressé manifeste un comportement général conforme à l’état de droit et au respect des civils.

Moscou, de son côté, transgresse  toutes les normes admises du droit et de la civilisation. Mettre au ban ce comportement, stopper cette agression ne sont possibles que par un usage croissant de la force, au service du droit.  C’est le principe de la défense collective, celui qui guide l’action actuelle des démocraties. Mais il n’y aura jamais de paix juste si le bluff de Lavrov sur ‘’une troisième guerre mondiale’’ devait paralyser le devoir de défense collective de l’Ukraine. Le risque à prendre existe, c’est vrai, mais éviter une ‘’paix injuste’’ représente un pari nécessaire sur l’avenir. Ni l’Europe ni les Etats Unis ne sont ‘’cobelligérants’’. Mais ils sont totalement dans les règles internationales dans leur rôle de ‘’co-défenseurs’’.

* 15 avril – Soupçons de gaz

Antony Blinken, qui n’est pas un farfelu, soupçonne le régime de Poutine de commencer ou de s’apprêter à utiliser des gaz de combat pour  »nettoyer » les bastions retranchés de l’armée ukrainienne, là où celles-ci maintien encore des îlots de résistance : au Donbass et le long du littoral. Rien n’est prouvé mais la tactique russe pourrait être de mixer armes lacrymogènes et agents chimiques prohibés, pour progressivement  »durcir » son cocktail tueur. La tentation d’emploi d’armes de destruction massive concerne des usines métallurgiques entourant Marioupol et divers autres installations industrielles abritant combattants ukrainiens et populations civiles assiégés.

Le niveau de sauvagerie manifesté par l’assaillant ne présage d’aucune retenue en la matière. De plus, les Etats-Unis sont en possession de renseignements sensibles, qu’ils gardent pour leur usage.

Toujours est-il que le gouvernement de Volodymyr Zelensky se montre prudent et n’accuse pas, pour l’heure, la partie russe d’avoir franchi le Rubicon. Kiev appelle seulement à une enquête internationale sur la question. Il convient qu’elle ait lieu et que les inspecteurs de l’Organisation d’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) opère sur le terrain et dans la durée. Dans une précédente brève, nous avions vu comme cette grave transgression des lois de la guerre conduit inexorablement aux destructions extrêmes. Pourvu que Blinken se trompe !

* 11 avril – Quel état du monde, demain ?

Comment décrire la possible débandade du monde de  »l’après-mondialisation » ? On ne pourra pas faire revivre les excellentes chroniques d’André Fontaine, reflets d’une autre époque. Essayons de taire nos sensibilités en prenant quelque distance d’avec la dramaturgie russe actuelle.

Dans quel état archaïque, néanmoins inédit et dangereux, le monde est-il désormais embarqué à notre cor défendant ? Est-ce une époque qui n’a pas encore de nom (Thanatocène) ? La question russe a toujours été source de tracas pour l’Occident. Le retour de Moscou à une posture agressive et même guerrière crée une lourde hypothèque sur l’avenir du régime Poutine comme sur celui du Nord de la planète. ‘’Cet homme ne peut pas rester au pouvoir !’’, la supposée gaffe de Joe Biden est en fait pétrie de bon sens. Plus qu’à la médiocre performance de la seconde armée du monde, l’incertitude tient surtout à l’apathie du peuple russe. Il se réveillera, mais pas nécessairement sous la bannière de la démocratie pacifique. La surenchère nationaliste pourrait tout aussi bien saisir la scène moscovite et conduire au rejet de l’Autocrate-Espion, dès  lors qu’il se révèlera perdant. L’instinct de vengeance de la base populaire et militaire pourrait lui survivre pour des décennies. A échéance perceptible, la cassure être les deux hémisphères du monde industrialisé s’en trouvera béante.

– L’offensive russe contre l’Ukraine réveille l’Occident de la torpeur qui l’engourdissait depuis vingt ans. Les vieilles démocraties réalisent être les cibles haïes du régime de Poutine, ce qu’elles avaient refusé de voir depuis la fin de la guerre froide. Elles perçoivent soudain un risque d’écroulement de tous les progrès du système international qu’avait engrangés les institutions multilatérales au cours de la seconde moitié du XXeme siècle : sortie du condominium bipolaire de la guerre froide; avancées du droit et de la justice internationaux; consolidation de l’Union européenne depuis la chute du Mur et le Traité de Lisbonne; expansion (modérée) du modèle démocratique et de l’Etat de droit; recul de la faim et de la maladie dans le monde émergent; mondialisation présumée porteuse de paix et de stabilité par la vertu des interdépendances liant les sociétés entre elles; révolution numérique censée éloigner les populations de l’ignorance et des théâtres de conflit.

