L’Ourson géo n’a pas été très politique, récemment. Il était en contemplation devant un petit être humain – une toute petite sirène – née dans la tanière: « quelle merveille, se disait-il, en réalisant que lui, l’Ourson, était bien gros désormais pour inspirer un tel diminutif affectueux. Le miracle de la vie qui éclot rend plus insoutenable encore les atteintes haineuses à d’autres vies, des vies qui ne demandaient qu’à prospérer au bonheur. Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien au franc-parler, chroniqueur au Washington Post, assassiné par les autorités de son pays à Istambul, le 2 octobre, personnifie bien la victime qui accable ses bourreaux. N’en déplaise à la Délégation Générale aux Armements(DGA), qui révère le Prince-héritier commanditaire de l’affaire comme son meilleur client et à, l’export, on sait bien que le client est roi.
– Notre présidence française s’oblige à plus de hauteur de vue. Trois semaines après l’exécution sordide, qui avait semé une tornade de réactions en Occident, Emmanuel Macron a, lui aussi, parlé.Il s’est réservé le mot final, celui qui reste dans les mémoires, assurément. Il a copieusement enguirlandé les journalistes de France 24 (un média qui « force son ordre du jour » sur l’Elysée, comme on le sait), puis il s’est engagé à « rester en lien avec les partenaires internationaux », au cas désagréable où quelque sanction serait envisagée par ceux-ci. « Pure démagogie », une telle velléité ! Avec une position aussi tardive et aussi vigilante, nul ne doute que Riyad doit s’attendre à des foudres françaises, essentiellement sous la forme de canons Caesar, de blindés et autres munitions aériennes, etc. qui continueront à affluer dans ses arsenaux, imperturbablement.
La position commune européenne et les clauses du Traité onusien sur le commerce des armes (CTA) nous imposaient d’arrêter d’être complices de crimes de guerre au Yémen, ce, dès 2015. L’Allemagne annonce arrêter bientôt ses ventes. Sans doute aussi, le Royaume Uni. Washington est passé aux sanctions. Le Parlement Européen rappelle solennellement aux règles de non-fourniture à des Etats en guerre contre des populations civiles. Fi du droit international (qui doit d’ailleurs beaucoup de ses instruments aux initiatives de notre diplomatie), la vocation universelle de la France au service de la Paix et des peuples victimisés, est toute spécifique. Il s’agit d’encaisser des commissions et des profits, là où nos concurrents n’osent plus aller. L’important est de clamer – comme le font magnifiquement la DGA et ses industriels – « priorité va à la sauvegarde de l’emploi »! La ministre des armées, Mme Florence Parly, a avancé, devant le Parlement, que nos équipements n’ont connu « aucune utilisation au Yémen ». En ânonnant le mantra commercial de nos ingénieurs de l’armement, la ministre se superpose étrangement à Riyad expliquant n’avoir erradiqué que des terroristes (aucun civil, pardi !), à Taef comme à Sanaa, et n’avoir dépéché une escouade de tueurs en Turquie que pour l’agrément d’une conversation avec M. Khashoggi ! La vérité officielle, agréablement habillée et maquillée, est tracée à l’encre sympathique sur une masse de dollars pas nets. L’INSEE devrait plancher sur l’élaboration d’un taux d’homicide de civils innocents étrangers par tranche de 1000$ d’armement « made in Patrie des droits de l’Homme » (cela s’entend hors de nos vraies alliances, qui, elles, doivent être soutenues). A en observer les fluctuations, on se découvrirait meilleur que la concurrence. Ca redresserait le moral de Thales, Dassault, Dexter, et autres bons samaritains de l’emploi.
– Où veut donc en venir l’Ourson (et son avatar humain, d’ailleurs) ? C’est simple : un petit crime sordide est « pain béni » pour cacher un bien plus grand massacre. L’affaire Khashoggi va être scellée par des négociations de dessous de table. Le sultan turc, bien en pointe dans l’accusation, sera le mieux servi. L’Amérique ne s’oubliera pas, non plus. Mais le Prince-héritier passera le cap et surmontera ses vexations d’amour propre. Il pourra stipendier qui l’accuse et faire taire qui le gêne. Pas de « seconde naissance évangélique », d’éveil soudain à la vertu à attendre, en ce qui le concerne. La tempête se calmera et notre président pourra se féliciter que la justice saoudienne – bien connue pour sa qualité – ait suivi son cours exemplaire, « cours exemplaire » rimant avec « regain des affaires ».
– Quid, alors, des quelque 10 millions de victimes de la guerre du Yémen, privées d’alimentation, de refuge et de soins, des orphelins innombrables à la rue sous les bombes, des hôpitaux en ruines où s’entassent des blessés et malades d’épidémies, sans espoir de guérison ? Est-ce bien mérité pour ce magnifique pays, de si ancienne culture et que les Saoudiens détruisent systématiquement aujourd’hui, tandis que les Emirati le démembrent pour s’y tailler un protectorat. Ces derniers, qui opèrent sur le terrain, soumettent la population, en s’appuyant sur les jihadistes d’Al Qaeda dans la Péninsule arabe (AQPA)! Rien que ça ! Et nous qui, comme AQPA, conduisons régulièrement des manœuvres militaires avec les forces emirati…
– En fait, l’Ourson géo, encore une fois, n’a rien compris. D’abord il ne faut pas trop croire dans le droit (ni dans la justice) : voyez le discours de certains politiciens français… voyez les droits des naufragés en Méditerranée, ceux des fugitifs du règlement dit de Dublin, ceux des familles bloquées à tout jamais dans les « camps » du Sud de la Méditerranée où l’UE externalise son dispositif d’endiguement. Tout cela n’empêche nullement de livrer des armes à la Turquie et à des pays du Maghreb qui renvoient, manu militari, les pauvres âmes errantes au fin fond du Sahara, sans leur laisser beaucoup de chance de survie.
Au fond, pourquoi pleurer sur les Yéménites ? On a tenu en France une belle conférence internationale, pour eux, au printemps, qui n’a rien changé à leur sort. Une campagne de l’ACAT et d’Amnesty International pour la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les conséquences de nos livraisons d’armes à l’Arabie et aux EAU a rencontré un vrai écho dans la classe politique et le soutien d’un petit groupe de députés d’obédiences diverses. La commission des Affaires étrangères bloque la démarche, sans justification autre que celle que l’on devine. Merci à sa présidente ! Ca fait déjà beaucoup pour sauver les apparences ! Notre complicité dans des crimes de guerre est sans doute plus évidente dans l’ancienne « Arabie heureuse » qu’au Rwanda dans les années 1990. Mais, par chance, nos partenaires sont tellement plus polis que l’Ourson : ils taisent le sujet… pour le moment du moins. Merci, M. Khashoggi d’avoir, bien involontairement, contribué à détourner notre regard vers vous et pas tous les autres et à sauver, ainsi, la face à nos bienveillants marchands de canons, fers de lance de la diplomatie française !
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