Comme pour le COVID, les bouleversements provoqués à travers le monde par l’agression russe en Ukraine nous incitent à tenter d’imaginer »le jour d’après ». Quand les armes se seront tues (ou quand le virus sera apprivoisé, à l’instar de la grippe), faudra-t-il croire naïvement que, par enchantement, la Paix (ou la Santé) reviendra, comme avant ?
Non , bien sûr ! Pour l’Occident, le fil-conducteur aura glissé d’une guerre par procuration – sans la »faire » au sens strict, mais en l’alimentant par tous les canaux possibles – à une sorte de pénombre brumeuse. Les relations Est-Ouest croupiront dans un mélange d’hostilité, de méfiance et de rancœur tumultueuse, à travers une Europe cloisonnée en blocs autarciques et furieusement nationalistes. Sur une plus grande échelle, ce sera les Balkans au lendemain de la guerre de Bosnie, incapables de tourner la page. S’ouvrira alors une ère de confrontation molle, à mi-chemin entre »drôle de guerre » et »guerre froide parsemée de pics de crise ». Même à supposer qu’on aura heureusement pas atteint le stade terrifiant de la conflagration nucléaire, le nombre de morts et de victimes accumulés de part et d’autre rendra la réconciliation impossible avant longtemps. Et si Vladimir Poutine ou un de ses clones trônait encore au Kremlin ? Une Russie, même saignée à mort et demandant l’armistice, continuerait à dominer un immense espace stratégique au cœur du continent euro-asiatique, avec un mauvais état d’esprit. Ses blessures lui dicteraient une envie de vengeance. Celle-ci pourrait même engouffrer son »mentor » chinois dans diverses formes de confrontation réellement mondiale, sans que Pékin l’ait voulu, du moins au départ.
Dans cette »opération militaire spéciale » en Ukraine (son nom officiel), les démocraties pourraient perdre beaucoup, elles aussi. Tout d’abord, le système des Nations Unies, ses agences spécialisées (développement, faim et agriculture, télécoms, culture, petite enfance, droits humains, climat et biodiversité, etc.). Tout cela n’y survivrait sans doute pas. L’OMS et la régulation du commerce international n’aurait plus aucun objet. Tous les pays industrialisés seraient, au bout de quelques mois, quelques années, appauvris, déstabilisés économiquement et socialement. Privé de blé, de maïs et aussi d’attention, beaucoup d’Etats émergeants connaîtraient la famine et ne seraient plus aidés contre les calamités naturelles. Il est probable que l’Afrique noire sombrerait dans une anarchie sanglante, celle où le grand Moyen-Orient se trouve déjà.
Il est nécessaire de revenir sur un point : le pays le plus peuplé du monde, champion du commerce extérieur et des réserves de change, devrait impérativement assumer ses responsabilités face à la marche chaotique du monde. Ceci implique clarté et franchise quant à ses intentions. Et ce ne sont pas vraiment les qualités innées de Xi Jinping. En livrant à Moscou les blindés, les drones d’attaque, l’attirail de guerre électronique que Poutine lui demande avec insistance (y compris les lignes de crédit afférentes), le Parti communiste chinois se donnerait les moyens de rendre plus cruelle et plus durable encore cette guerre injuste en Ukraine. L’ambigüité chronique du régime chinois l’amène à soutenir totalement Poutine dans son discours intérieur (une »alliance dure comme le roc »), tout en menant un jeu assez trouble, sur la scène internationale. Probablement, le Bureau politique a relève avec irritation la suite d’erreurs tactiques et de fautes d’analyse qui embourbe le dictateur du Kremlin dans un conflit suicidaire. Et il est tout aussi probable que la direction chinoise y voit également une aubaine pour lui marchander son aide et exiger en retour d’importantes contreparties s’il veut qu’on lui maintienne la tête hors de l’eau, sans plus. Pékin cherche à contrer discrètement les sanctions qui frappe la Russie, sans s’exposer aux mêmes punitions et sans rompre avec ses clients d’Occident. Le beurre et l’argent du beurre et la duplicité en sus !
Lors d’une récente rencontre sino-américaine entre conseillers de haut niveau, Yang Jiechi et Jack Sullivan se sont entendus sur un seul point : il faut continuer à se parler. Sur le fond, Washington a fait passer sans ménagement le message suivant : »si vous décidez de compenser les pertes de la Russie, vous vous exposerez vous aussi aux mêmes sanctions qu’elle ». De son côté, Yang a disserté, de façon filandreuse, sur »la nécessité de prendre en compte les contextes historiques en Europe et en Asie ». Tiens, tiens,… il serait donc question de mettre dans la balance les cas parallèles de l’Ukraine et de Taiwan ! … ces deux rejetons d’empires dont ils se sont émancipés ! Plus précis, le Global Times de Pékin martèle que »Washington n’a pas le droit de dicter à Pékin une conduite sur la Russie et l’Ukraine » … ni »de renoncer à livrer des armes à Moscou ou à tout ce qui pourrait dégrader ses relations avec la Russie ». C’est bien plus clair : l’Ukraine est passée aux pertes et profits. Aussi, le prochain bras de fer va tourner autour de la proposition peu aimable »si tu nuis à la Russie, je nuirai à Taiwan » … à ceci près, évidemment, que Taiwan n’a jamais agressé personne.