La parenthèse de l’après-guerre froide s’était refermée le 11 septembre 2001. Vingt et un ans plus tard, les réminiscences de la seconde guerre mondiale ont fait fortement ébranlé les démocraties, mais elles seules. L’héroïsme des défenseurs de l’Ukraine et le charisme de V. Zelensky à plaider leur cause auprès des Occidentaux ont galvanisé les démocraties comme jamais par le passé. S’y est ajoutée la sidération face à la sauvagerie comportementale de la soldatesque russe, cause d’une tragédie humanitaire sans précédent. L’unité politique occidentale (européenne, transatlantique et bipartisane aux Etats-Unis) résistera-t-elle à l’épreuve du temps ?

– L’issue de la confrontation dépendra pour une grande part de l’attitude ambivalente  de la Chine, entre alliance idéologique avec Poutine et contre l’Occident et partenariat de raison avec l’Ouest, dans la sphère économique. Autre facteur à observer de près, la soudaine et impressionnante unité d’action de l’Union européenne (rejointe par le Royaume Uni) passera-t-elle le cap de la mobilisation sans retomber dans les anciennes ornières des chipoteries sur les accès nationaux aux énergies, le coût d’une défense collective, l’OTAN, la dette, les transitions, etc ? Ces choix pèseront sur l’issue du ’’conflit d’un autre âge’’ (le 19 ème siècle) déclenché autour de l’Ukraine. Dans la durée, on peut avoir quelques craintes. Cette guerre va durer, les Occidentaux y seront de plus en plus impliqués. La mondialisation cèdera-t-elle alors la place à un cloisonnement en blocs, hostiles sur fond de nouveau système mondial dégradé, qui ne sera en fait  »mondial » que par ses tensions et ses inégalités.

Le retour de la menace russe sur le continent n’a pourtant pas (encore) dissipé l’attrait de la dictature populiste ni les fantasmes xénophobes et autarciques. Le premier tour des présidentielles françaises paraît, à ce point de vue, immune de toute réflexion sur le populisme et ses vertiges guerriers. Marquée par toutes les tares du siècle passé, la guerre livrée aux démocraties aura forcément, sur le long terme, des retombées géostratégiques imprévues. Le recours à l’atome, tant craint mais plus probable, serait de nature à dessiner une future carte du monde entièrement centrée sur le Sud de la planète et sur des régimes politiques ‘’tribaux’’ très musclés. Certains en viendraient à s’affronter autour des dépouilles pantelantes du Nord.

La généralisation des sanctions, de plus en plus dures, le plus vaste et rigoureux programme jamais mis en œuvre entre Etats rétrécit l’espace de collaboration indispensable à un retour de la Paix. Cela a commencé par une confiscation étendue des actifs financiers de l’Etat agresseur, se poursuit par une assistance militaire et logistique croissante fournie – hors OTAN – aux combattants ukrainiens, jusqu’à la saisie des juridictions internationales compétentes en matière de crimes de guerre.  Sous la pression de l’opinion publique, les grandes entreprises, se sont résignées à suivre plus ou moins volontairement le mouvement, en se séparant de leurs actifs en Russie.

Certains spécialistes des relations internationales parlent de ‘’géopolitisation de la mondialisation’’, ce qui n’est pas très précis. Au minimum, les Nations Unies, l’OMS et les traités de libre-échange, la justice internationale, les doits humains et le régime de non-prolifération seraient éjectés du tableau. Le coût de la guerre ainsi que l’impact des sanctions sur l’économie mondiale va accentuer l’inflation, la crise énergétique et alimentaire, et fragmenter les marchés. En termes de guerre ou de paix, le recentrage du système international autour des nouvelles puissances émergentes (Chine, Inde, Brésil, Turquie, Arabie saoudite, Israël, Iran…) et le déclin corolaire des ‘’anciens Grands’’ livrera le monde à une suite de querelles entre régimes autoritaires.

Il faut la gagner vite, cette fichue guerre d’Ukraine… et surtout proprement !